« Maman, maman, maman ! »
Il est des matins qui sonnent comme des charges wagnériennes.
« Maman, maman, maman ! »
Il est des matins où on préférerait que ce soit le réveil qui sonne : ça sonnerait moins tôt.
« Maman, maman, maman ! »
Ouverture de la Cavalerie légère, von Suppé, XIXème.
La cavalerie en était présentement à bondir sur le lit, manifestant une exubérance dans la joie de vivre peu seyante pour un début décembre terne et pluvieux. Le temps était triste comme un éléphant dans une étable. Le temps était gris comme un russe à la fermeture du bar. Gwenaëlle se retourna dans un bâillement inconfortable.
« C’est aujourd’hui, maman ! Tu m’as dit que c’était aujourd’hui ! Et aujourd’hui est un… Il dirait quoi, papa ? Pour moi c’est un ré ! Aujourd’hui est un ré !
– Bonjour ma chérie. On est quel jour ? Il est quelle heure ? Qu’est-ce qu’on mange ? »
Hélène bondissait d’exaltation dans toute la chambre. Si le soleil était en grève, la petite fille l’aurait remplacé tout un mois sans sourciller.
Au bout d’un temps qui parut extrêmement long à Hélène – il avait fallu attendre maman, prendre le petit déjeuner, attendre maman, se brosser les dents, attendre maman, se coiffer, attendre maman, s’habiller, attendre maman, faire pipi (deux fois), attendre maman – , les filles étaient prêtes à partir. Enfin presque. Dernière pause imprévue : caca.
C’était dans ce genre de supermarché des fringues, où des vendeurs qui rêvaient d’être des modèles essayaient de persuader des comptables que les rayures, certes ça amincit, monsieur, mais quand elles sont dans l’autre sens. La lumière piquait les yeux : c’est la violence des tubes fluorescents quand on vient d’un ciel comme une chape de béton. Les hauts-parleurs diffusaient l’entrée des gladiateurs, incongruité sonore dans ce temple de la consommation.
« Papa, il la joue, cette musique-là, non ? Je suis sûre qu’il me l’a déjà jouée. Oh les beaux costumes ! Oh là là, maman, regarde celui-là !
– Oui ma chérie.
– Il va être tellement beau, papa, là-dedans !
– Oui ma chérie.
– On choisit lequel ?
– Je.. je ne sais pas trop, mon ange.
– Celui-là !
– Celui… Je ne pense pas, ma puce.
– Mais pourquoi ?
– Je ne crois pas que le jaune soit une bonne couleur pour papa. Il faudrait quelque chose de plus sombre.
– Mais non, maman ! Jaune c’est le soleil, jaune c’est la joie, jaune c’est le coeur des pâquerettes.
– C’est vrai ma puce, c’est vrai…
– Celui-là, maman, le jaune il est très bien. On le prends, hein, dis ? Tu pleures ? »
Gwenaëlle prit sa fille par la main, cet horrible paquet de chiffons jaunâtres de l’autre, et couru vers leur prochaine destination.
Hélène connaissait bien ces bâtiments, depuis des semaines qu’elle y allait voir son père. Pour les adultes, c’était moche comme le croisement entre un blockhaus et un château de cartes. Sous les fenêtres toujours fermées, le gris dégoulinait sur le gris dans un effet d’abandon. Les climatisations ronronnaient pour expulser leur air vicié par la chaleur. Pour la petite fille, avec ses bips, ses chuintements et le roulement des chariots, l’endroit sonnait comme l’air du cygne des Carmina burana.
Hélène et sa maman montèrent.
Norbert fit mine de ne pas voir le paquet que sa conjointe essayait de dissimuler tant bien que mal. « Ne me le cache pas, GwenaëIle. Je sais. Ce n’est pas grave. Ca me touche, même. » Et il écarta les bras pour accueillir sa fille. « Papa, papa, je ne devrais pas te le dire, on vient de trouver ton cadeau !
– C’est gentil, ma puce. Tu vas bien ?
– Oh oui, papa. J’ai mangé des crêpes hier, mais je me suis trompée j’ai mis trop de confiture. Dis donc, tu as encore maigri. Tu me joues quelque chose ?
– Bien sûr mon coeur. »
Gwenaëlle apporta l’antique boîte lamellée et vernie, l’ouvrit, et tendit à son conjoint l’instrument qui y était. Il la remercia d’un hochement de tête et mit son instrument à l’épaule. Il ajusta la position de sa perfusion et joua. Hélène n’avait d’yeux que pour lui. Les sons grêles s’élevèrent dans la chambre délabrée de cet hôpital public. Norbert ne jouait pas très bien, et il luttait pour contrôler son corps malgré la morphine dont il était saturé. Il jouait les comptines qu’il chantait au début de l’année avec Hélène, le soir, comme on dit une prière, la prière des gens qui ne croient pas au ciel. Il jouait pour sa fille, pour retrouver ces instants de bonheur que la maladie lui avait volé. Puis l’instrument se tut, il ferma les yeux, et Hélène vint lui faire un câlin.
Le 15 décembre, à la maison.
« Il va le mettre quand, son nouveau costume, papa ?
– Le plus tard possible, ma chérie, le plus tard possible.
– Il va être beau, papa, tout en jaune comme ça.
– Il va être magnifique ma chérie. Magnifique. »
Le 15 décembre, à l’unité de soins palliatifs.
« Mais papa, tu dois avoir très peur. Ca fait peur de mourir, non ?
– Ca va, ma chérie.
– Comment tu fais ?
– C’est assez simple ma puce : je t’ai. Tu es là. Prends soin de toi mon ange, j’ai besoin de toi. »
Le 18 décembre, le papa d’Hélène avait mis son costume jaune. Comme il était beau ! Il était allongé parmi les fleurs, et Hélène était très triste, notamment parce qu’elle n’avait pas trouvé de pâquerettes. Hélène pleura beaucoup. Elle pleura même tous les jours pendant toute la semaine.
Le matin de Noël, Hélène alla voir le sapin. Elle l’avait fait elle-même, car sa mère, disait-elle, n’avait pas le coeur à ça. Toutes les boules étaient d’un seul côté, et il n’y en avait pas beaucoup. C’est que c’est ennuyeux, pour une enfant, d’accrocher toute seule toutes les boules et toutes les guirlandes. Elle avait fait de son mieux.
Mais sous le sapin, il y avait une boîte, comme celle que son papa avait, juste un peu plus petite. Sur la boîte, il y avait une enveloppe, et dans l’enveloppe, un papier couvert d’une écriture tremblotante : « Ma chérie,
C’est avec regret que j’ai dû partir. J’ai un peu honte de te laisser seule avec maman, mais je n’ai pas choisi. Je crois qu’il faudra que tu fasses la musique toute seule dorénavant. Alors je t’ai mis un instrument.
C’est difficile, mais tu as déjà vécu des choses bien plus difficiles. Toute la musique que j’ai essayé de t’apporter est là, dans cette petite boîte. Et je crois que ça te prendra toute ta vie à l’en faire sortir. »
Ce Noël-là fut le premier jour où Hélène ouvrit la boîte. Depuis, elle l’ouvre tous les jours. Elle l’a adorée, elle l’a haïe, elle en a ri, elle en a pleuré, mais tous les jours, elle l’a ouverte. Et l’ouvre encore.
Elle l’ouvrait encore 20 ans plus tard, même si ce n’était plus vraiment exactement la même. Ce soir-là, elle jeta un regard en arrière sur sa vieille boîte en bois verni, ouverte dans la loge. Elle était couverte d’autocollants et débordait de photos. En montant sur la scène richement éclairée, Hélène sourit avant d’attraper le micro. Son regard se perdit dans le fond de la salle, là où on ne distingue plus les formes, là où les enfants excités crient leur impatience à vivre.
« Noël est pour moi le jour le plus vivant de l’année. Pour chaque enfant et tous les ans, il y a un « avant » et un « après » Noël. Pour moi, ce fut le jour où j’ai reçu mon instrument, et où j’ai compris que la musique était le lien entre les coeurs. Et parce que c’est à Noël qu’a commencé ma quête musicale, je dédie ce concert, comme tous les ans, à toi, papa. »