Une histoire de Niels
« Qui êtes-vous ? – Un chat. – Ça, je l’avais deviné. – Eh bien, oui, ça se voit. – Où vivez-vous ? – Dans le grenier d’une vieille dame. – Pourquoi ? – Parce que je préfère ça que d’être dehors la nuit. – Vous chassez les souris ? – Ça m’arrive. – Vous aimez la souris ? – Pas mal, oui. – Vous travaillez ? – Oui. – Pour qui ? – Pour une agence immobilière. – Vous vous moquez de moi ? – Non. – Une agence immobilière ? – Oui. Je repère les maisons vides, abandonnées, celles qui ont besoin d’un peu d’attention. Je suis un expert en recoins oubliés et en greniers poussiéreux. – C’est une blague, c’est ça ? Vous êtes un chat… – Est-ce que je vous semble en train de plaisanter ? – Mais enfin, comment un chat peut-il travailler dans l’immobilier ? – Il suffit d’être observateur. Vous, les humains, vous passez à côté de tout. Moi, je vois les détails : les fuites d’eau, les murs qui grincent, les jardins à l’abandon… Vous seriez surpris de savoir à quel point un chat peut être un bon éclaireur. »
Je restais bouche bée. Ce chat, assis en face de moi, me fixait de ses yeux jaunes, parfaitement sérieux, comme si notre conversation était des plus normales.
« Vous… vous n’êtes pas un chat ordinaire, c’est ça ? – Qu’est-ce que c’est, un chat « ordinaire » ? répondit-il en se léchant nonchalamment la patte. Nous avons toujours été là, à observer, à comprendre, bien avant que vous ne commenciez à bâtir vos maisons en béton. Mais c’est vrai, je suppose qu’on ne me croiserait pas dans n’importe quelle ruelle. – Mais… pourquoi l’immobilier ? Pourquoi pas quelque chose de plus… je ne sais pas… typiquement félin ? – Oh, je chasse des souris aussi, ne vous méprenez pas. Mais les affaires immobilières, c’est beaucoup plus lucratif. Les propriétaires adorent savoir qu’un chat comme moi veille sur leurs biens. »
Je m’étranglais presque.
« Les propriétaires ? Vous leur parlez ? – Parfois. Mais la plupart du temps, je laisse l’agence s’occuper de ça. Je suis plutôt discret. – Discret… bien sûr, un chat qui travaille pour une agence immobilière. Ça devient de plus en plus absurde… – Absurde pour vous, peut-être, mais pour moi c’est une routine bien rodée. J’ai même eu une promotion récemment. – Une promotion ? répétais-je, abasourdi. – Oui, je suis passé à superviseur de quartier. Je veille sur plusieurs greniers maintenant. – Attendez… vous êtes sérieux. Vous surveillez des maisons ? – Vous croyez que toutes les maisons sont sécurisées par des caméras et des alarmes ? La vraie sécurité, c’est moi. Personne ne prête attention à un chat. – Et vous êtes payé… en croquettes, j’imagine ? – Croquettes premium, précisa-t-il avec un clin d’œil. Mais pas que. Vous seriez surpris de ce qu’on peut obtenir avec un peu de négociation. Les humains pensent toujours que les chats sont paresseux, mais nous sommes des créatures d’opportunités. »
Je restais silencieux, essayant de digérer l’idée qu’un chat puisse être un agent immobilier doublé d’un détective de greniers.
« Vous devez avoir des concurrents… – Évidemment. Les pigeons. Ils ont un réseau aérien assez impressionnant, mais ils manquent cruellement de subtilité. Puis, il y a les rats, bien sûr. Mais eux, ils ne sont pas fiables. Toujours à fourrer leur nez là où il ne faut pas. Non, je préfère travailler seul. »
Il se redressa, un éclat mystérieux dans le regard. Je le regardais : « Alors, vous avez une maison à surveiller ? – Hmm, oui, plusieurs… – Vous avez un nom ? – Un nom, s’exclama t-il rigolant, non, les chats n’ont pas des idées idiotes comme les humains. – Mais comment vous différenciez vous, alors ? – Et bien, on se reconnaît, tout simplement. – Ah bon. – En parlant de nom, quel est le votre, monsieur ? – Bernard. – Très joli. – Je vous remercie. Vous surveillez ma maison ? »
Le chat eut un léger mouvement de la queue, signe d’une profonde satisfaction.
« Qu’est-ce que vous croyez ? Bien sûr que oui. – Qu’est-ce que vous savez… exactement ? lançai-je, tentant de dissimuler un frisson. – Que vous habitez dans la rue de l’église, numéro 103. Vous vivez seul. Vous avez une sainte horreur du football. »
Je le regardai, ébahi. Comment ce chat pouvait-il en savoir autant sur moi ? Je me redressai instinctivement, le souffle coupé. Comment pouvait-il être au courant de tout cela ? Il se grattait l’oreille, comme si tout cela n’était qu’une formalité pour lui.
« Venez avec moi, dit-il soudainement, se levant sans plus d’explications. – Attendez… quand je raconterai ça à mes amis, ils ne me croiront jamais. »
Le chat tourna la tête, ses yeux jaunes brillant dans la pénombre.
« Bien évidemment. »
Nous marchâmes quelques minutes, moi de plus en plus perplexe, lui avec l’assurance tranquille de ceux qui savent où ils vont. Il s’arrêta devant une petite ruelle qui se terminait en cul-de-sac.
« Je monte par la gouttière, mais je suppose que vous préférerez passer par la porte. Rejoignez-moi sur le toit.
Je levai un sourcil : « Oui… ça me semble plus logique. »
Le chat montra du museau une porte de l’autre côté de la rue, puis me lança un dernier regard énigmatique avant de bondir vers les hauteurs. Je franchissais la porte en état de choc, toujours bouleversé par les révélations de ce chat. Je traversais un couloir sombre et délabré et j’arrivais devant un escalier. Je montais prudemment les marches qui craquaient et rejoignait le chat qui me regardait avec un air calme. Il me jugeait.
« Me voici, dis-je. – Vous en avez pris, du temps. – Je ne suis pas comme vous. – Je sais, soupira-t-il, quand je dis que l’être humain est une race bien inférieure à la nôtre… – Que vouliez-vous me montrez ? dis-je, pour changer rapidement de conversation. – Voici mon point d’observation », dit le chat.
Il m’invita du regard à me tourner vers la ville. Le soleil couchant était rouge derrière de grands immeubles.
« Et, de là, vous voyez vos bâtiments désaffectés ? dis-je. – Oui, c’est ça, répondit le chat. – Mais, pour les greniers, comment faites vous ? – J’explore, ça fait partie de mon travail. Et puis, c’est important d’avoir une activité physique. – Et vous trouvé beaucoup d’endroits ? – Avant, oui, maintenant, un peu moins. C’est normal, les temps changent. – Vous avez vendu beaucoup de greniers et d’endroits ? – Cent cinq en trois ans de carrière. – Vous êtes riche ? – Les chats ne s’intéressent pas à la richesse. Sur ce, je dois y aller, ravi d’avoir fait votre connaissance. – Au revoir, donc. – Au revoir. »
Et le chat disparut dans la nuit…
- Un chat.