Romantisme et mycoses 6

« Dis donc, ça va être long avant de se revoir.
Lui – Tout à fait.
Elle – Très long.
Lui – Très très long.
Elle – Une éternité.
Lui – Une infinité d’éternités.
Elle – Le mois prochain, quoi.
Lui – Le.. Le mois prochain ? »
Elle m’avait dit le mois prochain. Impensable. Il lui avait fallu trouver de quoi prendre un billet, gérer son travail pour pouvoir se libérer, trouver un mode de garde pour ses enfants. Tous ces obstacles, Tatiana les avait visiblement déjà surmontés pour pouvoir m’annoncer une date.
« Par contre je n’ai pas les moyens pour l’hôtel.
– Est-ce que, cette fois, tu veux bien dormir à la maison ?
– Peut-être.
– Il y a des conditions ?
– Oui, une.
– Laquelle ?
– Je veux dormir dans ta chambre.
– Et je dors dans l’autre ? »
Elle rit.
« Tu es mignon. Je t’arrache les parties si tu dors dans l’autre chambre : je compte passer mes nuits avec certains tiens organes.
– Glp. Compris. D’autres conditions ?
– Oui. Ce serait possible de voir la mer ?
– Flébeule.
– Je vais prendre ça pour un oui. Au fait, ça me faciliterait le travail si tu me faisais le papier pour le visa.
– Tout de suite. »

Mairie de St Trospète-Lès-Chambons.
« Oui, il faut me donner la date de son rendez-vous à l’ambassade.
– C’est-à-dire que pour avoir un rendez-vous à l’ambassade, il faut qu’elle ait le papier.
– Oui mais pour qu’on vous fasse le papier, il faut qu’on ait la date du rendez-vous à l’ambassade.
– Oui mais pour avoir un rendez-vous à l’ambassade, il faut déjà qu’elle ait le papier. Elle ne peut pas avoir de rendez-vous si on ne lui donne pas le papier.
– Dans ce cas, elle prend rendez-vous et on lui fera le papier.
– Puisque je viens de vous dire que… Mais ce n’est pas précisé dans la liste des requis ?
– Ce n’est pas précisé mais c’est comme ça. »
Ma chérie je t’aime. Non, c’est important de te le dire.

Mairie de Ste Gudule-Lès-Chambons.
« Bonjour, c’est pour faire le papier pour qu’un étranger ait un visa.
– Oui, asseyez-vous. Nom, prénom, extrait d’acte de naissance, avis d’impôts fonciers, avis d’impôts sur le revenu…
– Voici.
– …dernière quittance de gaz, 3 derniers bulletins de salaire, attestation de l’employeur…
– Voici.
– …passeport, carte nationale d’identité, certificat de baptême…
– Voici.
– … carnet de santé, certificat de vaccination, facture de dératisation…
– Voici.
– … vous êtes légèrement énervant, PV d’assemblée générale des copropriétaires…
– Voici.
– … je vais vous détester… mais je vois que vous n’habitez pas ici ?
– Non.
– Ouf. Impossible alors. Il faut le faire à la mairie de votre domicile.
– Mais rien n’interdit de demander cette attestation où l’on veut, ce n’est pas précisé dans la liste des requis ?.
– Ce n’est pas précisé mais c’est comme ça.
– Mais ils me demandent une date que je ne peux obtenir qu’une fois que j’aurai l’attestation !
– Ils n’ont pas le droit.
– Qu’ils aient le droit ou pas, ils le font. Et moi j’ai un problème sur les bras.
– C’est complètement crétin. Bonne chance. »
Ma chérie je t’aime. Non mais vraiment.

Mairie de St Trospète-Lès-Chambons.
« Donc, au bled d’à côté, ils n’ont pas besoin de la date que vous me demandez, et ils sont tout à fait au courant que c’est totalement débile de la demander puisqu’on ne peut pas l’avoir tant que l’attestation n’est pas obtenue.
– Ah mais je m’insurge, non. Tant que je n’aurai pas une date, je ne bougerai pas d’un iota.
– OK. Il vous faut une date ?
– Oui.
– Juste une date ?
– Oui.
– Le 5 avril, à 10h30, guichet B.
– Bien. Commençons la procédure. »
Ma chérie je t’aime. Je ne panique pas.

Mairie de St Trospète-Lès-Chambons, mais un autre jour.
« Et voilà votre attestation.
– Il y a un service d’envoi ?
– Prenez un transporteur privé.
– Ils ne font pas.
– Mais si, ils font ça en 5 jours.
– Je me suis renseigné, ils ne font pas.
– Mais si, je vous écris l’adresse.
– Ceux-là ne font pas la Sibérie.
– Ah oui, je croyais que vous disiez qu’ils n’envoyaient pas de courrier. Ils envoient bien du courrier. Pas en Sibérie, mais c’est un détail.
– Je, euh… vais en essayer un autre. Au revoir madame, d’accord ? »
Ma chérie je t’aime je t’aime je t’aime. Je progresse.

Guichet du transporteur.
« Alors, ce sera un rein et 590 mL de sang.
– Voici.
– Merci. Rappelez-moi le nom du pays ?
– Sibérie.
– Ca s’écrit comment ?
– Sur l’enveloppe.
– Non, je veux dire : l’orthographe du nom du pays ?
– C’est écrit sur l’enveloppe.
– Ah pardon. Ah tiens, mais on ne fait pas en fait. Vous ne préférez pas l’envoyer au Togo ? On fait le Togo. Non, vous ne voulez pas ? Le Kurdistan, peut-être ? On fait aussi le Kurdistan. Non, vous ne voulez pas non plus ? Les clients sont d’un difficile, de nos jours… Et cessez de manger votre chapeau, monsieur, c’est indigeste. Bon, je vais annuler la transaction, alors. Oui, il n’y a que le service public qui fait ça. Oui, monsieur. Bonne journée, monsieur. Ravie de rendre service, monsieur. »
Ma chérie si tu savais comme je t’aime. Je m’enlise.

Boîte aux lettres publiques.
« – T’as mis un timbre ?
– Chef, oui, chef.
– L’adresse ?
– Chef, oui, chef.
– Lisiblement ?
– Chef… Chef, je pense, chef.
– Hé ben glisse-moi ça dans la fente et déguerpis, petit chenapan. File jouer ! »
 » Tatiana ! Ca y est ! Enfin ! Je t’ai posté l’attestation !
– C’est adorable, mais je crois que je vais venir par mes propres moyens. »

Et un mois et demi plus tard, j’ai reçu ce message de Tatiana juste après son retour de notre belle France : « <3 Tu ne devineras jamais ce que j’ai trouvé dans ma boîte aux lettres… Une attestation de France ! Périmée, mais elle est jolie sur le frigo ! « 

Romantisme et mycoses 5

« Bon, elle est partie, dit-il, perdu dans sa rêverie.
– Oui.
– Elle existe.
– On dirait.
– C’était bien.
– C’était bien ?
– Attends, on pose la question avant la réponse, normalement ?
– Parce que tu doutes.
– Oui, je doute.
– Je dirai même plus : le doute t’étreint.
– De marchandises.
– Le calembour vaseux est devenu un réflexe chez toi. Et de quoi tu doutes ?
– De la tangibilité des expériences immanentes pour l’expérience de la transcendance émotionnelle.
– J’ai pas eu le temps de prendre en note ! »
Mon bonhomme était soupirant. Oui, comme dans les pièces de théâtre. Le menton entre les paumes, il regardait le ciel en poussant des soupirs qui faisaient voleter les moutons de poussière. Or moi je suis allergique aux acariens.
« J’ai une idée, dit-il dans sa béatitude contemplative.
– Ouh. Attention, événement.
– Pourquoi as-tu pris une casserole ?
– Rapide mise en sécurité.
– Je ne commenterai pas.
– C’est déjà un commentaire.
– Je vais lui écrire.
– Tu passes tes journées à ça.
– Une lettre.
– Une… au XXIème siècle ?
– Oui. »
Et il prit une feuille, un stylo, et vas-y Nénesse, gratte-moi ça avant que ça ne me reprenne.
« Mais quel est le rapport entre ton doute et La Poste ? » Il me dit en aparté : « Je t’interdis de mettre en doute ne serait-ce qu’un instant, ma foi profonde dans le service public. La Poste, ce sont les héros du TGV, quand le courrier était trié entre Paris et le Havre, de nuit, à 300 km/h.
– Mec mais ça n’a rien à voir ?!?
– Je sais. J’aimerais qu’elle reçoive quelque chose de moi, quelque chose qui n’a aucune valeur vénale et beaucoup de valeur humaine. »
Ce fut quelque chose, ce malheureux A4 au stylo bille. D’abord il s’est entraîné à scribouiller en cyrillique. Scribouillé, chiffonné, jeté. Il a commencé à écrire avant de se rendre compte que la scripte et l’imprimerie sont très différentes en cyrillique. Griffonné, chiffonné, jeté. Et puis il s’est mis en tête de la saluer dans sa langue. Salué, chiffonné, jeté. Quelques traducteurs automatiques ont passé des sales quarts d’heure. Chiffonné… étourderie, elle était vierge. Puis il a continué en alphabet latin, pour se rendre compte qu’il écrivait comme un toubib de clinique parisienne. Prescrit, chiffonné, jeté. Et puis il s’est dit qu’il s’exprimerait mieux en dessin, comme ça on enlève le problème de la langue. Dessiné, chiffonné… Dis donc, c’est quoi ce tas de détritus ?
Et dans sa lettre… Bon, c’était pas vraiment Rimbaud. C’était un peu « Hélène et les garçons ». En plus mièvre. Mais enfin il y avait mis du cœur. S’il avait pu se retenir de le dessiner, ç’aurait été mieux. Surtout en style anatomique réaliste : c’est pas glamour les muscles striés.
« Où sont les timbres ?
– Tarif rapide ou tarif lent ?
– Tarif international, banane.
– Lettre suivie ? Recommandé ? Accusé de réception ?
– Lettre normale, à l’ancienne, avec un timbre qu’on mouille comme… Avec un timbre autocollant. C’est bien autocollant.
– Il faut en acheter.
– Achetons. Délai d’acheminement?
– Des timbres ? C’est immédiat, on les imprime ici… De la lettre. Évidemment, de la lettre. J’aime pas ton air, on dirait que tu veux m’arracher les yeux à la petite cuiller. Euh… Compte tenu du contexte international actuel, c’est indiqué que le courrier met entre 5 jours et … Et plus. Pas de limite supérieure. Note qu’ils ne s’interdisent pas de délivrer les courriers après l’explosion du soleil, c’est encourageant. La Poste, le service public, le doute. Oui oui oui oui oui. Je prends les timbres, ne fais pas cette tête-là, je ne suis pas rassuré. »
Une demie ramette de papier et 15 taches d’encre plus tard, l’enveloppe était pliée, les doigts gourds, le front suant et les joues rouges quand la panique le gagna. Son regard effaré trahissait les gouffres infinis de la perplexité la plus complète.
Il bondit sur le téléphone : « L’adresse, je dois la mettre en latin ou en cyrillique ? »

Une histoire de Noël : le chant du soleil

« Maman, maman, maman ! »
Il est des matins qui sonnent comme des charges wagnériennes.
« Maman, maman, maman ! »
Il est des matins où on préférerait que ce soit le réveil qui sonne : ça sonnerait moins tôt.
« Maman, maman, maman ! »
Ouverture de la Cavalerie légère, von Suppé, XIXème.
La cavalerie en était présentement à bondir sur le lit, manifestant une exubérance dans la joie de vivre peu seyante pour un début décembre terne et pluvieux. Le temps était triste comme un éléphant dans une étable. Le temps était gris comme un russe à la fermeture du bar. Gwenaëlle se retourna dans un bâillement inconfortable.
« C’est aujourd’hui, maman ! Tu m’as dit que c’était aujourd’hui ! Et aujourd’hui est un… Il dirait quoi, papa ? Pour moi c’est un ré ! Aujourd’hui est un ré !
– Bonjour ma chérie. On est quel jour ? Il est quelle heure ? Qu’est-ce qu’on mange ? »
Hélène bondissait d’exaltation dans toute la chambre. Si le soleil était en grève, la petite fille l’aurait remplacé tout un mois sans sourciller.

Au bout d’un temps qui parut extrêmement long à Hélène – il avait fallu attendre maman, prendre le petit déjeuner, attendre maman, se brosser les dents, attendre maman, se coiffer, attendre maman, s’habiller, attendre maman, faire pipi (deux fois), attendre maman – , les filles étaient prêtes à partir. Enfin presque. Dernière pause imprévue : caca.

C’était dans ce genre de supermarché des fringues, où des vendeurs qui rêvaient d’être des modèles essayaient de persuader des comptables que les rayures, certes ça amincit, monsieur, mais quand elles sont dans l’autre sens. La lumière piquait les yeux : c’est la violence des tubes fluorescents quand on vient d’un ciel comme une chape de béton. Les hauts-parleurs diffusaient l’entrée des gladiateurs, incongruité sonore dans ce temple de la consommation.
« Papa, il la joue, cette musique-là, non ? Je suis sûre qu’il me l’a déjà jouée. Oh les beaux costumes ! Oh là là, maman, regarde celui-là !
– Oui ma chérie.
– Il va être tellement beau, papa, là-dedans !
– Oui ma chérie.
– On choisit lequel ?
– Je.. je ne sais pas trop, mon ange.
– Celui-là !
– Celui… Je ne pense pas, ma puce.
– Mais pourquoi ?
– Je ne crois pas que le jaune soit une bonne couleur pour papa. Il faudrait quelque chose de plus sombre.
– Mais non, maman ! Jaune c’est le soleil, jaune c’est la joie, jaune c’est le coeur des pâquerettes.
– C’est vrai ma puce, c’est vrai…
– Celui-là, maman, le jaune il est très bien. On le prends, hein, dis ? Tu pleures ? »
Gwenaëlle prit sa fille par la main, cet horrible paquet de chiffons jaunâtres de l’autre, et couru vers leur prochaine destination.

Hélène connaissait bien ces bâtiments, depuis des semaines qu’elle y allait voir son père. Pour les adultes, c’était moche comme le croisement entre un blockhaus et un château de cartes. Sous les fenêtres toujours fermées, le gris dégoulinait sur le gris dans un effet d’abandon. Les climatisations ronronnaient pour expulser leur air vicié par la chaleur. Pour la petite fille, avec ses bips, ses chuintements et le roulement des chariots, l’endroit sonnait comme l’air du cygne des Carmina burana.
Hélène et sa maman montèrent.

Norbert fit mine de ne pas voir le paquet que sa conjointe essayait de dissimuler tant bien que mal. « Ne me le cache pas, GwenaëIle. Je sais. Ce n’est pas grave. Ca me touche, même. » Et il écarta les bras pour accueillir sa fille. « Papa, papa, je ne devrais pas te le dire, on vient de trouver ton cadeau !
– C’est gentil, ma puce. Tu vas bien ?
– Oh oui, papa. J’ai mangé des crêpes hier, mais je me suis trompée j’ai mis trop de confiture. Dis donc, tu as encore maigri. Tu me joues quelque chose ?
– Bien sûr mon coeur. »

Gwenaëlle apporta l’antique boîte lamellée et vernie, l’ouvrit, et tendit à son conjoint l’instrument qui y était. Il la remercia d’un hochement de tête et mit son instrument à l’épaule. Il ajusta la position de sa perfusion et joua. Hélène n’avait d’yeux que pour lui. Les sons grêles s’élevèrent dans la chambre délabrée de cet hôpital public. Norbert ne jouait pas très bien, et il luttait pour contrôler son corps malgré la morphine dont il était saturé. Il jouait les comptines qu’il chantait au début de l’année avec Hélène, le soir, comme on dit une prière, la prière des gens qui ne croient pas au ciel. Il jouait pour sa fille, pour retrouver ces instants de bonheur que la maladie lui avait volé. Puis l’instrument se tut, il ferma les yeux, et Hélène vint lui faire un câlin.

Le 15 décembre, à la maison.
« Il va le mettre quand, son nouveau costume, papa ?
– Le plus tard possible, ma chérie, le plus tard possible.
– Il va être beau, papa, tout en jaune comme ça.
– Il va être magnifique ma chérie. Magnifique. »

Le 15 décembre, à l’unité de soins palliatifs.
« Mais papa, tu dois avoir très peur. Ca fait peur de mourir, non ?
– Ca va, ma chérie.
– Comment tu fais ?
– C’est assez simple ma puce : je t’ai. Tu es là. Prends soin de toi mon ange, j’ai besoin de toi. »

Le 18 décembre, le papa d’Hélène avait mis son costume jaune. Comme il était beau ! Il était allongé parmi les fleurs, et Hélène était très triste, notamment parce qu’elle n’avait pas trouvé de pâquerettes. Hélène pleura beaucoup. Elle pleura même tous les jours pendant toute la semaine.

Le matin de Noël, Hélène alla voir le sapin. Elle l’avait fait elle-même, car sa mère, disait-elle, n’avait pas le coeur à ça. Toutes les boules étaient d’un seul côté, et il n’y en avait pas beaucoup. C’est que c’est ennuyeux, pour une enfant, d’accrocher toute seule toutes les boules et toutes les guirlandes. Elle avait fait de son mieux.
Mais sous le sapin, il y avait une boîte, comme celle que son papa avait, juste un peu plus petite. Sur la boîte, il y avait une enveloppe, et dans l’enveloppe, un papier couvert d’une écriture tremblotante : « Ma chérie,
C’est avec regret que j’ai dû partir. J’ai un peu honte de te laisser seule avec maman, mais je n’ai pas choisi. Je crois qu’il faudra que tu fasses la musique toute seule dorénavant. Alors je t’ai mis un instrument.
C’est difficile, mais tu as déjà vécu des choses bien plus difficiles. Toute la musique que j’ai essayé de t’apporter est là, dans cette petite boîte. Et je crois que ça te prendra toute ta vie à l’en faire sortir. »
Ce Noël-là fut le premier jour où Hélène ouvrit la boîte. Depuis, elle l’ouvre tous les jours. Elle l’a adorée, elle l’a haïe, elle en a ri, elle en a pleuré, mais tous les jours, elle l’a ouverte. Et l’ouvre encore.

Elle l’ouvrait encore 20 ans plus tard, même si ce n’était plus vraiment exactement la même. Ce soir-là, elle jeta un regard en arrière sur sa vieille boîte en bois verni, ouverte dans la loge. Elle était couverte d’autocollants et débordait de photos. En montant sur la scène richement éclairée, Hélène sourit avant d’attraper le micro. Son regard se perdit dans le fond de la salle, là où on ne distingue plus les formes, là où les enfants excités crient leur impatience à vivre.
« Noël est pour moi le jour le plus vivant de l’année. Pour chaque enfant et tous les ans, il y a un « avant » et un « après » Noël. Pour moi, ce fut le jour où j’ai reçu mon instrument, et où j’ai compris que la musique était le lien entre les coeurs. Et parce que c’est à Noël qu’a commencé ma quête musicale, je dédie ce concert, comme tous les ans, à toi, papa. »

Une histoire alambiquée 17

Joie. Allégresse. Feux d’arti… Non. Plus de feux. C’est fini les trucs qui pètent et les machins qui éclatent. Sur le pont-levis, les troupes alliées se faisaient face. Un moment de flottement. D’un côté, les vingt bidasses de Dutilleul, jeunes coqs encore duveteux, l’air de se demander ce qu’ils foutaient là. De l’autre, les cinquante malandrins du marquis, des gueules cassées, des trognes d’ivrognes, avec des couteaux qui se baladaient d’une main à l’autre. Car après tout, on vient de leur baisser le pont-levis, ils sont tout prêts de pouvoir enlever le château, non ? Benoist a un léger sourire. Il se sent supérieur. Il aime ça, quand il est maître de la situation. Il savoure. Il prend le temps de donner l’ordre de mise à sac. Hé, hé, hé, ce soir il couchera dans le lit de son otage…
Caroline, galvanisée par ce succès inespéré, tira l’épée de Benoist de son propre fourreau, la brandit bien haut, sauta sur une monture, arracha la bannière du marquis du porte-étendard ébahi, et hurla : « Avec moi les braves ! Sus au fuyards ! On va leur faire bouffer leur propre bannière ! Taïaut !
– Hé mais ! »
Les malandrins de Cabistan regardèrent leur chef, l’air de dire « qu’est-ce qu’on fait ? ». Devant eux, les soldats de Dutilleul firent un bruit, un seul. Comme un seul homme, ils avaient baissé leurs piques pour suivre leur chef. Les visières étaient tombées sur les casques. Taïaut. Dans cinq pas ils seraient sur les hommes du marquis. Benoist leva les épaules en écartant les bras, signe universel qu’on est dépassé par les événements. Il fit tourner bride à son cheval. Il glissa de sa selle, forcément, mais se rattrapa in extremis. Il commanda, fataliste : « Hé bien, si la patronne charge, je suppose qu’on charge aussi. Taïaut ! »

« Gnudith, tu es forte.
– Hmm? Tiens, tu peux m’ouvrir ça, je n’y arrive pas. J’ai pas de poigne.
– Tiens, voilà. Tu es très forte.
– Mais comment est-on censé ouvrir cette porte ? Elle est super dure !
– Laisse-moi t’aider. Voilà, il suffit de pousser doucement. Donc gne disais, tu as des compétences tellement extraordinaires qu’elles en paraissent surnaturelles.
– Forcément, quand on n’est pas du métier.
– Ton métier n’existe pas, Gnudith. Pas dans notre monde, Gnudith.
– Ah ben merci. Je suis là, pourtant.
– C’est là la curiosité. Pourquoi es-tu là?
– Probablement parce qu’ailleurs on a tenté de me brûler.
– Gnudith, depuis combien de temps on se connaît ?
– J’en sais rien, je ne compte pas les jours.
– Ça fait des années, Gnudith. Tu étais là avant moi, gn’ai grandi, et toi, tu n’as pas changné. Tu n’as pas vieilli. »
Il y eut un silence long comme un battement de cœur. Il sembla à Hyacinthe que Judith cherchait un échappatoire. Enfin elle répondit avec légèreté :
« Il faudra que je te parle du botox un de ces quatre.
– Foutaises, Gnudith ! »

Il avait son visage à guère plus de dix battements de cœur de celui de Judith. Oui, c’est très proche. Il pouvait sentir son odeur — mélange de métal, de terre battue et de quelque chose de plus subtil qu’il n’arrivait pas à nommer. Il ferma les yeux. Judith sentait le souffle d’Hyacinthe sur son visage. La tension était palpable, comme au moment où la corde d’un arc est tendue à son maximum.

« Gnudith, tu es une merveille. Tu es inaccessible. Forcément, je t’aime. »

Oups. C’était sorti tout seul. Judith sourit : « Ça fait deux fois. Mais cette fois nous ne sommes que tous les deux. »
Leurs lèvres se rencontrèrent.
C’était doux, tellement doux.
L’adrénaline déferla comme un raz-de-marée.

On dit qu’il est écrit, dans les tablettes de Nygtélodon, qu’au plus profond de l’âme humaine, il y a un cœur. Ce cœur serait le moteur de nos actions, réagissant aux informations qui lui parviennent du monde extérieur. Mais il arrive, parfois, qu’il décide d’agir par lui-même, comme un enfant qu’on laisse trop longtemps seul avec des outils.
Et ce jour-là, le cœur de Judith se saisit d’une hache et passa en mode berserk.
Une vague de chaleur remonta des tréfonds de son être, balayée par une tempête de frissons. Elle ferma les yeux. Pour mieux sentir. Pour mieux goûter.
Les lèvres de Hyacinthe contre les siennes étaient un luxe insoupçonné. Sa langue effleura la sienne par accident. Ce ne fut pas un accident.

Un feu.
Un brasier.
Un incendie.

Quand ils se séparèrent, haletants, Judith ouvrit les yeux. Elle le regarda, stupéfaite de le voir encore là, entier. Hyacinthe ne bougeait plus.
Ils restèrent ainsi, dans ce flottement étrange.
— Bon, dit Judith, un peu secouée.
— Bon, répondit Hyacinthe.
Leurs regards se croisèrent. Il y avait comme un défi dans leurs yeux.

— Encore ?
— Encore. Plein.

Ils y allèrent en même temps. Avec plus de fougue. Trop de fougue.
L’élan.
Le désir.
L’envie.

Et boum les têtes. Ils se regardèrent, bêtes. Puis rirent. « Bon », dit Judith. « On a du boulot, il me semble ? ». Elle le tira par la main : « Enfin, peut-être qu’on peut s’accorder une nuit, non ? »

Le lendemain matin, sur le champ de bataille, ce fut l’hallali. Les fuyards furent pourchassés impitoyablement. « Vae victis », dit le philosophe. « Va mourir », dit le vainqueur. « Va t’habiller car ce soir, on dîne chez mon cousin », dit Dutilleul. « Je ne suis pas fan des réunions de famille », dit le marquis. Puis il ajouta : « Il ne faudrait pas plutôt assurer nos positions ? »
Dutilleul lui asséna un regard condescendant : « Vous dormiez, mon cher, à l’école de guerre. La guerre de position est une guerre de vaincus. Nous avons l’avantage : je contre-attaque. »

On avait installé de grands soufflets sur le vieux four à chaux. Les charbonniers avaient construit une nouvelle cabane en forêt, et ça chauffait dans tous les coins. « Tout ça pour faire griller des cailloux. » Le four haletait comme un animal de guerre. Il pompait charbon, air, et roches pour ne sortir, avec beaucoup de sueur, que quelques sacs d’une poudre grise, que Judith s’empressa de, plus ou moins, benner brutalement entre les pierres du barrage. Elle déclara ensuite qu’il n’y avait plus qu’à attendre. « Mais tant que vous y êtes, hein, ça pourrait être pas mal d’en avoir quelques camions de plus. »

Caroline et Benoist continuaient leur percée, et s’approchaient des frontières du fief. Le lendemain, ils seraient certainement dans le comté voisin. Néanmoins, il était l’heure de s’arrêter pour le bivouac. Pendant que les hommes dressaient les tentes, allumaient les feux, etc. et en sa qualité d’officier, Dutilleul investit une auberge pour son usage personnel. Ça s’appelle : faire péter les galons. Le marquis, lui, fut installé dans la chambre d’en face. Le temps de se passer le visage à l’eau, Caroline alla toquer à sa porte. Et faussement protocolaire, elle proposa : « Permettez-moi de vous inviter ce soir, marquis. Je crois que nous avons des choses à faire tous les deux. » Cabistan hésita : « Euh, oui, bien sûr, nous devons euh, déterminer comment renforcer euh, la sécurité des frontières.
– Je vous ai connu plus entreprenant, Benoist… »
Et elle lui nettoya les amygdales.
L’être humain est une créature comme toutes les autres, pleine de nerfs, d’hormones, de sang et d’autres fluides. L’écriture, le commerce, la politique, tout cela arrive bien tard dans l’histoire de l’humain. Excusez-moi, ils ont fini ? Non, ils n’ont pas fini. L’évolution n’a pas encore eu le temps de faire son œuvre, ou alors le sujet ne l’intéresse pas. Toujours est-il que les meilleurs contrats ne sont pas ceux qu’on écrit, mais ceux qu’on vit dans son corps, dans sa chair. Ils ont fini, là ? Toujours pas ? Bon, bien. Ainsi, plus forts qu’un traité, plus forts qu’un pacte, les liens du sang et du cœur unissent et séparent l’humanité. Les liens et disputes familiaux font et défont les empires et les continents. Les haines et les mariages modèlent les civilisations… Non mais sérieux, là ! J’en ai marre de meubler. Ils peuvent finir leur petite affaire rapidement ? Je ne vais pas réussir à retenir le lecteur longtemps. Oui oui, c’est ça, encore un bisou, allez, allez, on avance, là.

Benoist était encore en nage que Caroline dessinait déjà une carte : « Et tu vois, je connais pas mal le coin, et il y a certainement une escouade ici. Mais on peut passer par là, la pente n’est pas si forte, pour les prendre à revers.
– Où ça ?
– Ici, c’est rocailleux et à découvert, certes, mais connaissant le cousin, je sais très bien qu’il n’y aura rien là. Ça fait dix ans qu’il essaie de tendre une embuscade ici, laissant cette zone totalement vide.
– Non ? Il a laissé un trou comme ça dans ses défenses ?
– Toujours. C’est pas Alexandre le grand, le cousin.
– Je vois ça. Et après ?
– On lui fait livrer leurs têtes.
– Brillant ! J’aimerai bien voir la sienne quand il recevra le colis !
– Gna, ha, ha, ha, ha. »

Les ~~fieffés~~ administrés de Dutilleul comprirent rapidement l’avantage qu’on pouvait tirer de la Vergandonsk, pourvu qu’on lui apporte de la main d’œuvre. Et justement, à force de main d’œuvre, le paysage changeait. On avait agrandit la carrière, qui maintenant s’enfonçait dans le sol. Un nuage de poussière en sortait du matin au soir, et les ouvriers en sortaient blancs comme un linceul. On avait tant besoin de charbon de bois que la forêt reculait. Et dedans, on trouvait les charbonniers, noirs comme une tombe. L’intendant, suspectant des jours moins faciles, avait commencé une réquisition du salpêtre : des visiteurs armés de spatules investissaient les maisons pour en gratter les murs.

Dutilleul et Cabistan contiunaient leur raid. Au premier village rencontré, ils exécutèrent sans sommation le représentant du cousin et fichèrent sa tête sur un pieu à l’entrée du village. Ils profanèrent le temple en y faisant l’amour.

Hyacinthe se promenait autour de son village. Le barrage était maintenant sécurisé. L’ombre bienveillante de Judith planait sur le lac et en contrebas. Mais partout dans la vallée, des zones étaient nettoyées, aplanies. On y creusait des fours, on y pierrait les routes. Hyacinthe en eut une larme à l’œil. Oui, bien sûr, cela allait rendre la vie des gens meilleure, mais pour combien de temps ? Quand il n’y aura plus de forêt, que deviendrons-nous ? À qui avons-nous pris l’eau du lac ? Quels feux allons-nous allumer avec nos techniques ? Pour brûler quoi ? Toutes les constructions sont assorties d’une destruction.

Et quand il arriva chez Judith, elle n’y était plus : l’âtre était froid, le carreau de la porte manquait toujours. La musette éventrée laissait voir un fatras de fioles colorées. Il vit un livre. Il l’ouvrit. Il ne savait pas bien lire, mais il s’attela à la tâche : « Trai-té-pra-ti-que-de-sa-von-ne-rie ». C’est qu’il en avait, maintenant, du boulot, par toutes les éprouvettes du diable…

Une histoire alambiquée 16

Benoist ne trouva pas la Vergandonsk. Il devait un peu trop naviguer dans des zones pleines de troupes, aussi, après un rapide examen tactique, la décision fut prise de surseoir à cette recherche, voire de s’en passer carrément : « Je ne connais pas de problème qu’une compagnie d’artilleurs ne puisse résoudre. Il est plus sage de ne pas traîner dans les parages : nous reviendrons avec une force plus conséquente, au lieu de courir après une hypothétique magicienne. »

La première décision tactique de Dutilleul fut de poster une vigie en haut du donjon.

Le lendemain matin, ça cognait, sciait et herminettait dur sur le glacis défensif du château. Les assiégeants s’étaient attelés, de bonne heure, à une étrange construction. Les défenseurs, eux, ne voyaient pas cela d’un bon œil. En plus, le chantier se tenait trop loin pour leur envoyer quelque aide confraternelle, telle que pierres ou carreaux qu’on pourrait dispenser avec générosité et surtout vigueur.

Dutilleul testa sa tactique : « Vigie, ma mienne vigie, ne vois-tu viens venir ?
– Non, rien qui vient. Par contre je vois plutôt pas mal de gens qui restent. Je crois même que c’est notre problème. »

Judith, elle, était chez elle et ennuyée : « Mais quel éniantiomère d’étourdie de pacotille je fais ! » Elle regarda Hyacinthe, présentement occupé à rajuster son bonnet sur sa tête. « Nous devons retourner au château.
– Il est assiégné.
– Je ne vois pas le rapport.
– Et bien, quand on assiègne quelque chose, on essaie de ne pas permettre à quoi que ce soit d’entrer dans ce qu’on assiègne.
– Ça ne fait pas mes affaires. Je ne veux pas attendre, je ne sais pas combien de temps cette opération spéciale va durer, et j’ai oublié certaines de mes notes là-bas. Notamment celles qui concernent la fabrication d’un ciment qui prend sous l’eau. Ciment qui nous serait extrêmement utile afin d’éviter la reproduction de la scène de l’inondation. On doit donc y retourner. Ton neveu jouait bien avec une petite barque, l’été dernier ?
– Euh oui, mais on ne tiendra pas dedans, c’est taille demie-portion.
– Parfait. On n’ira pas dedans, mais dessous. Tu peux me découper ça en « S », s’il te plaît ? Et on va peindre cette barquette en blanc.
– Barquette ?
– Oui : une petite barque. On va passer en catimini.
– Avec un jouet et un tuyau coudé ?
– C’est l’idée. Je suis sûre que de nuit et ivre mort, ça fait un très bon cygne. Allez, prépare-toi, car :
Ce soir, dès vêpres, à l’heure où noircit la cascade,
Nous partirons. Vois-tu je sais que tu attends.
Nous irons par la forêt, nous irons en promenade
Je ne puis demeurer sans toi plus longtemps.

Je nagerai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans faire aucun bruit,
Seule, inconnue, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l’or du soir qui choit,
Ni les soudards au loin qui intriguent,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta digue
Un bon tas de ciment premier choix. « 

Le marquis des Scalliers, à peine entré, convoqua son host. Mais comme le temps pressait selon lui : « Une bonne femme assiégée, je ne donne pas cher de sa vertu », il rassembla les hommes qu’il put trouver et se prépara à repartir le lendemain matin.

Dutilleul essaya :  » Vigie, ma mienne vigie, ne vois-tu rien venir ?
– Pas rapport à tout à l’heure ? Ben, non, tiens. »

C’est donc à quatre pattes dans la nouvelle petite rivière que Judith et Hyacinthe partirent en expédition, pour retrouver cette fameuse recette de ciment apte à consolider le barrage nouvellement bricolé. Ils avaient la barquette retournée sur eux, dans une misérable tentative de passer, dans la nuit, pour un volatile aquatique. Les aspirants infiltrés avançaient à la vitesse d’un canard. La peinture, encore poisseuse, marquait l’eau de traînées blanches, ce qui, à défaut de crédibilité, donnait un certain style. Judith tenait son tuyau dans un pitoyable pastiche de marionnette. « Il ne manque plus que le tutu pour en faire un ballet », siffla Hyacinthe. À quatre pattes dans l’eau, ils essayaient de ne pas trop faire ressortir leurs fesses. Un cygne, peut-être vexé de cette parodie d’imitation de sa noble espèce, s’approcha de l’esquif retourné. Il vit quelque chose bouger et donna un coup de bec dedans. Il venait de pincer la fesse de Hyacinthe, qui se redressa par réflexe dans un « Ouille ! » chuinté. Et « boum ! », fit sa tête sur la coque.

Ce bruit attira l’attention d’un soldat. Il désigna alors la silhouette du cygne à un archer confrère, lequel rigola bien : « Rôh la vieille astuce ! Alors, y’a quelqu’un qui veut passer sans nous dire bonjour ? C’est pas bien, ça ! » Son condisciple lui fit remarquer qu’il y avait d’autres volatiles sur l’eau. « Oui », lui fut-il répondu, « Mais celui-là est un faux. Une cagette retournée, on nous prend vraiment pour des idiots. Allez, démonstration, le bleu, prends en de la graine ! ». Et il décocha son trait. Qui alla se ficher dans la coque. De panique, Judith lâcha le tube en S qu’elle tenait, censé représenter le cou de l’oiseau, et abandonna le cadavre de bois : découverts pour découverts, autant filer rapidement. L’archer prit le « plouf » du tuyau pour le signe évident du décès du piaf. « Ah ben non, tiens, c’était un vrai. Qu’est-ce qu’on fait ? On va le chercher ? » Après une rapide négociation (« Qui va se tremper pour ramener le rôti ? »), un soldat alla à l’eau. Quand il découvrit le regrettable subterfuge, il en avisa ses compères : « Tentative d’intrusion ! ». Mais Hyacinthe et Judith avaient déjà pris pied de l’autre côté du fossé.

Dutilleul vérifia :  » Vigie, ma mienne vigie, ne vois-tu rien venir ?
– C’est à dire qu’il fait très nuit, là. Je peux descendre, patronne ? J’aimerai bien dormir un peu et manger un bout. »

C’est exténués, après un quart d’heure de tambourinements obstinés que Judith et Hyacinthe purent enfin entrer dans le château assiégé. Évidemment, leur arrivée ne fut pas saluée par un déclenchement spontanés de hourras enthousiastes. Ils furent plutôt invités à passer la nuit sous bonne garde, en attendant qu’on décide de leur sort au lever du jour.

Mais quand l’aube dévoila l’objet du chantier des assiégeants, un murmure parcourut les rangs des défenseurs : ‘Trébuchet’. Un enchevêtrement de poutres. C’est généralement mauvais signe, cela signifie, entre autres, que les assaillants ont de la ressource et qu’ils ne craignent pas d’être pris à revers.

Dutilleul héla :  » Vigie, ma mienne vigie, ne vois-tu rien venir ?
– Mais on va m’enquiquiner dès potron-minet ? » Caroline soupira : « Il faut répondre : je ne vois rien que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie.
– Ah. Moi, vous savez, les tactiques militaires… »

Puis elle fit la tournée matutinales des troupes. Comme le premier assaut n’avait pas encore été donné, tout le monde était à peu près frais. On présenta Judith et Hyacinthe à la châtelaine. Elle les dévisagea de haut en bas, l’air austère : « Je constate avec plaisir que l’équipe du génie nous a rejoint. Nous allons tenir un conseil stratégique. » Tout le monde se regarda : ils n’étaient qu’une vingtaine de militaires, pourquoi refaire une réunion après la revue ? « Ça signifie, Judith, que vous venez seule avec moi.
– Aaaaaaah…. » Et les deux femmes s’éclipsèrent.
Dans le bureau de Dutilleul, l’ambiance était électrique : « Croyez bien que je regrette de devoir vous solliciter une fois de plus, mais nous avons en face de nous une énorme machine de guerre.
– Ah oui, peut-être.
– Oui, ça ne doit pas vous concerner beaucoup, vu vos activités d’avant-hier soir.
– Euh… Je cherchais mes notes pour trouver de quoi fixer le barrage ?
– C’est ça. Et moi je dansais le can-can.
– Je trouve ça un peu léger pour une responsable, pendant une inondation et une attaque.
– Ne faites pas l’idiote. Quand je pense que le marquis est tombé dans la roture… »
Judith éclata de rire. « Comme elle est mignonne !
– Mais ?
– Une petite crise de jalousie au réveil, comme c’est tendre. J’ai pas croisé votre libidineux. À mon avis il s’est débiné vite fait bien fait, histoire de se refaire une santé dans ses terres. Il reviendra pour ramasser les restes fumant de ce fief.
– Non !
– Il aurait tort. Mais il se trouve que j’appréciais la relative liberté dont je jouissais ici, et je n’aimerais pas qu’un lourdaud vienne poser ses grosses papattes pleines de doigts sur mes ressources. Donc je vais vous aider à nous sortir de ce foutoir. Par contre, votre marquis, gardez-le. De toute façon, il n’est pas de mon âge. »

Benoist se réveilla soucieux. Les velléités de conquête de son homologue du sud ne lui plaisaient pas du tout. C’est pas parce qu’il lui avait acheté à prix d’or sa production qu’il fallait se sentir autorisé à faire n’importe quoi. Il ne prit pas d’œufs pour le petit déjeuner. Ni de lard. Ni de pain. En fait, il ne mangea pas du tout. Il avala une grande lampée d’eau. Et partit rapidement.

Judith réfléchissait : « Manquait plus que ça. Mission : détruire le trébuchet. Fastoche, depuis une citadelle assiégée, tiens. C’est vrai qu’on a de la ressource. Hé mais… » Elle pris une grande inspiration : « Hyaciiiiiiiiinthe ! Tu sais toujours coudre ? »
Judith réquisitionna un peu de charbon de bois. Elle alla gratter les murs du bureau de Caroline, qui l’observait, circonspecte : « Oh. « raser les murs » a donc un sens littéral.
– Oui, tout comme « sel de pierre » désigne effectivement un sel qu’on trouve sur les pierres. Il en reste un peu ici, du salpêtre, vous permettez ? ». Puis elle alla à la cave, et confisqua le soufre destiné à fumer les tonneaux. Dans les cuisines, elle prit un mortier, une balance et replongea dans son élément naturel.

Quant au marquis, il donna l’ordre du départ. Sa colonne se mit en marche, bannière au vent. Il l’estima. Bien sûr, ce n’était pas ridicule. Mais l’urgence de la situation ne lui permettait pas d’attendre que tous ses hommes viennent de toute la marche pour partir. Il fallait espérer arriver par surprise. Il nomma un lieutenant pour le rejoindre plus tard avec le reste de ses hommes.

Dutilleul redoutait l’ennui de ses troupes. Enfermés entre quatre murs, l’inactivité allait mettre ses hommes en transe, et ils allaient se mettre à trouver vouivres et basilics partout. Aussi dirigeait-elle des exercices derrière les remparts. On sentait l’inquiétude monter face à la menace grandissante de cette terrible arme de siège qui s’assemblait derrière les murs, hors de portée des petits onagres de siège. Mais souvent, Caroline tournait des yeux pleins d’espoir vers la vigie. Aurait-elle du secours ? Elle donnait à Benoist une journée entière, maximum deux, pour prendre les assaillants en étau. Après, tant que ses troupes seraient encore motivées, elle devrait tenter une sortie.

Après une journée de marche, Cabistan fit faire une halte. Il ne fallait pas être découvert de suite. Ce n’est qu’au crépuscule que Benoist fit avancer ses soldats. La charge commençait.

Au même moment, Judith présenta le fruit de son travail. C’était un tonnelet suspendu à un genre de grande aile delta. Bringuebalant, il semblait fragile et dérisoire. L’alchimiste en expliquait le fonctionnement : « Et on le monte tout en haut du donjon, on allume ici, n’est-ce pas ?, et on jette. ». L’objet était vaste et pas très pratique à manœuvrer. Rien que le monter sur la plus haute plateforme relevait du numéro d’équilibriste. Mais enfin il fut en place. Judith s’affairait autour de sa création. Elle vérifiait les fixations, les longueurs de mèche, et tout un tas de trucs auxquels personne ne comprenait rien. « Fais attention avec ta torche, tu vas foutre le feu. Alors, on déplie comme ça… Tudieu, fais gaffe, t’as failli me recoiffer façon flammèches. Est-ce que c’est bien fixé ? Hé mais ! Empoté éconduit ! Regarde la toile ! Tu viens d’y mettre le feu ! » Le porteur de torche s’excusa. « Bon, ben tant pis, dégrouille-toi alors : allume la mèche et balance, tant que c’est encore possible ! » La mèche se mit à produire des étincelles à profusion et à crépiter. On lança le plus fort possible l’engin vers le camp adverse. Et dans une gerbe d’étincelles, mi cramant, mi planant, l’engin alla à la rencontre du trébuchet. Qu’il loupa.

Benoist vit une horreur sifflante, fumante et rougeoyante dans le ciel nocturne. Il la vit voler vers le chantier. Puis une boule de feu surgit, calcinant poutres et tentes : « Mouais. Je savais bien qu’il y avait un dragon. » Le camp des assiégeants se transforma en une fourmilière éclatée sous le sabot d’un âne. Les soldats couraient dans tous les sens, poursuivis par leurs propres ombres dansantes. Un cri s’éleva : « Un dragon ! Ils ont invoqué un dragon ! » Le cri fit l’effet d’un couperet : la moitié des soldats se mit à détaler, hurlant à qui mieux mieux qu’ils n’avaient rien fait de mal. Ceux qui restaient découvraient que les renforts étaient arrivés. Maintenant pris entre deux feux, ils cherchaient leur salut… n’importe comment. Non mais franchement. On ne se frappe pas la tête avec son bouclier. On ne se met pas en colonne à deux, c’est ridicule et inefficace. Oui, c’est bien de se mettre en cercle, mais il faut mettre les tireurs à l’intérieur, pas les fantassins. Voyant cela, Benoist hocha la tête et avança : « Le dragon est avec nous !
– Ouaaaaaaais !
– Pas trop fort, il pourrait nous entendre. »

Judith était restée sur la plate-forme. Caroline, paniquée, demanda : « Vergandonsk, ma sœur Vergandonsk, ne vois-tu rien venir ?
– Je ne vois rien que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie. », répondit Judith sans réfléchir. Puis elle se reprit : « Il fait nuit, il y a un incendie dans le camp, qu’est-ce que tu veux que je voie ? »

Ils entendirent de grands bruits. Cabistan avait profité de la panique causée par le « dragon » pour, avec ses troupes, casser l’encerclement. Il attendait donc qu’on baisse le pont-levis. Dutilleul courut à sa rencontre. Elle hurla à Judith, restée en haut : « Et une armée entière en bas de chez moi, c’est trop discret pour être vu ?
– Oui, bon, ça va, certains détails peuvent m’échapper », dit Judith.

Une histoire alambiquée 15

« Vous allez bien, messire ?
– Groumpf.
– Oh. La nuit fut mauvaise ?
– Groumpf.
– Oui, les distractions ne sont pas nombreuses ici. Avec les copains, on a fini à la taverne, c’est tout ce qu’on a trouvé d’intéress…
– Je l’aurai. Un jour je l’aurai. »
Le marquis crachait chaque mot entre ses dents serrées, comme des graviers sous la roue d’un char.
Le trajet jusqu’à son rendez-vous fut morne et triste. Une averse tenta d’égayer leur route, ou tout du moins de mettre un peu d’animation. Ça lui en touchait une, à Cabistan, sans faire bouger l’autre.
Il était perdu dans ses pensées, les mâchoires serrées, raide comme un cierge dans son habit de carnaval. Le paysage filait autour de lui, indifférent à sa frustration.

À quelques lieues de là, près du lac, l’eau continuait à couler. Elle coulait avec la frustration du prisonnier, enfermée dans ce lac bucolique, avec juste ce petit couloir pour s’évader. Mais elle coulait avec la patience de l’eau courante, qui use les montagnes comme un boxer ses gants de cuir. Elle grugea le rocher. Juste un peu. Un infime millimètre. Puis elle recommença. Gruger. Gruger. Jusqu’à ce que, sous son obstination humide, le rocher cède un peu de terrain.
Une crevette d’eau douce profita de l’occasion. Elle contourna la brèche et se lança dans l’aventure. L’autre côté du rocher était un nouveau monde, à la fois prometteur et brutal. L’eau, emportée par l’ivresse de la liberté, lui fila dans le dos. La crevette, prise par surprise, brassa désespérément l’eau de toutes ses petites pattes. Ce ne fut pas suffisant.

Caroline était mitigée. Elle était contente de sa prestation, mais elle était furieuse de l’effet de Judith sur le marquis. Il n’y aurait dû n’y avoir qu’elle. Elle n’aurait pas dû la faire venir. Elle s’en voulait, elle en voulait à Judith. Elle décida d’aller passer ses nerfs sur la quintaine. La piste d’entraînement était disposée dans le fossé qui entourait le château. Ce fossé était la conséquence de l’élévation d’une butte pour le château : on creuse autour, on entasse au milieu.

Judith était retournée à son laboratoire. Elle avait laissé toutes ces aventures derrière elle. Si on lui avait parlé de Caroline et du marquis, elle aurait répondu : « Bof. Les goût et les couleurs, hein… » dans un haussement d’épaule. Elle était surtout occupée à refaire ses stocks de produits étonnants. L’âtre chauffait, les ballons bouillonnaient doucement au coin du feu, les vapeurs condensaient tendrement dans des erlenmeyers chouchoutés. Tout respirait le calme du bonheur domestique. Après l’agitation des derniers jours, elle jouissait enfin du plaisir de retrouver sa vie habituelle : dosage de vitriol par l’eau oxygénée, estérification de Fischer, nitratation sous vide, voilà qui rendait l’existence plaisante et funky.

La crevette regardait autour d’elle. Ce monde était neuf pour elle. Un peu terne, un peu unidirectionnel. Elle aurait voulu s’arrêter un instant pour faire le point, mais ce fichu courant ne le lui permettait pas. Toujours elle descendait la pente.

Hyacinthe était retourné à son atelier de tisserand. Et bon, il trouvait que quand même, le débit de la rivière était un peu fort pour la saison. Mais il était heureux de retrouver sergé, satin et bains de mordant. Il plongea un écheveau dans l’eau. Le rinçage commença normalement… Jusqu’à ce qu’une petite chose, toute grise et gesticulante, lui frôle la main. Hyacinthe sursauta, éclaboussa le mur, et le silence se fit.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?!
La crevette levait ses minuscules pinces dans un geste d’intimidation dérisoire. Elle flottait, pathétique et opiniâtre, dans le bassin. Hyacinthe fronça les sourcils : « Une crevette ici ?! ». L’eau qui alimentait son atelier venait de la conduite débouchée par Judith. Il était censé y avoir une grille pour empêcher cailloux, algues et autres crustacés de boucher l’écoulement. Or, cette crevette était passée. Cela signifiait qu’on pouvait contourner cette grille, non ? Ou bien elle venait d’après ? Il n’en savait rien. Judith saurait lui dire.

Benoist était renfrogné comme jamais. Quoi, lui, marquis des Scalliers, s’était laissé mener par le bout du nez par deux bonnes femmes ! Ça ne passait pas. Lui, grand, classe et séducteur s’était fait… non. Il jeta un regard à son habit. Oui, bon, peut-être qu’il ressemblait à ce personnage de comédie, comment l’appellent-ils, déjà ? C’était un nom de bonbon, lui semblait-il… Les signes extérieurs de richesses n’étaient peut-être pas bien passés… OK, les gonzesses avaient remporté la manche. Mais il aurait sa revanche. « Nous sommes arrivés, messire. », lui annonça-t-on. Il s’arrêta. « Non », et il fit demi-tour. « Mais, messire, nous sommes attendus !
– Et bien ils se passeront de moi. Au galop ! »
Et, joignant le geste à la parole, il lança son cheval. Qui ne se fit pas prier. Le pauvre nobliau s’accrochait désespérément à ce qu’il pouvait. Ses jambes lui faisaient mal. Le paysage qui défilait à toute allure lui filait le vertige. Mais non, non, il était trop fier, il ne lâcherait pas. Il prit un chemin de traverse et s’enfonça dans la forêt. Ses gens tentaient de le rattraper, inquiets.

Judith ôta son tablier, fatiguée et heureuse du travail accompli. Elle le lança dans la pièce dans un mouvement de satisfaction théâtral. Ce fut la tête de Hyacinthe qui servit de portemanteau. Un instant figé, il se libéra et dit : « Dis voir, gn’ai trouvé une crevette dans la conduite.
– Une crevette ? Qu’est-ce que j’en ai à faire ?
– Ben… Gne sais pas, mais c’est pas commun, non, dans un tuyau ?
– Le tuyau, le tuyau… Celui qui vient du lac ?
– Gne ne vois pas d’autre source dans la régnion. »
Aussi franchement que la phénolphtaléine change de couleur, Judith blêmit. Elle venait de comprendre. Elle devint pâle comme un linge passé à l’hypochlorite de soude. Puis elle verdit, teintée comme du chlorure de fer. Elle tira Hyacinthe par la manche : « On fonce ! ». Sitôt dehors, elle cria : « Préparez-vous ! Une inondation arrive ! Une inondation ! »
« Où va-t-on ? », interrogea Hyacinthe. « Des terrassiers. Il nous faut des terrassiers ! Sonnez la charge ! Souquez ferme ! ». Elle trépignait des béquilles : « Vite ! Pressons ! Montez de la mine, descendez des collines, camarades !
Ohé ! partisans, ouvriers et paysans, c’est l’alarme ! » Hyacinthe la regardait d’un drôle d’air. « Quoi ?
– Non, rien, probablement… J’ai l’impression que ça se chante, ça… »

Les fantassins étaient nerveux. Ils étaient entrés dans le fief de la cousine quelques jours auparavant, et n’avaient toujours pas rencontré de résistance. Ils n’avaient pas eu de nouvelles de leur espion, qu’ils avaient envoyé assécher les puits. Ils remontaient vers le nord, et ils arriveraient à la tombée de la nuit.

L’étalon s’arrêta, épuisé. Contre toute attente, Benoist tenait encore en selle, mais il était en nage, les doigts crispés sur les rênes. Il tremblait de fatigue, le souffle court. Il descendit de cheval dans une flaque de boue. Il n’en eut cure. Il prit sa monture par la bride et marcha. Dans le bois, il vit une troupe avancer. Ce n’était pas sa bannière. Ce n’était pas celle de Dutilleul non plus. Le fief était donc attaqué : « Ah non, hein ! On ne conquiert pas un fief, ou une greluche, avant moi ! », rugit le marquis en son for intérieur. Il regarda derrière lui. Il était seul. Il regarda sur lui : il ressemblait à un lampion perdu dans un cimetière. Il regarda devant lui : un gros bonhomme, rougeaud, soufflant, fermait la marche. Le traînard était vêtu de noir et son barda faisait un boucan d’enfer. Benoist en conçut un stratagème : « un marquis leur ferait un otage très intéressant. Et je suis là, seul, habillé comme une guirlande. J’ai bien besoin de me faire un peu plus discret ». Il jaugea le gros, se jaugea, le rejaugea, fit la moue : « Ouais, c’est moi, mais sans les galons. Je m’en fous, j’ai commencé un régime. ». Couvert par le bruit, il s’approcha le plus furtivement possible. Il tapa sur l’épaule du lourdaud qui essayait de ne pas trop se faire distancer. Lequel se retourna, et reçut un magistral uppercut. Il n’eut pas le temps de crier qu’il recevait une grosse pierre sur la tête et s’affala. Le marquis fut alors plus rapide qu’il ne l’avait jamais été : il tira sa victime sous la verdure par les pieds, dégrafa son pourpoint, tira ses chausses et déguerpit. Un cerf vit un Arlequin entrer dans un buisson. L’instant d’après, une ombre en sortait. Quand le marquis retourna près de sa monture, ses gens l’avaient enfin rejoint. Alors que ces pseudo-courtisans s’enquerraient de son bien-être et s’étonnaient de son changement d’apparence, il les arrêta. « Il y a des ennemis ici. Nous allons devoir les ralentir, le temps de ramener du renfort. Voici comment ». Il leur exposa succinctement son plan. Puis il leva le poing vers le ciel, d’un geste auguste : « J’ai une dame à honorer, il est hors de question que ces vauriens m’en empêchent ! »

Au bord de l’étang, au milieu des piaillements des oiseaux, le rocher céda tout à fait. L’eau du lac, enfin libéré de son carcan de granit, bondit dans la brèche. Elle se précipita, bouillonnante, joyeuse, espiègle, curieuse du monde qu’elle découvrait. Elle vit la petite rigole qui serpentait plus bas, une invitation qu’elle accepta sans hésiter. Puis elle découvrit la vaste campagne en-dessous. Il était temps de parcourir le monde.

Judith courait tant bien que mal, vacillant sur ses béquilles, parfois s’en passant d’un bond maladroit. « Par toutes les ébullitions sauvages, je suis dans un sacré pétrin ! » Elle apostrophait chaque passant sur sa route, le visage marqué par l’angoisse. « Le canal a cédé, il faut retenir l’eau ! », hurla-t-elle à pleins poumons. Hyacinthe la fit monter Pompon. On lui donna une carotte – à Pompon, hein, et ce beau monde partit vers l’amont.

Caroline, dans sa fosse, s’entraînait. Elle suait sang et eau, râlait, haletait. Le feu de l’effort répondait au feu de son âme. « C’est un projet politique. Rien de plus », martelait-elle en frappant la quintaine d’estoc. « La Dutilleul est austère et froide.On me l’a assez dit. »
Taille. Estoc. Taille.
« C’est ça, non ? »
« La Dutilleul est une veuve sans scrupule, sans remords, sans pitié. » Elle asséna un grand coup de hache à la cible. Le choc résonna dans le bois humide.
« Hein ? C’est comme ça, non ? »
La Vergandonsk n’était qu’un grain de sable dans le rouage de sa politique. Voilà tout. D’ailleurs, elle n’y pensait pas.
Taille. Estoc. Taille.
« Je n’y pense pas », gronda-t-elle en tapant de toutes ses forces.

L’équipe de terrassement arriva bien évidemment trop tard. Le flot était en train de créer une rivière. Tout ce qu’il pouvaient faire, maintenant, était d’essayer d’en réduire le débit. Et ils regardaient, impuissants, le flot se diriger vers la ville. « Allez les enfants ! », harangua Judith. « Hop hop hop, siffler en travaillant, tout ça ! Il faut réduire le débit ! Comblez-nous ça de pierres ! » Un des gars cracha dans ses mains, et fit levier pour faire basculer une grosse pierre, grosse comme… Vous voyez la table basse modèle Plöesåustky ? À peu près gros comme ça. Non, pas celle-là : la petite. Oui, ça ne paraît pas impressionnant vu comme ça, mais c’est que c’est lourd, de la pierre. Le résultat parut dérisoire. Un des travailleurs se plaignit : « On ne pourrait pas faire comme la dernière fois ? Un gros boum et on n’en parle plus ?
– Je n’en ai plus, constata Judith, toujours juchée sur Pompon.
– Pourquoi ?
– C’est un laboratoire que j’ai, pas un arsenal », répondit-elle. Et ils se remirent au turbin.

L’eau était heureuse de son voyage. Elle était arrivée à l’entrée d’une charmante bourgade. C’était bien joli et curieux, toutes ces petites maisons serrées les unes contre les autres. Elle si elle visitait un peu ? Elle pourrait passer quelques jours ici, ce serait bien. Elle bondit dans une ruelle, happée par le charme des lieux. Chaque pavé était une promesse d’aventure, chaque seuil un défi. Elle s’engouffra avec la vivacité d’une enfant trop curieuse. Elle zigzagua, joua sur les pavés comme sur des cailloux plats, et sauta sur les seuils des portes.
Elle serpenta d’allée en square, d’abord discrète, avant de s’étirer, s’étaler, s’élargir. Elle s’offrit un détour par une chapelle, probablement pour apprécier les vitraux.
Un homme, portant un banc sur l’épaule, la remarqua.
« Hein ? » fit-il.
Le temps qu’il se retourne, ses bottes baignaient.
« Oh. »
Il se mit à courir.
À chaque porte, des gens s’agitaient, barricadaient, vidaient caves et greniers. La vieille eau, farceuse, leur jetait des éclaboussures. « Coucou ! », fit-elle en jaillissant sur la jambe d’une fillette qui filait au pas de course.
L’eau progressait.
« Ça va monter », murmura un ancien, moustache blanche et front plissé, en claquant la porte de sa cave.
Et, en effet, ça montait. L’eau progressait : « Oh ! Un château ! Voilà précisément un endroit pour faire du tourisme ! » Elle décida d’aller au moins en faire le tour.

Cabistan était devant les portes du château. Il avait la mine sombre et les vêtements de même. Il montait un étalon noir comme une nuit sans lune. Il avait donné pour instruction à ses gens de se manifester bruyamment en divers endroits du bois, et surtout de s’enfuir rapidement. Tout ce qu’on pouvait espérer pour le moment, c’était de ralentir la troupe. Cabistan n’était plus que fureur, rage et tonnerre. Il se retourna. Il vit la vague arriver. Il vit le fossé. Il vit Caroline. Il sauta.
L’eau entra dans le fossé. Elle était passée par la boulangerie pour goûter les spécialités locales, et cela l’avait un peu alourdie. Elle détrempa le sol herbeux. Caroline, elle, tapait la quintaine. L’eau prenait son temps pour visiter. Elle s’embourbait. Caroline ne l’avait toujours pas vue. L’eau se sentait bien. Elle avait envie de rester. Limite elle devenait stagnante. Puis Caroline vit un reflet au sol. Elle s’arrêta, alla vers le reflet : c’était de l’eau. Tout autour d’elle, le sol était noyé. Elle essaya de franchir l’obstacle liquide. Elle s’enfonça dans le sol détrempé. Sa botte fut aspirée. Forcément, elle essaya de se dégager avec l’autre pied. Qui fut aspiré de même. Sa posture devint assez inconfortable. L’eau montait, et elle était coincée. Benoist, heureusement, était là. Il glissa un bras sous ses épaules et tira de toutes ses forces. Les muscles endoloris, suant, rageant, pouce par pouce, il la dégagea. Ils remontèrent le fossé, glissant, rampant, peu importe. L’eau, elle, montait à son rythme.

Benoist ne l’avait pas lâchée. Elle était maintenant dans ses bras, essoufflée. Ils regardèrent le fossé qui se remplissait. Ils eurent un éclat de rire, comme ceux qui défient la mort. Caroline regardait Benoist avec des yeux éperdus. Il lui rendit son regard avec des yeux inquiets. Ils haletaient en même temps. Ils avaient la même boue sur la peau. Leurs souffles chauds se mêlaient dans la fraîcheur du soir. Caroline ferma les yeux et tendit les lèvres. Benoist jeta un œil derrière lui, et la lâcha.
Caroline tomba sur les fesses avec un cri de surprise.
« Pardon ?! hurla-t-elle.
– Je reviens, annonça-t-il. Ils vont mettre le siège. Tiens bon. Je serai là après-demain. Où est la Vergandonsk ?
– Mais ! Goujat !
– M’en fiche. Où est-elle ?
– Je ne dirai pas. », asséna Caroline, les bras croisés sur la poitrine.

Oui, l’être humain est comme ça. Même au milieu d’une grande catastrophe, on en est encore à faire preuve de jalousie. Elle ne laisserait pas l’opportunité au marquis de se rapprocher de celle qu’elle percevait maintenant comme une rivale. Le marquis soupira : « Si on a quelqu’un qui déplace des montagnes, c’est le moment de s’en servir. Où est-elle ?
– Je ne dirai pas. »
Caroline s’enfonçait dans l’obstination. Le marquis eut un instant d’agacement : « Je suis couvert de boue, j’ai mal partout, une troupe va assiéger le château, une inondation arrive. J’ai pas particulièrement la tête à la bagatelle : où est-elle ?
– Qu’est-ce que tu lui veux ? Elle est à MON service !
– Justement, ça serait bien qu’elle puisse te filer un coup de main. Vite, le temps presse !
– Je ne sais pas où elle est. Certainement au barrage. » Caroline avait cédé. Elle leva les yeux vers Benoist : « Ne me laisse pas !
– Justement non. Je pars pour ne pas te laisser. Enferme-toi avec tes hommes, et bon courage ! »
Et il partit au galop. En serrant les dents, évidemment.

Les citadins comprirent assez vite que l’inondation ne représentait pas un énorme danger. La coulée tenait plus de la rivière que du raz-de-marée. Bon, ils ne savaient pas qu’en amont, de terrassiers étaient à pied d’œuvre pour en limiter le débit.

La châtelaine Dutilleul organisa la défense du mieux qu’elle put. Les ordres fusaient. Concentrée, implacable, elle avait compris la situation. Loin de l’inquiéter, elle vit l’arrivée de l’eau comme une opportunité : c’était un obstacle entre ses assaillants et elle. « Et amenez-moi l’espion que Vergandonsk a pris ! »

Au loin, un nuage de poussière trahissait l’avancée de la troupe. Quand les fantassins arrivèrent pour enlever le château,ils furent arrêtés par des douves toutes neuves. Assaillants et assaillis en furent donc réduits à s’observer en chiens de faïence. Le chef du corps expéditionnaire dit : « Assécher les puits… J’ai du mal à voir comment il aurait pu faire pire.
– Qui ça ?
– Le saboteur qu’on a envoyé la semaine dernière. Il était censé préparer l’offensive en asséchant les puits. Il a compris ça comme « remplir les douves », visiblement. »

Alors qu’il prononçait ces mots, un bruit sourd le coupa. Au milieu de ses hommes, un paquet était tombé au sol. Il l’ouvrit. C’était la tête de l’espion. « Bon, on dirait qu’au moins il a essayé… »

Une histoire alambiquée 14

Benoist Cabistan, marquis des Scalliers, était mauvais cavalier. Bon, pas pire cavalier que quelqu’un qui n’avait jamais monté, mais enfin pas beaucoup mieux. La faute à la paresse de s’entraîner convenablement. Et pourtant, il tenait absolument à monter un étalon, ce qui n’arrangeait pas l’affaire, l’étalon n’étant pas réputé pour sa docilité.
Mais ce matin-là, le marquis était radieux. Le temps était doux, il avait fait bombance la veille, et plutôt que de devoir se déplacer dans les bas-fonds de la ville, il avait fait venir une toute jeune femme qui, la pauvre, n’avait pas passé aussi bonne nuit que le marquis. Il partait ourdir, comme il se doit, d’horribles complots dans l’atmosphère confortable d’une cave mal famée. Une excellente matinée.
Franchement ça se présentait bien. À part deux-trois broutilles, comme le fait de devoir coucher dans un châtelet austère tenu par un genre de veuve noire. Et ses espions portaient de curieuses nouvelles. Dans ce fief-là, apparemment, un immense dragon était sorti de terre, crachant flammes, soufre et eau. La puanteur qu’il dégageait faisait trembler les bêtes qui s’effondraient, abattues. On y disait qu’une alchimiste qui vivait recluse au fond de l’antre du dragon avait découvert le grand œuvre. On y parlait aussi d’une nouvelle recette de rognons sauce ravigote. Était-ce lié ? Benoist soupira. Espérons que le dragon ne soit qu’un lézard un peu gros, que ces dégénérés avaient amplifié jusqu’au mythe. L’alchimiste ne semblait pas trop problématique. Par un petit coup du sort, une poussière vint heurter sa pupille : il se fourra le doigt dans l’oeil.
Ce qui l’ennuyait plus, c’était la perspective d’une nuit sans les plaisirs de la chair. Dutilleul était connue pour son austérité. Benoist soupira. Sous son manteau de route, il portait de superbes collants bigarrés vert et bleus, dont la teinture lui avait coûté une petite fortune : la récolte de guède avait été catastrophique l’année précédente, c’était une horreur à trouver. Et comme plus personne ne portait de bleu, il passait à la fois pour riche et original. Sa culotte bouffante jaune à crevés bleus complétait cette symphonie de couleurs criardes, le tout couronné par un pourpoint vert et rouge. Bref, il était si bigarré qu’on en venait à envier les daltoniens.

Son arrivée au château Dutilleul ne passa pas inaperçue. Juste avant d’entrer, il arrêta sa troupe : « Attendez, on va s’en payer une tranche. On va leur montrer, aux culs-terreux, ce que c’est que la classe et la puissance. » Et il entra dans la cour d’honneur comme en territoire conquis, au son des cors de son escorte.
Sur ces entrefaites, Hyacinthe, qui profitait de sa présence opportune en ces lieux pour apporter son aide au personnel surchargé, passa derrière l’étalon, les bras encombrés de nappes blanches pour la table du dîner. Il ne faut pas passer derrière un étalon. Celui-ci décida que la tête du blanchisseur ne lui revenait pas, et lui décocha un léger coup de sabot. Un léger coup de sabot en pleine tête suffit à vous mettre par terre dans la position dite du « toutou quémandant des caresses », ce qui fut fait. Mais le mouvement du cheval versa l’incompétent cavalier sur les graviers de la cour, encore tout mouillés de la pluie de la veille. Hyacinthe geignit. Le marquis jura. L’assistance était mi-pliée, mi-gênée. Une lavandière courut à la rescousse de Hyacinthe alors que Cabistan était seul dans sa flaque. Il en conçut de l’humeur.
Enfin, pas vraiment seul. Dutilleul se mordait les lèvres. On voyait dans ses yeux l’humidité de la compassion. Elle savait aussi que ce n’était pas à une femme d’aider le maître à se relever. D’un rapide regard, elle envoya un des ses gens aider le crotté marquis.

Benoist attendait le dîner dans sa chambre. Il était dans une humeur exécrable. Il s’était couvert de ridicule avant même de franchir le pas de la porte de ce taudis pierreux. Les filles d’ici avaient la chtouille, on mangeait principalement des légumes bouillis et plutôt qu’un bouffon, la châtelaine préférait la compagnie d’un historien. Autant dire qu’on s’y ennuyait plus qu’au fond d’une oubliette.

Et en plus on le faisait attendre.

On toqua à sa porte. Il l’ouvrit, et Caroline parut. Elle avait quitté sa pratique tenue d’officier militaire pour la robe de soirée que Hyacinthe lui avait faite. Quand elle ouvrit la porte, même les flammes des bougies vacillèrent. Elle était… estomaquante. Le rouge et le pourpre s’enchevêtraient dans une cascade de couleurs qui lui faisait des jambes longues comme un jour sans amour. Elle portait par-dessus un châle noir comme ses cheveux, et elle avait rehaussé ses lèvres d’une touche de rouge accrocheur.

Benoist en fut surpris : « Ben, on dirait qu’elle a changé depuis la dernière fois, la pimbêche. »

Elle lui tendit sa main. Il voulut la prendre. Elle la mit horizontale, les doigts vers le bas. Le marquis chercha à ajuster sa poignée de main. Il n’y parvenait pas. Elle laissa échapper un petit rire cristallin. « Ah oui,  » fit le marquis, « on est encore à l’ancienne ici », et il posa ses lèvres sur le gant de Caroline. De très loin dans sa mémoire, remontèrent les souvenirs des leçons de sa grand-mère, et il ne fit pas « Smack ! ». Premier test.

« Si vous voulez vous donner la peine de me suivre, messire », invita Caroline. Et lentement, degré par degré, elle fit volte-face pour le précéder. La lueur des bougies glissait sur le pourpre de sa robe, mettant le feu à chaque pli de soie. Et lorsque d’un geste précis, elle fit glisser le châle noir, ce fut comme si la nuit se retirait pour laisser éclater l’aube. Son dos nu apparut. Un dos sculpté par l’orgueil des dieux. Un sillon. Une ligne de crête pure. Benoist, lui, avait chaud.

« Tiens, tu t’es changée aussi ? » Hyacinthe était étonné. « Ben quoi, me regarde pas comme ça, toi aussi t’es en pingouin.
– Oui, mais, euh… Je suis un homme ?
– Et alors ? Macho, va ! La Dutilleul a dit « tout le monde sur son trente et un » : j’ai tenté quelque chose.
– Oui, oui oui. Ben dis donc, c’est… comment dire ? Particulier.
– Je l’ai fait moi-même.
– Ça se voit.
– Je dois mal le prendre, c’est ça ?
– Hein ? Oui. Je veux dire : non, non ! C’est… C’est moderne, voilà tout. Hyper moderne. Moi je suis plus traditionaliste.
– Ouais, pour ne pas dire réac’, hein ? », termina Judith dans un sourire plein de dents.

Caroline s’était entraînée à rouler les hanches, et elle mettait sa pratique en application. Elle entendait derrière elle une respiration intense. Arrivée à la table du dîner, elle se tint debout devant sa chaise. Second test.
Benoist ne s’assit pas. Il resta interdit un moment. Dans sa marche* des Scalliers, le marquis n’avait guère que la beauté de la jeunesse. Assez rapidement, les dures conditions de vie fanaient ses plus belles fleurs. Et là, il se trouvait avec ce qu’une vie saine et active produit de merveilleux. Il ne savait pas comment réagir. Dans son crâne au front dégarni, les idées naviguaient comme des péniches neurasthéniques. Lentes et inertes, elles avançaient au pas des ânes. Caroline ne s’asseyait toujours pas. Elle attendait patiemment que les manœuvres méningiques se terminent. Benoist ne s’asseyait pas non plus, vaguement conscient qu’il ne fallait pas le faire. Soudain les péniches s’entrechoquèrent : « Ah, ah, ah, oui, ah, ah, ah, la chevalerie, tout ça.. » Et il lui avança sa chaise. Caroline s’assit avec un sourire satisfait. « Racontez-moi votre voyage, mon cher…
– Oh ben ça a été. Vous savez, il faisait beau. On a profité de la balade pour tirer un daim. D’ailleurs, à ce propos, j’ai failli mourir de malemort pas plus tard que le mois dernier, pendant la partie de chasse avec… »
Blablabla. Blablabla. Blabla.

Pendant que le marquis des Scalliers s’épanchait en long et en large sur ses débordements quotidiens, derrière, on n’était pas à la fête. Les soudards du marquis avaient débarqué là-dedans comme une boule dans un jeu de quilles, et tout ce beau monde courait à qui mieux-mieux.

Judith, elle était aux prises avec le monstre du couloir. Elle l’avait reconnu, tapis dans l’ombre sournoise d’un recoin égaré du château. Il était ramassé, prêt à bondir. Judith était interdite. Il avait le poil fuligineux, hérissé et crépitant d’électricité statique. Judith avait la chair de poule. Ses yeux jaunes et mauvais, percés d’une fine fente, luisaient dans la pénombre. Judith avait les pupilles dilatées. Hyacinthe dit : « Ben qu’est-ce qu’il t’arrive ?
– Chht.
– Quoi ?
– Chht. Là-bas. Le monstre ?
– Le monstre, quel monstre ?
– Ne bouge pas ! Je crois qu’il nous a repérés…
– Fllll, fit le monstre dans un râle.
– Brrr, fit Judith dans un frisson.
– Miaou, ajouta l’ombre.
– Aaaaaah !, cria Judith
– Oh le petit chat ! Regarde comme il est mignon !, détruisit Hyacinthe en essayant de s’approcher du chaton. Judith lui prit la main : « Ne fait pas ça, c’est dangereux !
– Mais non, ce n’est qu’une petite boule de poil.
– C’est un terrible assassin sournois.
– Doucement, Judith, calme-toi… Tu éclates les montagnes en petits cailloux, c’est pas un tout petit minou de rien du tout qui va…
– Je peux pas ! J’ai peur ! Je suis allergiiiiique ! »

Benoist, lui, était aux prises avec un autre genre de cauchemar : un dîner mondain. Il se servit une portion de ragoût : « C’est donc ça, les nouveaux rognons sauce ravigote dont j’avais entendu parler ? » Caroline le couvait des yeux. Elle était un coude sur la table, la main caressant sa bouche comme on le fait quand on est concentré, mi-souriante. Elle ne dit rien. « C’est fameux, dites voir ! Mais comment est née cette recette ?
– Oh, dit Caroline, rêveuse. On a eu une surproduction, il a bien fallu trouver quelque chose.
– Ah, très bien. Dites voir, j’ai aussi entendu parler d’un alchimiste qui aurait trouvé la pierre philosophale ?
– La pierre philosophale, soupira Caroline en battant frénétiquement des cils… Non, pas que je sache. On a trouvé un espion, même pas à vous, d’ailleurs, mais c’est tout.
– Hé bien je rosserai tout le service de renseignement d’importance ! Il n’y a vraiment rien de bon chez ces gens-là !
– Vous feriez mieux d’aller chercher vos renseignements vous-même, marquis, minauda-t-elle… à la source… « 
Au loin, on entendit un « Aaaaah !
– Que se passe-t-il ? demanda le marquis.
– Rien, rien. Probablement un dragon qui s’est coincé la queue, rien de plus.
– Un dragon ? C’est donc vrai ? Le marquis se dandina un peu sur sa chaise. « Nous avons des rumeurs sur la présence d’un dragon qui fend les pierres, c’est donc vrai ?
– iiiiique, fit le lointain.
– Qui fend les… oh, on a bien quelqu’un qui fend les pierres, ici. Mais ce n’est pas un dragon. Enfin, pas vraiment. Je vais l’appeler, vous vous ferez une idée par vous-même. »
D’un geste sûr, rien que d’un geste, elle fit venir le maître d’hôtel : « Allez nous quérir la Vergandonsk, s’il vous plaît. »

Quelques minutes plus tard, le maître d’hôtel était de retour. Il n’avait pas l’air tout à fait à son aise. Caroline l’interrogea d’un regard : « Elle arrive, madame ». Dans le couloir, on entendait des « clop, clop » des plus inquiétants. Puis un « boum ». Puis « tudieu de camelote en polyvinyle de recyclage ! ». Le maître d’hôtel annonça alors : « Madame Vergandonsk! », et Judith entra, mais sans béquille. Elle avait changé de jupe. C’était une jupe sans couleur. Enfin, si. Avec beaucoup de couleurs. Elle renvoyait au monde les mille et un coloris imaginables dans des dégradés chatoyants. Et au-dessus, elle portait une veste très courte dans un genre de cuir d’un noir profond et très souple. Elle tenta une révérence (on entendit un très léger « ouille ! » à cause de l’entorse), puis tendit sa main gantée au marquis, qui ne se fit pas avoir cette fois. « Dites donc, quelle matière, quelle douceur !
– N’est-ce pas ?
Elle montra sa jupe : « le plastique, c’est fantastique. » Puis sa veste : « le caoutchouc, hyper doux ». Elle tira sur ses gants pour les faire claquer : « C’est une question de réflexe, je suis adepte du latex. Vous connaissez la synesthésie, Elmer ? C’est quand la nourriture a du rythme. » Benoist regarda Caroline, totalement perdu. Elle rit, son gobelet à la main. « Je pense qu’on n’a pas la ref’. J’ai l’honneur de vous présenter Judith Vergandonsk, alchimiste du génie. Du ou de, peu importe, je crois que les deux s’appliquent. C’est elle qui nous sculpte le paysage en déplaçant des montagnes. »

Benoist regarda Judith. Elle lui rendit son regard. Elle avait dans ses yeux des millénaires de sagesse accumulée, elle avait dans son regard la tendresse des dieux pour la race des hommes. Elle avait dans ses iris la puissance de son aïeule Lilith. Elle regardait Benoist comme un dragon regarde un mouton. Elle était immense, écrasante, superbe. Caroline se saisit instinctivement de la seringue. Benoist, lui, était happé par ce maelström. Il bredouilla : « C’est… Donc l’alchimiste est en fait le dragon ? » Judith rit. Ses lèvres dévoilèrent un rapide éclair blanc qui pouvait mordre les coeurs quand elle le désirait. Caroline eut un rictus. Ne souhaitant pas s’étendre davantage, Judith s’inclina pour prendre congé, dans un mouvement d’une grâce extraordinaire, comme issu d’un ballet féérique.
Benoist se leva pour la suivre, hypnotisé. Caroline n’en revenait pas. Personne n’avait prévu ce qui se passait. En tout cas pas elle. C’était inadmissible. Outrée, elle se saisit prestement de la seringue préparée par Judith – la blanche, et la planta dans les fesses du marquis. Le piston fut prestement actionné. « À moi. Ceci est à moi. », dit Caroline.
Les yeux de Benoist s’agrandirent dans l’expression de la terreur la plus pure. Il tomba à genoux. Quand il revint à lui, il serrait les jambes de Caroline dans ses bras. À l’entrée de la pièce, les béquilles avaient été ramassées.

En revenant au village, Hyacinthe demanda : « Qu’est-ce qu’il y avait, dedans ?
– De l’adrénaline. Un vasoconstricteur, histoire de rendre le marquis inopérant pour la nuit. Si on lui donne ce qu’il veut, il prendra son plaisir égoïste et partira. S’il en est empêché, son désir ne sera que plus fort. De frustration, il reviendra… »

  • Le comté est le domaine du comte, la marche est le domaine du marquis. Non ça n’est pas le marquisat.

Une histoire alambiquée 13

Caroline faisait les cents pas. Elle tournait et retournait dans son bureau comme un hamster dans sa roue. Non, c’est pas comme ça qu’on dit. Comme un lion en cage. Mieux. Ses espions avaient repéré des mouvements de troupe au sud de son fief, et Benoist Cabistan n’avait pas donné signe de vie depuis un mois. Il devait être là le lendemain.
Judith et Hyacinthe se firent annoncer.
« Êtes-vous prêts ?
– Nous oui, mais vous ?
– Farpaitement. Je suis parfaitement prête… »
Caroline se tordait les mains. Judith eut un sourire moqueur :
« Hé bien, farpait, alors. Avant la répétition générale, Hyacinthe a à vous faire passer le dernier essayage. Si vous voulez bien vous donner la peine d’enfiler ceci… »
Et Hyacinthe, dans une révérence, tendit un paquet à Caroline. Qui, n’étant pas familière des manières de la cour, crut qu’il se fichait d’elle. Elle lui arracha le paquet des mains d’une moue hautaine, et s’en fut.
Ce ne fut pas la même qui revint. Déjà, elle était beaucoup plus bruyante. Alors, pas bruyante en elle-même, non. Elle était bruyante par contumance : son arrivée était annoncée par des toussotements, par des bruits de piques qui chutaient maladroitement, par des sergents qui reprenaient leurs hommes : « En avant, garde à vous! » Oui, cet ordre est idiot.
Elle entra dans son bureau. Judith et Hyacinthe accusèrent le coup. Judith dit : « Ben mon potot, t’as fait du boulot qui ressemble à quelque chose. » Hyacinthe dit : « … ». Alors Judith lui remonta la mâchoire, qu’il avait décrochée. Comme ce n’était pas suffisant, elle le pinça.
Comme ce n’était pas encore suffisant, elle le poussa vers la châtelaine.
Comme cet idiot hormonal était toujours dans un autre monde, elle le mit en position par un bon coup de botte entre les hémisphères charnus. Ce qui, pour le coup, sembla le tirer de sa transe.
« Dites donc, ces fleurs soulignent avec délicatesse le dessin fort agréable de votre sternum… Et la finesse du tissu fait magnifiquement ressortir la tonicité de votre torse. Écartez les bras, un peu, pour voir ? Ah oui. Bien bien bien. Bon pour demain, il faudrait prévoir, comment dire ? C’est une robe bras nus, voyez-vous, et dans le métier, quand on dit nu, on veut dire que ce serait mieux sans fibre animale, si vous voyez ce que je veux dire. Bref, tournez-vous, un peu ? »
Caroline s’exécuta les bras toujours écartés, et Hyacinthe, concentré sur sa tâche, ne vit pas la baffe venir.
« Oups, pardon d’excuse.
– Y’a pas de mal.
– Mais je n’ai pas compris, vous disiez ?
– Il vous demande de vous raser sous les aisselles.
– Ho. »
Caroline devint rouge et rabattit ses bras le long du corps. Hyacinthe jeta un oeil à son amie. Elle était bras croisés et tapotait du pied. L’univers entier connait la signification d’une femme qui se tient les bras croisés en tapotant du pied. Néanmoins Judith le laissa finir.
Bientôt, Hyacinthe lui céda la place. « Bien, alors voici le vial contenant le philtre. Je vous préparerai l’injection demain.
– Et tout ça, à côté, c’est quoi ?
– Des aiguilles, des bougies de cire, un martinet, des cordes.
– Et un concombre ? Pourquoi un concombre ?
– Parce que. Ça vous viendra peut-être le moment venu.
– Ça fait vraiment sorcellerie de qualité.
– Ah. »
Les yeux de Judith naviguèrent entre ces ustensiles et la châtelaine, resplendissante dans sa nouvelle tenue.
« Ah ? … Ah oui, tiens. C’est marrant, je n’avais pas du tout fait le lien. Il faut croire que la sorcellerie est pratiquée par des hédonistes.
– C’est pour invoquer un truc ? Je ne sais pas dessiner, il faudra faire un pentacle ?
– Non non, non, pas du tout. Ce sont les euh… préliminaires.
– Je vous demande pardon ?
– Vous connaissez la heu… psychologie sociale ?
– C’est une méthode pour tabasser les foules ?
– Oui. Non ! Non non non ! Disons que je vous suggère d’utiliser la technique dite de la porte-au-nez.
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire que lorsqu’il sera mûr, voyant toute cette quincaillerie qui l’impressionnera à n’en pas douter, vous lui proposerez de n’essayer qu’une toute petite chose : cette fine aiguille, ici…
– Bon. Mais je me demande quand même si votre préparation sera efficace. Êtes-vous aussi douée pour mettre le feu aux hommes que pour faire exploser les pierres ?
– Elle est même meilleure », répondit Hyacinthe.
Les deux femmes se tournèrent vers lui. Il devint rouge écrevisse puis blanc neige puis jaune poussin, perdant ainsi toute opportunité de « noyer le poisson », comme on dit dans les joutes judiciaires.
Ce fut Judith qui prit l’initiative d’ignorer la réplique ad majorem mundi gloriam. « La suite maintenant. De quoi allez-vous parler en tête à tête ?
– Et bien, de géopolitique je suppose.
– Par pitié, non. Sinon tout ce que vous allez obtenir c’est un ennui mortel. Ennui mortel pour lui ce soir-là, pas pour vous, je sais que le sujet vous passionne.
– Il me passionne par nécessité. Je ne sais pas, alors. De chasse ?
– Pas mal. J’ai une meilleure idée.
– Laquelle ?
– C’est malheureux mais c’est comme ça, d’après mes informations sur le bonhomme, le meilleur sujet de conversation pour vous, c’est : rien.
– Rien ?
– Rien, nada, queue d’chie, peau d’zob, que dalle. Vous marquerez des points en la fermant, en faisant mine de l’écouter et en le relançant sur sa petite vie.
– Vous voulez dire que le marquis est capable de faire la conversation tout seul ?
– On peut voir ça comme ça, oui. »
Caroline rosit.
« Après, faites gaffe, nous avons aussi apprit que seul avec une femme, il avait souvent tendance à être, comment dire ? Assez brutal.
– Oui…. La poitrine de Caroline s’était soulevée profondément.
– Pas romantique pour deux sous.
– Oui… Caroline respirait fort.
– On nous a dit, par exemple, que…
Et Judith chuchota la suite dans les oreilles de la châtelaine. Qui tournait couleur pivoine et haletante.
Ce qui n’échappa pas à Judith.
« Ahem. Et donc, vous cherchez un mariage politique ? » La châtelaine se redressa.
« C’est cela.
– Politique, politique, ou politique, pas tant que ça ?
– Poli… Vous êtes en train de sous-entendre quoi, précisément ?
– Si je m’attendais… Bon, et bien madame, je vous offre non pas un, mais deux philtres ! Attention, vous ne pourrez en utiliser qu’un. Le blanc, que vous avez déjà vu, vous fera passer une nuit bof mais vous permettra de construire une relation sur le long terme. Le bleu, que je vous mets ici, à côté, vous fera passer une nuit… un peu plus intéressante, je dirai, mais ce sera très certainement la seule. Sur ce, je vous laisse, vous devez avoir de l’occupation.
– Une seconde.
– Oui ?
– Je viens de m’en rendre compte : si je peux utiliser le philtre, vu la procédure de… d’inoculation, c’est que je n’en ai pas besoin, en fait, non ? Enfin, je veux dire, pour que quelqu’un vous présente ses fesses dans le but de planter quelque chose dedans, c’est qu’on est déjà très avancé ?
– C’est un plaisir de travailler avec quelqu’un d’intelligent. Néanmoins je ne bosse pas pour rien, donc : le bleu ou le blanc ? »

Une histoire alambiquée 12

« Allez, Judith, on s’enfuira sur la route.
– Par pitié, Hyacinthe, je sais que ta migraine joue du tambour sur tes méninges, mais regarde : on est aux bons soins de ces trois malandrins, là. Tu vois le sol bouger quand tu marches, et moi j’ai des béquilles. Ça serait l’évasion la plus pitoyable depuis les îles Caïman.
– Gn’ai pas compris.
– C’est normal, c’est pas de notre niveau social. Néanmoins nous sommes dans une posture dont l’inconfort commence sérieusement à me gêner aux entournures. Il se pointe quand, le bellâtre ?
– De qui tu parles ?
– Du bellâtre.
– ?
– Du Kardashian.
– Cabistan. Il s’appelle Cabistan, corrigea Hyacinthe.
– Peu importe. Du benêt, quoi.
– Du Benoist, qué !, re corrigea re Hya… le même.
– Sérieux pas en public, ça pue !
– Hein ?
– Les contrepets, c’est comme les enfants : on ne supporte que les siens ! Bref, il nous reste ?
– Quatre gnours.
– Je n’aime pas. Personnellement, je me contretamponne de la politique générale. Ces histoires de famille et de qui gère les terres de qui me dépassent totalement. Mais. Par un coup du sort dont, personnellement, je me serai bien passée et dont je ne te tiens ABSOLUMENT pas pour responsable… Je te taquine, arrête de trembler comme ça, on dirait un mouton… Arrête de trembler comme ça, on dirait un mouton ? »
Judith semblait avoir mis le doigt sur quelque chose qui la tracassait. Sa cervelle avait buté sur quelque chose et en tirait les conséquences. Du coup, elle était là, bouche bée, le regard dans le vague mais les yeux toujours sur…
« Qu’est-ce que gn’ai fait, encore ? »
Et Judith partit le plus rapidement qu’elle put, cahin-caha sur ses béquilles. D’un peu plus loin, elle hurla : « T’aurais pas pu avoir la frousse plus tôt ? »
Et s’adressant aux malabars : « Allons chercher Magloire ! »
Surpris, les trouffions tirèrent leur arme, et la brandissant vers le ciel, reprirent le cri : « Allons chercher sa gloire ! »
Judith s’arrêta un instant : « Bon, ben ce qui est sûr, au moins, c’est qu’on ne pourra pas sauver tout le monde… »
On mit Judith l’estropiée dans une carriole de terrassier, qu’on attela à Pompon. Il fallu à l’alchi… la chim… la sorc… la seule femme de cette équipée, toute sa force, et de caractère et physique, pour rester dedans. Le moindre cahot la faisait valdinguer de gauche à devant et de haut à droite. Néanmoins Judith et Hyacinthe voulaient voyager dans une ambiance joyeuse et cherchaient à détendre, à défaut des muscles, l’atmosphère. Judith, par exemple, lança : « Pourquoi la potasse n’est-elle pas si dangereuse ?
– …
– Parce que c’est un truc assez basique ! Ha, ha, ha, elle est excellente ! Elle me bidonne à chaque fois. »
Hyacinthe sourit. La soldatesque ne sourit pas.
« À moi, à moi !, sautillait Hyacinthe. Pourquoi les couturiers font-ils d’excellents enquêteurs ?
– Ah, je ne savais pas, dit Judith.
– Parce qu’ils sont habitués à suivre des fils jusqu’au bout. »
Judith rit. La soldatesque ne rit pas.
« Et celle-là, celle-là : quelle est la différence entre un apothicaire et un alchimiste ?
– Ah ben tiens, c’est vrai, ça, je ne me suis jamais posé la question.
– L’apothicaire tue les gens un par un !
– Rôôôôh, Judith, t’es bête… »
Hyacinthe éclata de rire. La soldatesque éclata de gêne. Néanmoins ils tirent un rapide conciliabule. Quelques instants plus tard, un émissaire vint à leur rencontre :
« On n’a pas vraiment l’habitude avec la patronne, mais on aimerait bien essayer aussi. On aimerait vous proposer celle-là : qu’est-ce qui est vert et qui a une cape ? »
Hyacinthe et Judith échangèrent des regards interrogatifs.
« Robin des bois ? » La réponse n’était pas attendue. Il y eut un rapide conciliabule : « On pense que cette réponse n’est pas acceptable. La réponse est : »
L’émissaire s’éclaircit la gorge :
« Super poireau. »

« Allez, Judith, on s’enfuira sur la route.
– Par pitié, Hyacinthe, je sais que ta migraine joue du tambour sur tes méninges, mais regarde : on est aux bons soins de ces trois malandrins, là. Tu vois le sol bouger quand tu marches, et moi j’ai des béquilles. Ça serait l’évasion la plus pitoyable depuis les îles Caïman.
– Gn’ai pas compris.
– C’est normal, c’est pas de notre niveau social. Néanmoins nous sommes dans une posture dont l’inconfort commence sérieusement à me gêner aux entournures. Il se pointe quand, le bellâtre ?
– De qui tu parles ?
– Du bellâtre.
– ?
– Du Kardashian.
– Cabistan. Il s’appelle Cabistan, corrigea Hyacinthe.
– Peu importe. Du benêt, quoi.
– Du Benoist, qué !, re corrigea re Hya… le même.
– Sérieux pas en public, ça pue !
– Hein ?
– Les contrepets, c’est comme les enfants : on ne supporte que les siens ! Bref, il nous reste ?
– Quatre gnours.
– Je n’aime pas. Personnellement, je me contretamponne de la politique générale. Ces histoires de famille et de qui gère les terres de qui me dépassent totalement. Mais. Par un coup du sort dont, personnellement, je me serai bien passée et dont je ne te tiens ABSOLUMENT pas pour responsable… Je te taquine, arrête de trembler comme ça, on dirait un mouton… Arrête de trembler comme ça, on dirait un mouton ? »

Judith semblait avoir mis le doigt sur quelque chose qui la tracassait. Sa cervelle avait buté sur quelque chose et en tirait les conséquences. Du coup, elle était là, bouche bée, le regard dans le vague mais les yeux toujours sur…
« Qu’est-ce que gn’ai fait, encore ? »

Et Judith partit le plus rapidement qu’elle put, cahin-caha sur ses béquilles. D’un peu plus loin, elle hurla : « T’aurais pas pu avoir la frousse plus tôt ? »
Et s’adressant aux malabars : « Allons chercher Magloire ! »
Surpris, les trouffions tirèrent leur arme, et la brandissant vers le ciel, reprirent le cri : « Allons chercher sa gloire ! »
Judith s’arrêta un instant : « Bon, ben ce qui est sûr, au moins, c’est qu’on ne pourra pas sauver tout le monde… »
On mit Judith l’estropiée dans une carriole de terrassier, qu’on attela à Pompon. Il fallu à l’alchi… la chim… la sorc… la seule femme de cette équipée, toute sa force, et de caractère et physique, pour rester dedans. Le moindre cahot la faisait valdinguer de gauche à devant et de haut à droite. Néanmoins Judith et Hyacinthe voulaient voyager dans une ambiance joyeuse et cherchaient à détendre, à défaut des muscles, l’atmosphère. Judith, par exemple, lança : « Pourquoi la potasse n’est-elle pas si dangereuse ?
– …
– Parce que c’est un truc assez basique ! Ha, ha, ha, elle est excellente ! Elle me bidonne à chaque fois. »

Hyacinthe sourit. La soldatesque ne sourit pas.
« À moi, à moi !, sautillait Hyacinthe. Pourquoi les couturiers font-ils d’excellents enquêteurs ?
– Ah, je ne savais pas, dit Judith.
– Parce qu’ils sont habitués à suivre des fils gnusqu’au bout. »

Judith rit. La soldatesque ne rit pas.
« Et celle-là, celle-là : quelle est la différence entre un apothicaire et un alchimiste ?
– Ah ben tiens, c’est vrai, ça, gne ne me suis jamais posé la question.
– L’apothicaire tue les gens un par un !
– Rôôôôh, Gnudith, t’es bête… »

Hyacinthe éclata de rire. La soldatesque éclata de gêne. Néanmoins ils tirent un rapide conciliabule. Quelques instants plus tard, un émissaire vint à leur rencontre :
« On n’a pas vraiment l’habitude avec la patronne, mais on aimerait bien essayer aussi. On aimerait vous proposer celle-là : qu’est-ce qui est vert et qui a une cape ? »

Hyacinthe et Judith échangèrent des regards interrogatifs.
« Robin des bois ? » Cette réponse n’était pas attendue. Il y eut un rapide conciliabule : « On pense que cette réponse n’est pas acceptable. La réponse est : »

L’émissaire s’éclaircit la gorge :
« Super poireau. »

Blanc.

« J’ai pas compris, dit Judith.
– Moi non plus, dit Hyacinthe. »

Blanc.

« De toute façon, à chaque fois qu’on évoque les poireaux, il y a du blanc.
– En même temps c’est logique. »

Voilà. Douze tirades pour amener cette vanne. Qui fait chou blanc. Comme le poireau. Un soldat se mit à mimer le légume, poing en avant. « Supeeer poireau !…. non ? »
À cette époque en effet, le nouveau continent n’était pas encore découvert. La cape était donc encore un lourd manteau d’hiver, et les collants toujours un sous-vêtement. Heureusement quelqu’un proposa :
« À moi, à moi! Le comte demande à son espion : pouvez-vous garder un secret jusqu’à la mort ? Le type répond : Bien sûr, sire, et même après.
– Elle n’est pas mal.
– N’est-ce pas ? J’ai celle-ci, aussi. »

Et tout en racontant son histoire impliquant un habitant du comté voisin, deux prêtres et un tisonnier, le type grimpa dans la carriole. On riait, on riait.

Bon. Dans l’ambiance et au détour de la route, Pompon partir au trot. Oui, un ajustement de position malheureux des passagers avait fait claquer les rênes, semblait-il. Ça arrive. Il ne faut pas voir le mal partout.

Hyacinthe, derrière, se bidonnait avec les bidasses. Il était en train de leur faire une interprétation assez ridicule de « Le grand Quinquin » avec force déhanchés, quand il eut un déclic. La carriole avait disparu derrière le tournant. Il compta : « Une, deux, trois bidasses, moi ça fait quatre, Judith ça fait cinq… On est au complet. Alors qui est le type avec elle dans la carriole ? Houoh pétard ! » Il partit comme un dératé vers la carriole en sifflant.

Entendant le sifflet, Pompon tourna les oreilles de façon charmante et comique, mais malheureusement aucun spectateur n’était en mesure de profiter de l’instant. Malgré la vitesse qu’on lui avait fait prendre, il s’arrêta net dans un crissement de sabots et une gerbe de graviers dignes des meilleurs drifts. Les voyageurs perdirent l’équilibre et ce furent eux qui se retrouvèrent les quatre fers en l’air. On entendit le cri de Hyacinthe : « Judith, le type, là, il n’est pas de chez nous ! », ce qui est un peu raciste, mais personne ne releva.

De l’autre côté de la route et un peu plu loin, une voiture, rapide et légère, était sur le bas-côté, attelée à un cheval fougueux.

« On enlève Judith ! », hurla le couturier à l’intention des bidasses, qui lui emboîtèrent le pas. Enfin, deux seulement. Le troisième s’équipa d’un arc, du type à envoyer des bouts de bois pointus assez loin, et visa.

Et dans la carriole, on vit Judith se lever dans un juron : « Enfoiré d’espion à la cyanoacrylate ! Prends ça, c’est du dissolvant, pot de colle ! ». Bruit de choses qui se brisent. Puis une voix : « Mais ça pique ! »

Puis, juste après : « Mais ça pue ! »

Puis plus rien. Quand la folle équipée arriva à la hauteur de la carriole, une main se tendit et dit : « Corde.
– Oh. Celle-là je la connais : quand un cordier veut sa corde accorder, pour sa corde accorder trois cordons il…
– La ferme. Corde.
– On…on n’a pas de corde.
– Et ton pote, il utilise quoi, sur son arc ?
– Ah oui. Mais c’est quoi, cette odeur ?
– De la trièth’. J’ai pris un flacon au hasard, je lui ai cassé sur la tête, c’est tombé sur la triéthylamine. Ça pue, hein ? On risque de le sentir arriver pendant quelques jours. Ce monsieur voulait être discret et me soustraire. J’étais un peu contre sa volonté. Du coup je suis là et il n’est plus discret. »

Le cheval fougueux fut promptement fouetté et disparut avec son attelage. À six, avec Pompon, il était illusoire de le poursuivre.

Ils arrivèrent chez Anselme Magloire vers le début de l’après-midi. Le soleil était radieux, le vent doux : parfait pour empester. Il toquèrent à sa porte.

Ils attendirent.

Ce fut Laurent qui ouvrit. Ou Colas. Va savoir, toi. Colas a un grain de beauté sur la fesse droite que n’a pas Laurent, mais c’est pas facile à voir quand ils sont en tenue de travail. « Il faudrait leur faire des pantalons spéciaux », pensa Hyacinthe, tandis qu’un léger voile rouge passait rapidement sur son front. Mais bref. Le fils Magloire reconnut la visiteuse, puis se pinça le nez dans une grimace. Hyacinthe pensa, découragé : « Ah oui, on pue… ». Laurent Colas renifla Judith. Elle lança : « Laurent ?
– Groumpf.
– Ah. Colas, peut-être ?
– Groumpf.
– Oui, bon. Dis voir, j’ai deux mots à toucher à ton père… Et vous n’auriez pas un autre mouton ? »
Groumpf l’invita à entrer, ce qu’elle fit. Hyacinthe s’engouffra à sa suite, mais.
Boum.
Le jumeau, rapide comme le bourreau, lui avait prestement refermé l’huis au nez.

La troupe attendit.

Et quelques temps plus tard, Judith ressortit avec un autre paquet sanguinolent, en disant : « Bon, ben ses bestiaux ont effectivement la tremblante. J’espère pour notre marquis que ce n’est pas contagieux. »

Blanc.

« J’ai pas compris, dit Judith.
– Moi non plus, dit Hyacinthe. »

Blanc.

« De toute façon, à chaque fois qu’on évoque les poireaux, il y a du blanc.
– En même temps c’est logique. »
Voilà. Douze tirades pour amener cette vanne. Qui fait chou blanc. Comme le poireau. Un soldat se mit à mimer le poireau, poing en avant. « Supeeer poireau !…. non ? »
À cette époque en effet, le nouveau continent n’était pas encore découvert. La cape était donc encore un lourd manteau d’hiver, et les collants toujours un sous-vêtement. Heureusement quelqu’un proposa :
« À moi, à moi! Le comte demande à son espion : Pouvez-vous garder un secret jusqu’à la mort ? Le type répond : Bien sûr, sire, et même après.
– Elle n’est pas mal.
– N’est-ce pas ? J’ai celle-ci, aussi. »
Et tout en racontant son histoire impliquant un habitant du comté voisin, deux prêtres et un tisonnier, le type grimpa dans la carriole. On riait, on riait.
Bon. Dans l’ambiance et au détour de la route, Pompon partir au trot. Oui, un ajustement de position malheureux des passagers avait fait claquer les rênes, semblait-il. Ça arrive. Il ne faut pas voir le mal partout.
Hyacinthe, derrière, se bidonnait avec les bidasses. Il était en train de leur faire une interprétation assez ridicule de « Le grand Quinquin » avec force déhanchés, quand il eut un déclic. La carriole avait disparu derrière le tournant. Il compta : « Une, deux, trois bidasses, moi ça fait quatre, Judith ça fait cinq… On est au complet. Alors qui est le type avec elle dans la carriole ? Houoh pétard ! » Il partit comme un dératé vers la carriole en sifflant.
Entendant le sifflet, Pompon tourna les oreilles de façon charmante et comique, mais malheureusement aucun spectateur n’était en mesure de profiter de l’instant. Malgré la vitesse qu’on lui avait fait prendre, il s’arrêta net dans un crissement de sabots et une gerbe de graviers dignes des meilleurs drifts. Les voyageurs perdirent l’équilibre et ce furent eux qui se retrouvèrent les quatre fers en l’air. On entendit le cri de Hyacinthe : « Judith, le type, là, il n’est pas de chez nous ! », ce qui est un peu raciste, mais personne ne releva.
De l’autre côté de la route et un peu plu loin, une voiture, rapide et légère, était sur le bas-côté, attelée à un cheval fougueux.

« On enlève Judith ! », hurla le couturier à l’intention des bidasses, qui lui emboîtèrent le pas. Enfin, deux seulement. Le troisième s’équipa d’un arc, du type à envoyer des bouts de bois pointus assez loin, et visa.
Et dans la carriole, on vit Judith se lever dans un juron : « Enfoiré d’espion à la cyanoacrylate ! Prends ça, c’est du dissolvant, pot de colle ! »
Bruit de choses qui se brisent. Puis une voix : « Mais ça pique ! »

Puis, juste après : « Mais ça pue ! »

Puis plus rien. Quand la folle équipée arriva à la hauteur de la carriole, une main se tendit et dit : « Corde.
– Oh. Celle-là je la connais : quand un cordier veut sa corde accorder, pour sa corde accorder trois cordons il…
– La ferme. Corde.
– On…on n’a pas de corde.
– Et ton pote, il utilise quoi, sur son arc ?
– Ah oui. Mais c’est quoi, cette odeur ?
– De la trièth’. J’ai pris un flacon au hasard, je lui ai cassé sur la tête, c’est tombé sur la triéthylamine. Ça pue, hein ? On risque de le sentir arriver pendant quelques jours. Ce monsieur voulait être discret et me soustraire. J’étais un peu contre sa volonté. Du coup je suis là et il n’est plus discret. »

Le cheval fougueux fut promptement fouetté et disparut avec son attelage. À six, avec Pompon, il était illusoire de le poursuivre.

Ils arrivèrent chez Anselme Magloire vers le début de l’après-midi. Le soleil était radieux, le vent doux : parfait pour empester. Il toquèrent à sa porte.

Ils attendirent.

Ce fut Laurent qui ouvrit. Ou Colas. Va savoir, toi. Colas a un grain de beauté sur la fesse droite que n’a pas Laurent, mais c’est pas facile à voir quand ils sont en tenue de travail. « Il faudrait leur faire des pantalons spéciaux », pensa Hyacinthe, tandis qu’un léger voile rouge passait rapidement sur son front. Mais bref. Le fils Magloire reconnut la visiteuse, puis se pinça le nez dans une grimace. Hyacinthe pensa, découragé : « Ah oui, on pue… ». Laurent Colas renifla Judith. Elle lança : « Laurent ?
– Groumpf.
– Ah. Colas, peut-être ?
– Groumpf.
– Oui, bon. Dis voir, j’ai deux mots à toucher à ton père… Et vous n’auriez pas un autre mouton ? »
Groumpf l’invita à entrer, ce qu’elle fit. Hyacinthe s’engouffra à sa suite, mais.
Boum.
Le jumeau, rapide comme le bourreau, lui avait prestement refermé l’huis au nez.

La troupe attendit.

Et quelques temps plus tard, Judith ressortit avec un autre paquet sanguinolent, en disant : « Bon, ben ses bestiaux ont effectivement la tremblante. J’espère pour notre marquis que ce n’est pas contagieux. »

Une histoire alambiquée 11

Ils ne partirent pas. En tout cas pas ce soir-là. En effet, de l’avis général, le problème pouvait attendre le lendemain, vu que pour le moment, il suffisait de se servir dans les gouttières.

Et peu après le réveil, quand l’équipée se prépara au départ, la situation se présentait ainsi :
Judith, chimiste altière et expérimentatrice réputée,
A pour mère Julie et pour aïeule Lilith
Elle fut pour cette chevauchée installée par Caroline
Sur le cheval d’icelle, dont la gloire
Avait pris l’ascendant sur la misère :
Hier bourrin de trait, aujourd’hui destrier seigneurial.
La bête, au sabot d’airain, portait sur l’échine
La fatigue des champs de blé et la noblesse des champs de bataille.
Sa robe, cuivrée comme le crépuscule, luisait sous le soleil levant.
Sa large encolure supportait le vent et la colère des dieux.
Hyacinthe, lui, avait l’âne Pompon.

« Hé mais ça ne rime pas ! » se plaignit-il. « Vers libre », lui répondit-on. Et on donna le départ : « Vers la Victoire ! Hue, go !
– Ça me dit vraiment quelque chose, vous savez, suggéra Hyacinthe.
– C’est normal, à cette source attendent les gens de ces siècles…
– Ça me parle vraiment, mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus…. »

~~Après une courte et rigolote chevauchée de patelins folkloriques~~ Après une longue, dangereuse et éprouvante traversée d’un pays dévasté par le sort, ils arrivèrent au bord d’un lac. « C’est ici, expliqua Caroline »
~~Le coin était plutôt sympa : ensoleillé, une belle exposition, dégagé, l’onde proposait une pause rafraîchissante.~~ L’endroit était lugubre : en plein cagnard, balayé par les vents, et l’eau froide proposait une mort glaciale.
~~Quelques types étaient là, à la cool, appuyés sur leur pelle, et se grattaient le menton d’un air dubitatif.~~ Les hérétiques terrassiers infernaux attendaient les ordres de leur maître impie. « Le lac est plein, et la conduite part d’ici, voyez : c’est tout sec. »
Et effectivement, la conduite, un simple conduit en demi-cylindre, débouchait vide des berges du lac.
« Oh. Je vois », dit Judith. « Est-ce que vos fontainiers, là, pourraient me creuser un trou le plus proche possible de la paroi, s’il vous plaît ?
– Dans le roc ? Ça va être dur !
– Non mais un petit, hein ! Pas plus gros qu’un gobelet.
– Ici ?
– Oui, et puis là aussi ce serait parfait. » Et assez rapidement, au fond du tunnel d’alimentation bouché, une ribambelle de petits trous furent percés selon ce schéma, voir figure 3.

Judith déposa alors, dans chacun de ces petits trous, avec d’infinies précautions, un peu du contenu de sa fiole enrubannée. Par souci pédagogique et si telle responsabilité un jour vous échoit, voici la méthode qu’il faut utiliser : mettre une tige dans le récipient de destination – ici le roc foré. Peu importe la forme et la matière de la tige, pourvu qu’une extrémité soit accessible à l’opérateur, et que l’autre repose au fond du récipient récipiendaire : baguette de roseau, tige de verre, dague sacrificielle, tout est bon ! Versez ensuite votre liquide, ici aussi, tout fonctionne : eau, café, extrait méphitique de purulence démoniaque – vous êtes libres. Et, magie de la science, vous éviterez ainsi de répandre vos précieuses incantations dans un effet théière (oui, c’est comme ça que ça s’appelle) des plus regrettables. Mais reprenons. Judith trempa aussi, dans ces godets rocailleux, une longue mèche d’un bien curieux tissu, qu’elle manipulait également avec énormément de précautions.
Les badauds prolétaires la regardaient d’un œil goguenard mais curieux. Il se murmurait, dans les rangs, que la patronne, à court de solutions, avait fait appel à une foldingue, qui sortait la nuit pour insulter la lune, pour faire revenir l’eau dans leurs tuyaux. « Hé ben, si on en est à s’en remettre aux vieilles sorcières…
– Il paraît que c’est un alchimiste.
– C’est bonnet blanc et blanc bonnet. C’est pas trois formules magiques et deux fioles qui vont nous péter la montagne. »
Enfin, l’allumée du ciboulot fit mettre tout le monde à l’écart, accroupis, les mains sur les oreilles, et demanda du feu.
Ce fut un petit chambardement. Essayez de faire du feu sans briquet au gaz et sans allumette, dehors, un lendemain d’orage, vous m’en direz des nouvelles. Bon, OK. Il vous faut un morceau de marcassite, roche courante dans les carrières de la région… Oui oui, d’accord, plus tard. Non, d’accord, d’accord, j’ai compris, plus tard. Bref, finalement, on lui apporta une branche portant flammèche. Elle la posa sur la mèche.
La suite est un peu confuse. D’après les témoins les plus proches, la mèche disparut dans un grand éclair blanc, suivi d’un énorme Bang! tonitruant qui fit trembler les entrailles de la terre. D’autres prétendirent que la terre s’ouvrit dans un horrible Crac ! pour libérer les hordes démoniaques dans un nuage de fumée. D’autres encore virent les roches voler en éclats et perdirent un moment l’ouïe. Hyacinthe ne vit rien : il s’était pris un coup de coude dans l’œil de la part d’un fuyard. Caroline regardait la scène attentivement en gardant Judith dans un coin de son champ de vision. Les chevaux fuirent. Des années plus tard, Judith évoquera cet épisode en disant : « Ouais, bon, ça va. C’était qu’un coup de nitro, quoi. » Elle décrira l’ambiance sonore d’un laconique : « Ben, boum, quoi. », avec un haussement d’épaule.
Cependant, le nuage de poussière retomba progressivement. La buse d’alimentation en eau de la ville était ensevelie dans un amoncellement de caillasses de diverses tailles. Et au milieu de ce capharnaüm, le lac s’était mis à se déverser tranquillement dans les canalisations.
La Dutilleul vint.
« Ahem. »
Judith ne regardait pas. Elle cherchait Hyacinthe et surveillait l’écoulement de l’eau comme une ébullition dans un ballon.
« Ahem. »
Il est vrai qu’il était normal que la pression de l’eau, maintenant libre du carcan rocheux, soit suffisante pour emporter les petits débris de l’explosion.
« Ahem.
– Pardon, j’étais concentrée. Oui ? »
Et le regard de Judith croisa le regard de Caroline.
Dans ce monde, il y a la populace, la roture, le tout-venant de l’humanité. Des âmes simples et concrètes, pour qui le jour d’après serait parfait s’il tenait beaucoup du jour d’avant. Et puis il y a les autres : éclats de diamant dans une gangue terreuse, ces âmes-là voient grand, loin et vite. C’est toute la noblesse de l’humanité incarnée en quelques individus remarquables. Et quand deux de ces éclats se rencontrent… à tout le moins ils se reconnaissent. Il est peu besoin de mots dans leur conversation. La Dutilleul ne s’était pas enfuie en courant lors de l’explosion. Elle avait solidement tenu sa monture par le mors. Elle était restée droite et inflexible. Et elle regardait maintenant Judith. Judith, elle, comprit immédiatement qu’elle avait changé de statut. Qu’elle n’était plus considérée comme une diseuse de bonne aventure qui peut quémander quelque faveur au royaume féérique. Non. Elle était devenue le royaume féérique.
« Et vous faites ça souvent ?
– Oh non, pas tant que ça. Jamais avant onze heures, et jamais après dix-huit. Sinon les voisins se plaignent.
– C’est puissamment puissant, la sorcellerie.
– La chimie.
– L’alchimie, pardon. Dites, je pensais créer un corps du génie, dans ma milice, quel est votre avisé avis ? »
Judith héla un fontainier : « Dites, j’ai oublié de vous demander : vous avez bien un barrage, en aval ?
– Non, pour quoi faire ?
– Oups. »
Caroline la prit par l’épaule : « Ne vous inquiétez pas, il vont se débrouiller. Et votre fiole magique, là… Vous en avez d’autres ?
Judith balbutia : « Euh, non, non, pas sur moi. Enfin je veux dire : il faudrait que j’en refasse.
– En refaire ? Comme c’est intéressamment captivant. Venez, vous êtes en béquilles, permettez que je vous raccompagne.
– C’est à dire que je dois retrouver Hya… »
Cela heurta Judith avec la force d’une vessie gonflée d’azote. Elle se déplaça pour être visible de tout le monde.
« Je dois retrouver mon élève, et m’assurer que le passage ouvert n’entraîne pas une… trop forte… inondation.
– Je loue votre professionnalisme responsable. Laissez-moi vous prêter main-forte, en vous mettant cette escouade à disposition. Et puis venez me voir immédiatement, j’aimerai discuter de comment on déplace votre chaudr… votre cuisin… Comment ça s’appelle ?
– Ça s’appelle un saresteula. Je n’y manquerai pas. »
Judith se retourna pour mieux appréhender la catastrophe. Caroline alla parler à un de ses gros bras. La conversation eut lieu à mi-voix, mais on put voir la châtelaine désigner l’alchimiste du doigt, et le trouffion fit un salut. Puis Caroline partit.
Franchement, c’était pas si pire. Le lac se déversait maintenant dans un canal plus ou moins naturel bloqué rapidement par un accident de terrain. Hyacinthe parut. « Alors, comment ça se passe ?
Judith persiffla : « Ignoble décantation sulfureuse de nodules de mercure ! Cette garce me fait prisonnière. »