Je m’appelle Windows. Microsoft Windows. Agent 0010.

Je ne suis guère complotiste, mais tout de même. Voici une communication officielle de Microsoft, se vantant du lancement de Windows 10.

https://blogs.windows.com/windowsexperience/2016/01/04/windows-10-now-active-on-over-200-million-devices/

Pour les non-anglophones, je résume le propos : « Youpi, c’est super, la migration vers Windows 10 se passe super bien. Nos utilisateurs l’ont utilisé 11 milliards d’heures, 82 milliards de photos ont été regardées avec notre logiciel de photo, les joueurs ont joué 4 milliards d’heures, etc. On est trop fort, c’est trop bien, vive nous. »

J’espère que, comme moi, vous en êtes comme deux ronds de flan. Non ? Vous ne voyez pas ? Comment, à votre avis, savent-ils le temps passé sur des jeux, le nombre de photos regardées ? Hé oui, petit Zindow$ moucharde, et pas qu’un peu.

Vous savez que c’est un système d’exploitation utilisé par exemple dans le cadre de la défense nationale, ainsi que par des sociétés européennes comme Airbus, fort concurrentes avec des sociétés américaines. Combien Boeing paierait pour savoir ce qu’Airbus fait sur ses ordinateurs ? Combien Mercedes paierait pour savoir ce qu’on fait chez Renault ?

Microsoft est une société privée : elle fait ce qu’elle veut de ses données. Et ce que vous faites sous son système d’exploitation, c’est ses données. Même si vous êtes EDF ou le ministère de la Défense. Et Microsoft est libre de vendre ses données à qui elle veut. Comme, par exemple, je dis ça je dis rien : Daech. Ou la Syrie. Ou l’Arabie saoudite. Ou n’importe qui qui débarque à Redmond avec des sous dans la poche.

Après, je dis ça, c’est pour vous. Moi, je m’en fous, je suis sous Debian.

On ne prête qu’aux riches

La BNP, grande banque française, applique depuis le 1er janvier 2016 des frais de tenue de compte. Je ne disserterai pas sur ces frais fortement débattus. Foin de mauvais esprit, partons d’un bon sentiment.

Nous n’irons pas bien loin toutefois. Car la BNP propose une offre dite « Priority », soumise à conditions de ressources. Cette offre est gratuite. Elle peut s’activer à partir de 5000 € de revenus du foyer et 20000 € d’avoirs. On vise des clients à leur aise. Et ce bidule fait sauter les frais de tenue de compte. Et moi je bondis.

Donc, plus on a les moyens de payer les frais de tenue de compte, moins on paye. Ça ne leur suffit pas, les agios, pour faire cracher les petits revenus au bassinet ? Pourquoi en exonérer les riches ? On ne tient pas leur compte, aux riches ? Ne me dites pas que c’est principalement les comptes débiteurs qui posent problème, il y a déjà des tas de frais sur les comptes débiteurs, agios, frais d’envoi de courrier, frais de dossier… MM les banquiers, vous avez déjà utilisé cette excuse, il vous en faut une autre.

Et 20000 € d’avoir immobilisés font sauter 30 € de frais par an, soit le taux mirifique de 0,15% d’intérêts par an et par compte. C’est le livret A qui va être content. Voilà. Éthiquement et financièrement, ce retrait des frais de comptes, c’est une blague.

De l’ouverture facile.

Bon, les gens, il faudrait arrêter avec Skyrim. La compétence « sécurité » c’est bien joli, mais là on est dans la vraie vie, et je ne me promène pas avec ma vielle radio sur moi en permanence. Je ne sais pas si c’est contagieux, mais il y a une épidémie en ce moment de « je-suis-coincé-mes-clefs-sont-à-l’intérieur », c’est pas le premier que je débloque. Donc, je vous donne deux règles qui ne souffrent pas d’exception :
– on ne laisse pas de clef sur une serrure, jamais, en aucune circonstance,
– on sort de chez soi avec sa clef dans la main. Pas dans la poche, ni dans le sac, rien, nada, dans la main.
Je répète : pas d’exception, jamais. Même si vous avez une poignée à l’extérieur chez vous, parce que le jour où vous serez à l’hôtel après un folle nuit, vous oublierez la règle. Même pour descendre les poubelles. Même juste pour récupérer un plateau repas. Parce qu’un jour, vous récupérerez un plateau-repas à l’hôtel après une folle nuit, et il vous arrivera ça.
On étouffe ici, permettez que j’ouvre une parenthèse¹ : j’aime beaucoup la maman qui cache les yeux de son fils, et le gamin qui se retourne tout de suite, ça fait pavlovien, genre le gamin a l’habitude, c’est une scène quotidienne. C’est vrai qu’une paire de fesses couvertes par des saladiers, c’est couramment horrible à voir. J’espère qu’ils ne vont pas à la piscine.
Bref.
Les clefs dans la main quand on sort. Sinon, vous allez devoir nous appeler, ma vieille radio et moi. Mon fils risque de vous voir paniquer, et je vais arriver façon mousquetaire, puis je vais avoir un moment de mon-père-ce-héros. En plus je vous verrai tout nu avec un saladier sur les fesses, ce qui me fera me gausser d’un rire machiavélique en me tenant les côtés pendant un… Non, tout compte fait, oubliez ce que je viens de dire, laissez bien vos clefs sur la serrure, claquez bien vos portes avec vos clefs au fond du sac, je ne vais pas cracher sur le fait de me faire mousser devant mes gamins, ni sur l’opportunité de me payer votre tête ad vitam aeternam.

1. Allez Alphonse !

Venite Cantemus à la Madeleine

Elle est venue me voir, elle m’a dit : « Est-ce que ça te dérangerait, enfin je comprendrai que tu ne puisses pas, mais enfin, tu voudrais jouer le Messie à la Madeleine ? – Le Messie, le Messie… de Haendel ? À la Madeleine, comme l’église de la Madeleine ? Paris ? – C’est ça, oui, avec 500 choristes. – Tu crois vraiment que je peux dire non ? » Et me voilà dans l’aventure Venite Cantemus. Le concert est dans trois semaines, la partition arrivera dans 2 semaines, le lundi pour le samedi. Je répète le soir, en pizzicati (sans archet, en pinçant les cordes comme un guitariste), dans un coin de mon séjour pour ne pas réveiller mes jeunes enfants, et pour ne pas ajouter un problème de voisinage dans l’immeuble. Cela donne un côté petit enfant qui lit la nuit en cachette sous les couvertures avec une lampe de poche. Je parcours la pièce. Déjà je me concentre sur la partition, néanmoins ma mémoire me joue des tours : il y a un tube, quelque chose d’archi connu dans le Messie… Qu’est-ce que c’est, déjà ? Pas moyen de mettre le doigt dessus, et j’en suis aux 2/3… Je l’ai peut-être raté, pourtant j’ai fait gaffe et je suis sur la partie de 1er violon, je devrai le voir passer, le tube…Taa ta tada. Tiens, ça me dit quelque chose. Taa ta tada. Hum, oui, on dirait bien… bla blabla blabla blabla tsoin pouêt. Moui, mouof. Taa ta tada. Tiens, ça recommence. Taa ta tada. Tata tada. Tata tada. Halle lujah… Oh pétard je l’ai. HALLELUJAH ! HALLELUJAH ! Chérie, chérie ! On le connaît, en fait, le Messie ! On ne connaît même que ça. Comment j’ai pu oublier, tête d’ampoule ! C’est l’Alléluia ! C’est l’Alléluia ! Je vais jouer l’Alléluia avec 500 choristes ! Y’a du crin qui va voler, de la colophane en nuages, on joue l’Alléluia !
Bon, cette nuit-là, je n’ai pas vraiment dormi.
Les délais sont serrés, la pièce est immense, j’oublie le lendemain ce que j’apprends la veille. L’utilité de mon travail réside surtout dans le repérage des traits et la notation de tout ce qu’on rencontre comme blagues sur la partition, là un bémol qui vient naturellement au lieu d’un bécarre, ici un changement de position à anticiper, et là encore une cassure dans la montée. Je note le plus de choses possibles, je sais que j’oublierai tout ce jour-là. On ne sort pas de plusieurs années d’orchestre sans avoir appris quelques bricoles sur le fonctionnement de soi-même. Je me couche tard, je me lève tôt. J’ai l’adrénaline qui monte chaque jour un peu, le regard chaque jour un peu perdu. J’appelle ma sœur, violoniste amateur comme moi, mais ancienne élève du Conservatoire. Elle me siffle sa fierté : hey, jouer à la Madeleine, le Messie de surcroît, c’est une occasion à ne pas rater. Et puis, c’est du baroque, ce n’est pas très technique, ça se joue à la limite en déchiffrage. On se débrouillera pour la vie quotidienne ces quelques jours, mais tous, on sait que c’est un événement très fort pour un amateur, une chance inouïe. Je remercie tous mes proches de leur indéfectible soutien et de leur aide précieuse : certains avaient aussi des échéances capitales, mais on y a tous mis du sien. J’écoute différentes versions. Certains passages me sont aisés, pour d’autres je blêmis. Il y a des traits vraiment, vraiment rapides. Et techniques. Tu m’as eu, frangine.
La veille du concert, je prépare mes affaires. Et je scotche ma partition. Je ne sais pas comment ça se passe chez les pros, mais chez les amateurs c’est toujours comme ça : on te file, au mieux, des feuilles volantes. Là, j’ai dû les imprimer moi-même. Mais c’est le jeu, les partitions coûtent cher et comme on les annote, on travaille sur des copies. Je me rappelle de certaines photocopies de photocopies annotées de photocopies qui m’ont été fournies, on ne lisait pas les notes, on les devinait. J’ai même vu un alto secrètement les lire avec une boule de cristal. Ce coup-ci, c’est du luxe : partitions annotées scannées. Mais il faut faire la reliure. Pour des raisons inhérentes à l’usage de nos mains pour jouer, tourner les pages est un sujet d’inquiétude chez le musicien. Autant, devant un Proust, on se fiche de là où la tourne tombe dans la phrase, autant chez nous, c’est un vrai problème, parce que pendant le temps qu’on tourne, ben on ne joue pas. Donc on ré assemble nos partitions pour que les tournes arrivent aux meilleurs endroits. Désolés pour ça, mais on imprime nécessairement en recto simple, pour pouvoir faire nos découpages d’écolier, et coller à la UHU, soigneusement, en tirant la langue, tout-bien-comme-il-faut-sans-dépasser-sans-faire-de-corne. Je me suis limité au scotch, la dernière fois que j’ai pris des ciseaux, j’ai collé une ligne à l’envers, je ne tiens pas plus que cela à renouveler ma bêtise. Mon smoking est prêt, le biniou est nettoyé astiqué rangé, c’est parti pour le dernier dodo avant le grand jour.
L’arrivée des musiciens n’est généralement pas romantique. On débarque tous au compte-goutte, souvent les portes de la salle ne sont pas ouvertes, il faut entrer par une entrée détournée. Les personnes que l’on rencontre sont les petites mains, peu au fait des activités spectaculaires. Néanmoins, ce sont toujours les gardiens et femmes de ménage qui savent nous guider. On est perdus, il est tôt, on se place où ?, qui est le chef ? Il manque la moitié de l’orchestre, on ne sera au complet que le soir de toute façon. Les instruments réputés physiques ne font jamais toutes les répétitions. On se croirait sur un chantier à l’embauche. Je ne connais personne, beaucoup ont l’air de se connaître. Je m’en étonne, « mais oui évidemment on travaille souvent ensemble -Pardon, mais vous êtes des professionnels ? -Nous oui, mais je ne sais pas pour ces gens-là. » Ces gens-là s’avéreront être des étudiants du Conservatoire. Je précise : des étudiants du Conservatoire, pas du conservatoire standard, du Conservatoire avec une majuscule, l’unique, le national. Certains viennent même de celui de Londres. Autrement dit, si ce ne sont pas des pros, ils n’en sont pas loin. Je crois que j’ai changé de couleur à ce moment-là. J’ai compté 4 amateurs seulement dans un orchestre de 35 personnes.
« Tu m’excuseras, je déchiffre. – Moi j’ai passé 10 heures dessus et je le joue comme toi, c’est pour me dégoûter que tu me dis ça ? » C’était une boutade innocente entre collègues de pupitre, le coup de boule fraternel de la téci derrière une partition. Je trouve ma fierté quand même : les doigtés que j’avais inventés, mon professionnel de voisin les a quasiment tous adoptés. Il a dédaigné mes 2nde positions subtiles pour se cantonner à de classiques 1ère et 3ème, bien plus confortables en cas de déchiffrage. Les violoneux me comprendront : c’est quelque chose de voir que, tout seul dans son appartement, le soir, à la sourdine pour ne pas réveiller les enfants, on peut retomber sur les mêmes analyses que les vrais de vrais.
Pendant toute une journée, l’ordre du monde est changé pour moi : j’ai le Père sur l’estrade, étendant ses bras miséricordieux sur le monde musical à ses pieds, le Fils à sa gauche parce qu’il ne sait pas très bien latéraliser, et le Saint-Esprit sous les yeux, plein de notes d’ordinaire familières, mais aujourd’hui franchement hostiles (c’est ma partition). De temps en temps, on erre entre deux répétitions, la tête pleine d’airs, comme des phalènes autour d’un phare. Nous enchaînerons, si ma mémoire est bonne, 4 répétitions dans la journée, plus le concert. Les cordes sont le groupe qui répète le plus : c’est la colonne vertébrale d’un orchestre, on double les voix, contre-chante, rythme et j’en passe parce que je n’ai pas tant de vocabulaire que cela. On fait une répétition par groupe (chanteurs solistes, vents et chœurs), plus la nôtre en tout premier et éventuellement une générale. Les organisateurs sont des crèmes, ils sont présents, souriants et nous passent nos absences et nos trous de bon sens. Personnellement, je le perds facilement, mon bon sens, dans ces circonstances. Je me mélange les horaires et les lieux : l’essentiel pour moi, c’est d’être à mon pupitre quand on répète. « Excusez-moi, j’ai oublié ce qu’on a répété 15 fois. Non, je n’ai d’ordinaire aucune déficience mentale. Pour le repas, on a rendez-vous où et à quelle heure ? »
Je ne sais pas comment ils s’y sont pris, d’ailleurs, pour les repas, mais je n’ai jamais vu un service aussi rapide. En 1/2 heure, tout l’orchestre avait déjeuné. Entrée-plat-dessert-café-on-nous-a-dit-que-vous-êtes-pressés, et pourtant nous n’étions pas les seuls au foyer de la Madeleine. Et tout le monde a été d’une rare amabilité avec nous.
La musique n’a pas de frontière, dit-on. Je m’en vais vous l’illustrer. Au solfège, on apprend tous les termes musicaux en français, allemand et italien. Je n’ai, de mémoire, jamais rencontré que de l’italien, sur toutes les partitions. On ne joue pas fort, on joue forte. Le chef s’exprime en anglais, ça nous donne donc de l’itanglais. Mais il veut nous faire plaisir, donc il donne toutes ses indications de mesure en français. On parle donc italo-franglais. Mais de temps en temps sa langue maternelle lui échappe, il nous parle donc un superbe germanitalofranglais, sabir improbable hautement jouissif dans sa débrouillardise.
Il y a dans les concerts un moment à part, dans un lieu à part. C’est l’attente. La générale est terminée, le public va arriver, nous avons dîné. Nous sommes serrés dans la sacristie. Nous sommes les colombes du magicien pas encore apparues. Nous attendons notre entrée. Nous nous rhabillons, nous nous coiffons, les dames se maquillent dans des conditions de fortune. Je suggère à l’une de jouer la décadence romaine et d’utiliser l’autel, actuellement dans la coulisse, pour se maquiller : le pied en est un miroir. Le premier violon solo annote sa partition : c’est de lui que dépendent beaucoup d’attaques de l’orchestre. On ne connaît pas bien le chef, on a parfois du mal à interpréter ses départs. On passe donc au premier des premiers les parties de basse pour qu’il vérifie un point de détail. Cet homme est impressionnant : il n’aura lâché sa partition que pendant les deux demie-heures de repas. J’essaie de travailler la mienne, peine perdue. Je ne parviens qu’à me remémorer le rythme et l’armure du premier morceau, car c’est l’attente. Et l’attente, c’est la montée du trac. J’ai des palpitations. Je sens mon cœur battre dans mon ventre, j’ai une artère qui bat la mesure contre les intestins. Mes mains tremblent : « C’est con, on ne vibre pas sur du baroque, je parkinsonne pour rien, là ». Le premier hautbois, amateur comme moi, a perdu tout son bagout. Je suis heureux d’être dans cette aventure, mais les airs se mélangent dans ma tête, est-ce que cette montée est vraiment dans le Rejoyce ? N’ai-je pas une corde à changer ? Mon chevalet n’a pas l’air droit, est-ce que j’essaie de le redresser ? Non, je risque de le casser, ou de me désaccorder. Les basses sont traditionnellement en charge de l’humour grivois dans l’orchestre. Le violoncelliste n’y manque pas. On rit. On n’est pas très intelligents pendant l’attente. Au loin, on entend les solistes vocaux qui chauffent leur voix dans une autre pièce. Le spectacle a commencé, on devine des bribes des discours liminaires. On se regroupe, on se classe : les violons en premier, les contrebasses ferment la marche. On ressort les mêmes traits d’esprit éculés qu’on sort à chaque concert : « L’essentiel, les gars, c’est de jouer les notes. – J’y compte bien, et comme je vous aime bien, je vais même vous en mettre en rab' ». J’aime bien, c’est important pour moi. Je crois savoir que tous les artistes, les sportifs, tous ceux qui font des « performances » ont leur mantra. Donc si vous jouez avec moi, à cet instant précis où la porte des coulisses est franchie, vous aurez nécessairement droit à : « Chacun pour soi, le chef pour tous et rendez-vous au point d’orgue. »
On entre. On passe de l’ombre à la lumière. Les visages se tournent vers nous. J’ai peur, il y a le prestissimo qui va me filer entre les doigts. Je ne rends pas les regards, désolé. Je fonce. Mon voisin est déjà à notre pupitre, je le sens soucieux aussi. Il avait peur, je pense, que j’aie oublié la partition. On n’est pas cartésien, on n’est pas raisonnable, au milieu de 900 personnes dont la soirée dépend de vos doigts. C’est peut-être prétentieux comme pensée, mais je vous garantis que 900 paires d’yeux vous invitent facilement à reconsidérer votre place dans l’échelle de l’univers, et que cette place n’est pas bien haut, un peu comme quand l’instituteur vient vous voir à votre table et vous dit, avec calme et profondeur : « Je ne suis pas content ». Et bien, je n’ai pas envie que l’instituteur ne soit pas content, ça me fait très peur.
Je vérifie la première note, le tempo, je retrouve la marque du premier passage délicat : c’est beaucoup trop tôt à mon goût. Le chef bat le premier temps. L’archet part. On est au pinacle de ce marathon musical, deux semaines de travail, une journée entière de répétition, pour 2 heures de spectacle. L’acoustique a changé, la Madeleine résonne beaucoup moins que ce matin. En conséquence, on presse. Le trac nous accélère aussi. Le chef le savait, je lis sur son visage que nous avons maintenant le tempo qu’il voulait.
Les traits s’enchaînent. La musique vit, nous sommes un groupe, un corps entier, avec chaque organe à sa place, à son rôle, liés par le génie de Haendel, les pupitres respirent au rythme des levées. Parfois mes doigts flanchent. Une fois, je me suis perdu. D’autres fois, c’est un moment de grâce. Mais toujours je ressens cette immense joie de vivre un moment rare.
On ne prend vraiment la mesure de la qualité d’un chef que dans la tourmente. J’ai eu l’honneur de jouer avec M. Gregory Rose à la direction de Venite Cantemus. Il faut d’abord savoir que les chœurs de basses chantent dans le sens de la largeur de l’église, et les aigus sont placés dans le sens de la longueur. Autrement dit, les 4 voix ne font pas face au même écho. Et il faut aussi savoir que quand nous, humains, entendons de l’écho quand nous jouons ou chantons, instinctivement, on ralentit en fonction de l’écho. Donc, les hommes ont tendance à accélérer et les femmes à ralentir. C’est tout à fait normal. Et au milieu de tout cela, le chef, sur l’îlot de son piédestal, dans l’œil du cyclone choral, imperturbable, capitaine au long cours d’un frêle esquif, fait corps avec les 4 vents cardinaux. Il est allé les chercher, tous ensemble, pour les remettre sur la même mesure, pour que ces vents désordonnés viennent gonfler ses voiles. C’était impressionnant. Voilà comment on arrive à faire chanter 500 personnes qui n’ont fait qu’une répétition générale ensemble, sur une pièce de deux heures.
Le moment exact où 500 choristes se lèvent comme un seul homme ressemble étrangement à cette scène de Retour vers le futur, quand Marty allume l’ampli (https://www.youtube.com/watch?v=R5paXeKX-W8). Le bruit de 500 pantalons et robes qui se déplient fait écho au « klong » du bouton Power : on sait qu’on a de la puissance sous le pied, et qu’on va se la prendre pleins tubes.
Quand les trompettes se veulent de Jéricho, quand le percussionniste voit « fff » sur sa partition, quand l’église veut jouer un canon et que 500 choristes sont bien déterminés à montrer qu’ils ne sont pas là pour enfiler des perles, ça décoiffe, ça vous prend aux tripes pour vous déposer deux-trois états émotionnels plus loin. Tu regardes ton p’tit biniou de musique de chambre, tu jettes un œil au chef, aux copains, au plafond vertigineux, et tu dis à tes 4 cordes : « Les filles, c’est pas le moment de se défiler, on vibre de toute son âme : lâchez les watts ! » Tu as l’impression qu’on ne t’entend pas et qu’on ne t’entendra jamais, chaque « Hallelujah » te traverse de part en part, et tu fais partie de ça, avec ton petit archet de 3 crins sur ton petit machin de 59 cm de long, tu voyages assis, chaque ton te monte un peu plus haut, tout là-haut, vers ce plafond si loin, avec l’église qui te renvoie tout 3 fois. Les basses derrière toi forment le courant marin profond, les voix du dessus les vagues, et comme en mer, les petites vagues se combinent, se rejoignent et s’agglomèrent pour produire cette immense lame de son qui parcourt la nef de part en part, d’un sens et de l’autre sans jamais s’arrêter. Ça se termine trop tôt, on pourrait Hallelujer comme ça des heures mais en vrai, physiquement, on ne peut plus, on se tait, on se regarde tous, et on entend, longtemps après, les échos rebondir, et rebondir encore, jusqu’à ce qu’épuisés eux aussi, le silence se fasse.
C’est long, le Messie. C’est encore plus long après une journée d’intenses répétitions. Je fatigue, j’ai l’archet moins nerveux. Heureusement, c’est le dernier air. À peine commencé, ma mémoire musculaire me rappelle que c’est le solo de notre pupitre : pas de basse, pas de voix, rien, nada, peau d’balle, seuls pour lancer le dernier baroud. On est la première salve du bouquet final, ça serait dommage qu’on finisse en pétard mouillé. Fieffé Haendel. Sur un Oratorio entier, il a fallu qu’il nous colle notre seul solo au début du final, genre « mec, si tu rates celui-là, on partira sur une dernière mauvaise impression ». Je t’aurai, enflure. Mort ou vif, je t’aurai.
Le chef a battu le dernier temps. On espère avoir de la gueule, figés dans notre dernière action. T’as pas intérêt à t’être loupé sur ton dernier coup d’archet, ça se verra sur la photo. On voulait très très fort finir en apothéose, moi je rêve toujours du dernier final, la dernière note qui restera encore longtemps dans les cœurs des auditeurs. Parce que, m’sieur Haendel, c’est ach’tement chouette, le Messie. Alors, malgré la tambouille du violoneux, le cambouis de nos tuyauteries, les cordes qui cassent, le piston qui se bloque, on voudrait que ça finisse comme à Hollywood, dans les paillettes, les frous-frous et les projecteurs. Et puis le public applaudit. Le Messie, je l’ai appris en le travaillant, ça ne s’applaudit pas à tout bout de champ. Ça s’applaudit après le final, parce qu’entre deux parties du Messie, la pause fait partie du Messie. Et quand les solistes viennent saluer, c’est le moment où moi, j’ai fini. J’ai versé ma larme. J’ai donné tout ce que j’avais, je suis lessivé, rincé, essoré. J’ai été 1/540ème audible du concert, avec 4 fils de fer tendus sur un manche à balai (message personnel – oui, les trompettes, on peut être au premier et avoir le sens de la dérision, tant pis pour le cliché) : une goutte dans le Messie, mais pour moi une expérience musicale marquée à jamais dans tout mon être. Merci à tous, amateur, professionnel, organisateur, technicien, bâtisseur d’église, compositeur de génie, d’avoir fait ce concert-là. Et personnellement, à tous ceux-là, merci de m’avoir emporté avec vous. La vie reprend après cette parenthèse, mais j’ai laissé sous les voûtes célestes de la Madeleine, un tout petit bout de mon cœur qui fait grincer ses cordes avec des yeux d’enfant.

Ken Follett est un peu follet.

Ken Follett est, je cite Wikipédia, « est un écrivain gallois spécialisé dans les romans […] historiques ». C’est la première ligne de l’article.

Deux paragraphes plus loin : « Plusieurs caractéristiques expliquent l’efficacité des romans historiques de Ken Follett : La qualité de la documentation historique réunie pour chaque roman. L’auteur remercie d’ailleurs les documentalistes qui ont collationné ces documents. » Sauf si quelque intelligence émergente se manifeste, vous pouvez trouver cette description sur Wikipédia.

Prenons le roman historique « La Marque de Windfield », de Ken Follett, écrit en 1993 et publié en France en 1994 par les éditions Laffont. Je vous livre ici la fin du deuxième paragraphe de la première page :

« De l’autre côté de la table, son compagnon de chambre, Edward Pilaster, leva le nez d’un livre d’exercices latins. Il recopiait la traduction faite par Micky d’une page de Plutarque. Il braqua sur la page un doigt taché d’encre en disant : « Je n’arrive pas à lire ce mot-là. »

Micky regarda.  » Décapité, dit-il. Ça se dit pareil en latin : decapitare.  » Micky trouvait le latin facile [..] » et je vous épargne la suite.

C’est bien, de faire référence à Plutarque dès la première page de son roman. La pensée de ce brillant historien éclaire de son génie la prose de l’auteur qui l’invoque, chose qui ne peut échapper à M. Follett, licencié de philosophie.

C’est mal, de faire faire des syncopes à mon épouse. Je m’explique, le temps de préparer le défibrillateur :

On parle ici d’exercices latins. On traduit une page de Plutarque, qui contient le mot latin decapitare. Il est aussi probable qu’une page de Plutarque contienne le mot decapitare que de trouver « Ken Follett » dans une page de Cicéron. Car ce qui fait sortir les allumettes à ma douce épouse (pour brûler le livre), c’est que M. Follett, auteur à succès de romans historiques, licencié en philosophie, ignore que Plutarque écrivit en son temps et en grec. En grec. Pas en latin, ni en austro-maltèque. En grec. Plutarque est un auteur grec, citoyen romain certes mais d’expression grecque, utilisant l’alphabet grec et non latin. Ce qui me consterne, c’est que ni M. Follett, ni ses relecteurs, ni son traducteur, ni ses éditeurs n’ont relevé cette grossière erreur présente dans la première page. Aujourd’hui, en 1993 et même en 1866, date des faits, il est aussi con de faire des exercices de latin sur du Plutarque que de travailler l’anglais avec Goethe.

De l’élégance de la non-expérience

Je continue sur mes boules… sur mes masses tombantes, suite au déchaînement des foules sur le sujet (mes foules ne sont pas nombreuses). Et donc, faire tomber des boules de pétanque un peu partout est certainement très enrichissant pour le joueur de pétanque et assez mauvais pour les carrelages, mais c’est surtout totalement inutile.

Oui, mes bien chers frères, il ne sert strictement à rien de mobiliser la plus grande chambre à vide du monde pour expérimenter l’indépendance de la chute libre quant à la masse. Il est admirable que Galilée n’ait joué avec ses boules que pour le plaisir de jouer avec ses boules (et peut-être, d’espérer fendre quelques crânes de passants).

Car la physique n’est pas nécessairement une science expérimentale. En fait, on préfère ne pas expérimenter : ça coûte moins cher et les résultats sont plus forts s’ils sont démontrés. Aussi vous donné-je ce jour la démonstration sans expérience qu’une balle de tennis tombe à la même vitesse qu’une boule de pétanque. Bande de vernis.

Appelons une masse pesante A et une autre Béatrice. C’est une simple convention, je veux dire on s’en fout, on peut prendre n’importe quel nom, vous avez déjà fait des problèmes à l’école tout de même ? On prend masse (A) < masse (Béatrice). Typiquement, A =  belle de tennis, Béatrice = lourde de pétanque. A peu près. Bien. Si la chute dépend de la masse, Béatrice devrait arriver avant A si A et Béatrice sont lâchées de la même hauteur au même instant. En conséquence, appelons Couple le système composé de A et Béatrice attachées ensemble. Nous avons alors masse (Couple) > masse (Béatrice) > masse (A). Couple arrive au sol avant Béatrice. Or, dans ce système, A tombe moins vite que Béatrice. A devrait donc ralentir Béatrice, et Couple devrait arriver au sol après Béatrice. Deux conclusions contradictoires à partir de la même hypothèse, cette hypothèse est donc fausse : la masse n’a rien à voir là-dedans.

Merci, vous pouvez disposer.

De graves ingénieurs

Suite au visionnage par un ingénieur de ceci : https://www.youtube.com/watch?v=E43-CfukEgs (pour ceux de mes lecteurs qui ne regardent pas de vidéo, il s’agit de la chambre à vide de la NASA utilisée pour observer le fait que dans le vide, tout tombe à la même vitesse), je vous propose une expérience enrichissante. Pour cette expérience, vous aurez besoin d’un bachelier de série S exerçant un métier technique, ayant moins de 30 ans. Un ingénieur, par exemple sans arrière-pensée, c’est très bien. Moi c’est ce que j’avais sous la main. Et moins de 30 ans, parce qu’au dessus, vous pouvez tomber sur moi, et je ne suis pas un bon sujet pour cette expérience.

Bien. Dites à votre bachelier ceci : « Imaginons tous deux une balle de tennis et une boule de pétanque, que nous tenons dans nos mains. Pour les non sportifs, une balle de tennis a, à la louche, le même diamètre qu’une boule de pétanque. Lâchons-les tous deux d’une hauteur d’homme. Qu’observons-nous ? »

Jouissez de la réponse. Notez la fourberie de la question ouverte. D’après mon expérience à moi réitérée plusieurs fois, vous allez pouvoir être effaré à peu de frais. Si le sujet s’embrouille un peu avec des « Ça tombe, euh… tout droit », profitez de son inquiétude et enfoncez le clou : « Quel objet tombe le plus vite ? ». Je rappelle qu’on s’adresse à des gens qui ont eu le baccalauréat scientifique et dont l’activité est technique. Moi, sur deux ingénieurs de moins de 30 ans, j’en ai eu deux qui se sont plantés.

La réponse est que les deux tombent à la même vitesse, au pouième de la résistance de l’air près. Et ne tolérez pas des « C’est peu, mais ça se voit » : la preuve en images ici https://www.youtube.com/watch?v=h9M93bchvZs Pour voir l’effet de la résistance de l’air, il faut 18 mètres de haut et des bouteilles de bière, si si, je vous laisse chercher.

Et donc, je suis interloqué de voir des spécialistes de la technique, des savants à usage industriel, des collègues même, deviser gaiement sur l’atterrissage de Philae sur une comète, s’écharper sur les vertus du calcul en virgule fixe sur GPU en multi-threadé et ne pas comprendre comment fonctionne l’application d’une force. C’est quand même du programme de seconde ou de troisième, c’est-à-dire de la filière générale. Filière générale que toi, oui, toi qui lis ce billet, là, tu as suivie : tu l’as vu au lycée ! Et tu ne savais pas non plus. Et ça se permet de se moquer des ingénieurs, c’est lamentable.

La semaine prochaine, nous verrons pourquoi, contrairement à ce qu’un ingénieur m’a affirmé après s’être rattrapé à la question précédente, on ne lévite pas dans le vide.

Littérature

Mesdames, messieurs, postérité,

Je voudrais profiter de cette tribune pour immortaliser l’œuvre d’un poète qui, quoi que débutant, laisse entrevoir une qualité desprogienne que bien des Prévert lui envieraient. Voici donc la première œuvre littéraire de mon fils, composée ce 7 décembre 2014 dans les vapeurs enivrantes d’un bain très très tiède :

La capucine, couplet dit « du bain »

Révérence

Dansons la capucine,

Y’a plein de l’eau chez nous.

C’est sec chez la voisine.

On fait des ploufs chez nous.

Révérence

N. S.

65 € l’internet ?

La nouvelle du jour est que le prix « juste » de l’internet est de 65 € par an. J’en tomberai si je n’étais déjà assis. Le n’importe quoi de ce chiffre est tellement immense que je me demande par quel bout le prendre.

Prenons-le de front, et même de front national et demandons-lui son origine. Il a été calculé en prenant les dépenses des annonceurs sur une année, divisées par le nombre d’internautes. Cela en fait-il un français de souche ? Là n’est pas la question. La question est : en quoi cela fait-il un « prix juste » de l’internet ?

La réponse est, je vous le donne en mille : en rien. Le seul enseignement de cette division à peine euclidienne est que nous, internautes, payons chacun de notre poche de l’ordre de 65 € annuellement pour être contraints à utiliser des bloqueurs de pub. Les ressources publicitaires ne viennent pas du néant, elles ne sont pas générées à partir du vide intersidéral comme une ligne de crédit à la BCE. Elles viennent des clients finaux, de vous et moi, qui paient pour des choses qu’on achète. Une partie de ce prix sert à faire de la réclame en général et de la réclame sur l’internet en particulier. On paie donc pour avoir de la réclame sur le ouèbe.

Je suis soufflé par l’absence vertigineuse de sens critique de tous ces médias qui reprennent cette information. Tous reprennent le mantra « c’est la publicité qui fait un internet gratuit. » sans se poser la moindre question sur la pertinence de cette proposition. Personne ne se souvient avoir fait un tour sur Wikipédia, pourtant le cinquième site le plus consulté et sans réclame. Cher visiteur qui venez vous perdre ici, j’espère que vous vîtes que notre relation n’est aucunement vénale. Les universités dispensent leur savoir sans pub. Quantité de sites ne sont pas affiliés à la publicité au grand dam de Google. J’espère que votre banque en ligne ne vous inonde pas de pub, les services gouvernementaux non plus. Et pourtant, ce sont des choses importantes, bien plus importantes que les critiques des derniers épisodes de Mon Petit Poney. Sans publicité, peut-être que le débat sur la couleur de la crinière d’un bisounours disparaît, peut-être. Mais ni Wikipédia ni impots.gouv.fr ne seraient impactés.

Et surtout, surtout : l’internet n’est pas le web. L’internet n’est que l’interconnexion de réseaux. Le peer-to-peer n’a pas de pub en soi, le transfert de fichiers non plus. Le mél utilise l’internet, il est essentiellement compris dans le prix de l’abonnement.

J’aime aussi la lecture des résultats du sondage. Un pignouf sur trois serait prêt à payer pour ne pas avoir de réclame sur le ouèbe. Et on trouve que c’est « encourageant ». Moi, je trouve que c’est désolant. Le prix de l’internet n’a même aucun sens. C’est l’interconnexion des réseaux, c’est ça l’Internet. Est-ce que vous seriez prêts à payer pour que votre lampe de bureau reste branchée sur le courant ? Est-ce que ça a seulement un sens ?  Et le ouèbe lui-même n’est qu’une convention, un protocole.

Je suis consterné.

Petite liste d’articles infâmants pour l’intelligence :

http://pro.clubic.com/webmarketing/publicite-en-ligne/actualite-742981-pub-opinionway-mozoo.html

http://www.20minutes.fr/economie/1493963-20141203-publicite-internet-50-francais-prets-payer-debarrasser

http://www.leparisien.fr/high-tech/les-francais-refusent-de-financer-un-internet-sans-publicite-03-12-2014-4346671.php