Une histoire alambiquée

Judith pesta. Énervée, le bonnet de travers et les manches relevées, elle contemplait l’ampleur du désastre. Une fumée âcre s’élevait d’un genre de chaudron plutôt particulier : son ouverture était assez étroite, et sa matière luisante. Il était noir comme de la suie, posé sur les braises du foyer – un foyer également peu commun, qui tenait plus de la forge de campagne que de l’honnête cheminée à chenets que l’imaginaire collectif place dans les chaumières inquiétantes des sorcières compétentes. Un peu plus loin gisait une flasque qui déversait son contenu sur le sol en glougloutant joyeusement.

« Ben y’a pas vraiment de raison d’être joyeux », commenta Judith, tandis que le liquide déversé par la flasque s’attaquait au carrelage dans une ébullition enthousiaste. Il bouillonnait sa joie d’être libéré du carcan oppresseur de son contenant en courant à fines bulles le long des joints des carreaux de céramique.
Alors que l’opératrice se proposait de calmer violemment tous ces gais épanchements à grands coups de pelletées de cendres, il se passa ce qui se passe toujours quand on est très occupé et qu’on n’a pas encore inventé le téléphone : on toqua à la porte.

« Salut, Judith ! Dis, j’étais venu te demander un service, je peux entrer ? »

Forcément, dans ces moments-là, on panique un peu et on peut se tromper tout à fait innocemment. Il est par exemple parfaitement imaginable de se retourner brusquement la pelle à la main et, voyant la cendre partir, de chercher à la rattraper en allongeant prestement les bras. C’est un geste malheureux qui peut arriver, avec des conséquences qui peuvent être fâcheuses, notamment quand la tête du visiteur se trouve dans la trajectoire. Il faut donc reprendre ses esprits et évaluer correctement la situation. Bon, le visiteur étant par terre, allongé par un coup de pelle chargé de potasse, il ne tombera pas plus bas. Sauf si évidemment le carrelage continue à être creusé au vitriol. Enfin c’est pas vraiment du vitriol, c’est du… Enfin bref, c’est pas le moment pour de l’identification, il faut le neutraliser. Pas neutraliser le visiteur, c’est déjà fait. Neutraliser le liquide, qui est parti pour desceller tout le carrelage du séjour dans un élan de bonhommie qui fait pourtant plaisir à voir. Le neutraliser avec, par exemple, la potasse qui est sur la figure de… qui c’est ? Il a le visage plein de poussière, comment le reconnaître ? Non, attends, j’ai le vitriol qui… C’est pas le plus important. Donc, il faut récupérer la potasse rapidement sur le visiteur pour la mettre sur l’acide. Réfléchis vite et bien, Judith. Je crois en toi. Ni une ni deux, Judith va donc quérir de quoi amener, par gravité, les particules de cendres en contact intime avec le liquide bouillonnant : la bassine d’eau de vaisselle qu’elle se proposait de filer au cochon, et qu’elle déverse donc hardiment sur la bobine inerte de …
« Tiens donc, Hyacinthe ? Tu es réveillé ?
– Remeuneuh brôôôô.
– Oui, moi aussi je suis contente de te voir, mais la prochaine fois que tu entres, éloigne-toi de la porte, je n’ai pas eu l’occasion de changer le carreau depuis la dernière fois. »

Il faut en effet préciser que la porte d’entrée était ordinairement pourvue d’un carreau de verre destiné à bien séparer l’intérieur de l’extérieur, comme disent les mathématiciens topologues. Mais la semaine précédente, une expérience de projection extra-corporelle avait un peu trop bien réussi et avait quelque peu fait voler en éclat ces notions élémentaires de dedans-dehors en projetant le corps de Denis Chouppard à plus de 114 lieues à l’heure par la porte. Laquelle, n’ayant pas eu la présence d’esprit de tourner sur ses gonds, avait dû céder sa vitre et la priorité à un Denis visiblement trop pressé pour actionner la poignée. A sa décharge, l’esprit de Denis, à cet instant totalement séparé de son corps, était resté à proximité du tube de fonte dans lequel Denis avait été invité à insérer la tête pour cette expérimentation de projection extra-corporelle. Et sans esprit, le corps manque d’un à-propos suffisant pour ne serait-ce que s’essuyer les pieds sur le tapis, alors ouvrir décemment une porte, pensez donc.

– Gnémalalatête.

– Oui, alors pour ça, il faut bien s’hydrater… J’ai la nette impression que tu me regardes de travers. Oui, mais l’hydratation, c’est l’eau en usage interne, la bassine ne compte pas. »

Quelques minutes plus tard, Hyacinthe était allongé avec un linge humide sur les yeux, dans l’obscurité la plus totale et sous les yeux d’une Judith dont le visage profitait de l’invisibilité temporaire pour faire toutes les grimaces exprimant le remords et la contrition.

Leçon d’informatique pour mon fils

Mon grand, tu a commencé la programmation en Python. Excellent choix, vraiment. Ce n’est pas celui que j’aurai fait, mais uniquement parce que je suis un vieux grincheux qui fait de l’urticaire devant des espaces signifiants.

Tu a commencé à programmer un jeu de type plate-forme en 2D, et c’est très bien. Et pour arriver à cela, tu as commencé à penser aux déplacements de ton personnage. Ainsi donc pourvu de ton but, tu as redécouvert :

L’intégration numérique.

Ca claque, comme nom, hein ? Ca en jette, c’est stylé.

Mais on ne sait pas ce que c’est.

Alors, pour déplacer, mettons un bonhomme, sur un écran, on peut le déplacer par bonds. C’était la première méthode utilisée dans les jeux vidéo, c’est le truc le plus intuitif. Quand j’appuie sur la flèche droite, j’ajoute, mettons 5, à sa position horizontale, et puis c’est marre. Quand j’appuie sur la flèche gauche, j’enlève 5 et on a fait les 2 côtés à la même vitesse et puis voilà.

Ca marche très bien, et ça donnait ce délicat mouvement hyper saccadé et ingérable des mauvais premiers jeux vidéos.

L’autre possibilité, c’est que l’appui sur une touche ne modifie pas la position du bonhomme, mais sa vitesse. Et là c’est autre chose. Là on fait de l’intégration numérique.

Qu’est-ce que la vitesse ? Hé bien, la vitesse, c’est la distance que tu parcours en une seconde. C’est une distance divisée par un temps. 1 mètre par seconde, qui fait donc 60 mètres par minute, soit 3,6 km/h pour peu qu’on sache multiplier par 60.

Donc, quand tu appuies sur une touche, tu donnes la vitesse de ton personnage. Et quand tu arrêtes d’appuyer, formidable, tu ne donnes plus la vitesse à ton personnage. Sa vitesse évoluera selon des paramètres extérieurs, comme la texture du sol, par exemple. Dans la colle il s’arrêtera vite, sur une patinoire… ça mettra plus de temps. Bon, au pire on mettra des murs pour ne pas qu’il traverse le niveau « Reine des neiges » en 5′ 7.

Très bien, me diras-tu fort justement, mais comment transformé-je cette vitesse en position sur l’écran ? Parce que moi, observeras-tu, je dois afficher mon bonhomme à une certaine position qui bouge tout le temps, pas à une certaine vitesse globalement constante.

Et oui. Et donc, à chaque image, on veut transformer une vitesse – qui est une distance divisée par un temps, en distance (une coordonnée, c’est une distance par rapport à un point de référence). Et pour transformer une distance divisée par un temps en distance pas divisée, et bien… il faut multiplier par ce qu’on divise, c’est à dire un temps. Une vitesse multipliée par un temps, c’est une distance ! J’ai nagé une demie heure à 2,4 km/h, ça fait 2,4 km/h * 0,5 h = 2,4 km/h * 1/2 h = 1,2 km/h*h = 1,2 km tout court ! J’ai nagé 1,2 km.

A chaque image, donc, tu ajoutes à la position de ton personnage sa vitesse, multipliée par le temps écoulé depuis l’image précédente. Cette opération de multiplication par le temps écoulé s’appelle une intégration numérique.

L’intégration numérique est la base fondamentale de la simulation sur ordinateur. Cette idée de multiplier une vitesse par un temps s’applique à beaucoup, beaucoup de grandeurs physiques. Un poids sur une surface, c’est une pression, par exemple. Une pression multipliée par une surface va donc pouvoir te ramener à un poids, ce poids probablement à une masse, et cette masse, via la densité (c’est une masse divisée par un volume), te donnera un volume, par exemple.

Le secret, c’est qu’à chaque image, entre deux courts instants, la vitesse va pouvoir évoluer. Et ces variations de vitesse seront ainsi appliquées à la position, qui intégrera conséquemment toutes ces variations. Elle intégrera toutes ces variations… C’est une intégration… Et comme ce n’est pas fait avec des formules mathématiques, mais directement avec les nombres, c’est une intégration numérique.

C’est ça, l’intégration numérique : c’est appliquer par petits bouts toutes les modifications quand elles apparaissent, pour les intégrer dans le résultat final. C’est ce que tu fais quand tu appliques la vitesse à la position de ton bonhomme de jeu vidéo…

Allez, zou, au turbin !