Une histoire alambiquée 3

Mis en avant

« C’est encore loin ?
– Non non, plus très.
– Ça me paraît super loin.
– Ça va, c’est pas si loin que ça. Hé, il faut savoir faire usagne de ses gn’ambes ! Quand on a oublié de refaire ses stocks, il faut marcher. Quand on n’a pas de tête, on a des gn’ambes.
– Moui, maugréa Judith. Je persiste à dire que ce n’est pas la bonne route.
– Mais si, mais si.
– Mais non. Pour moi on a pris la mauvaise sortie du village, on aurait dû descendre vers…
– Gn’udith. Ma mijonne. Tu es tellement mauvaise en orientation que tu t’es dégn’à trompée dans un couloir. Donc non, c’est par ici.
– Alors ça c’est petit. Déjà c’était pas de ma faute si le couloir avait DEUX bouts. Ça fait une chance sur deux, hé. C’est pas gagné à tous les coups. Ensuite il y avait une ÉNORME créature cauchemardesque qui me barrait le passage, j’ai dû battre en retraite calmement sur des positions préparées à l’avance.
– Tu es partie en courant en agn’itant les bras en l’air.
– C’est ce que je viens de dire.
– Parce que tu as croisé une araijée.
– Ça n’était pas une araignée ! »
Hyacinthe plissa les yeux en baissant la tête : « Engueule-moi en chuchotant, s’te plaît ! ». Un sourire passa sur son visage : « Ça arrive à tout le monde d’être araignélopho… aragologi… arachnophobe. Regarde, moi, gn’ai bien de l’herpès… non, c’est pas ça. Gne suis herpétomane… herigé… herpétophobe.
– Ça n’était pas une araignée et je ne suis pas arachnophobe. Les araignées sont de mignons petits arthropodes qui ont des pas hésitants, des danses amusantes et qui se nourrissent des vermines suceuses de sang. Moi j’ai croisé un monstre noir et velu aux yeux jaunes. Ils scintillaient dans l’obscurité glauque de cet endroit oublié des dieux, comme si la bête me jaugeait, prête à bondir. Sa respiration faisait un bruit étrange, rauque et roulant, un peu comme le grondement infernal des eaux du Styx. Il avait des griffes rétractées, mais je les ai devinées dans l’éclat perfide de ses pattes, et des mâchoires sanguinolentes de ses derniers méfaits. L’air était saturé d’une odeur piquante qui m’a fait tousser. Ça sent le diable, j’ai pensé. » Judith s’arrêta un instant, dramatisant son récit avec un frisson calculé.
« Alors évidemment, j’ai fait demi-tour. C’est une réaction logique.
— Logn’ique. En battant l’air de tes bras.
— Oui. Logique, je dis.
– Hé ben. Gne ne savais pas que notre villagn’e était une base avancée des hordes démoniaques.
– La ferme. Pis j’ai pas à me justifier. C’est pas la question. La question est : ça ne me paraît pas être la bonne route : c’est trop loin.
– C’est la bonne route. Tu ne sais pas t’orienter. Et arrête de te plaindre de la distance, hein : quand on n’a pas de tête, on a des gn’ambes.
– Ce n’est pas parce que je ne sais pas m’orienter que c’est la bonne route. Ce n’est pas parce que j’ai souvent faux que tu as nécessairement bon. C’est pas un argument.
– Tch tch tch tch tch. Malalatête.
– « Gné gné gné, malalatête » dès qu’il s’agit de se justifier, marmonna Judith. Macho, va.
– Qu’est-ce que tu as dit ?, demanda Hyacinthe en se retournant.
– Chuut, ta migraine… malalatête, tout ça, silence, calma Judith, l’index sur ses lèvres et la main sur la tempe de son ami.
– Gn’ai la vague impression d’être pris pour un idiot, là, tout de suite.
– Mais non, mais non, c’est ta migraine, elle te met sur les nerfs », dit Judith en tapotant sur les cheveux de Hyacinthe.

C’est horripilant de faire ça. Il n’y a pas mieux pour dire : « Non, je ne te prends pas pour un idiot, je te prends pour un débile profond ». Judith enfonça le clou, tout sucre tout miel : « Fais attention au caillou qui dépasse, là. Sinon, on arrive bientôt ?
– Oui. C’est un peu plus loin sur la droite.
– Oh. On est bientôt arrivés ?
– Oui, je viens de te le dire, c’est un peu plus loin sur la droite.
– D’accord. On est bientôt arrivés ?
– Tu as compris ce que je viens de dire ?
– Oui oui, on tourne à droite maintenant.
– Non, c’est un peu plus loin. Et la droite c’est de l’autre côté.
– C’est maintenant ? On est presque arrivés ?
– Non, c’est pas maintenant, maintenant tu prends ton bouquin et tu lis, et tu arrêtes d’embêter papa qui condui… Qu’est-ce que gne débloque, moi ? »
Judith se mit un peu en arrière de son ami, croisa ostensiblement les bras et garda le silence. En d’autres termes : elle bouda.
S’ensuivit donc le dialogue immémorial avec les gens qui boudent :
« Tu boudes.
– Nan.
– Si, tu boudes.
– Nan je boude pas.
– Si tu boudes.
– Arrête ça m’énerve.
– Ah, tu vois, tu boudes.
– La ferme.
– Oh le boudin !
– Tais-toi.
– Oh le gros boudin !
– Au lieu de faire l’andouille, regarde où tu vas. »
Et boum la tête. Et de la gorge rageuse du mâle Sapiens sortit le long cri de guerre ancestral du quidam déboussolé, ce cri maintes fois poussé par des générations d’étourdis qui ne regardent pas devant eux :  » Cré vingt noms de saleté de bon sang de bonsoir d’idiot dégnénéré ! Mais qui qu’a foutu un unique arbre aux branches basses le long du chemin en plein milieu des champs ?
– L’unique arbre aux branches basses au milieu des champs, tu es bien content de l’avoir quand tu moissonnes en plein cagnard. Sinon, avec un boudin et une andouille on a un beau plateau de charcuterie. Oui, en plus, s’énerver ça fait mal, hein ? »

Quelques temps plus tard et après de bien trop nombreux pas au goût de Judith, Hyacinthe s’arrêta, écarta les bras comme pour séparer les eaux de la mer Rouge et dit : « Et voilà ! »
Et juste après, Hyacinthe plissa la yeux et se tint le front : il avait parlé trop fort. Mais il était quand même fier de lui.
« Euh… Voilà quoi ?, chuchota Judith.
– Ben, des saules. Tu cherchais de l’écorce de saule, voilà des saules, plus qu’à prendre l’écorce, expliqua-t-il en bombant le torse.
– Les chênes liège.
– Pardon ?
– Les chênes liège. Ce sont les chênes liège dont on récolte l’écorce à la sagouin. Pour avoir de l’écorce de saule, on va chez le vanneur.
– …
– C’est bien les mecs, ça. Ça t’explique la vie, mais ça n’a pas compris le début du problème. Allez, retour au village.
– Euh, attends. Pourquoi le vanneur ?
– Il utilise quoi, comme matière première, le vanneur ?
– De… de l’osier ?
– Très bien, et c’est quoi de l’osier ?
– De… euh… des tignes ?
– C’est bien, tu progresses, des tiges de quel arbre ?
– C’est pas un arbre, l’osier ?
– Oh. Si. Bien sûr. Un arbre. De l’espèce Osierus Vulgaris, décrite par Hyacinthe T. Con en 1382 avant l’invention de l’intelligence.
– Gne sens une légère pointe de sarcasme dans ton discours.
– ATTENTION FAIS GAFFE ! LÀ ! Un euphémisme sauvage !
– Gueule pas, par pitié gueule pas, ça fait super mal.
– Pardon. C’est du saule, ici, l’osier blanc. C’est même du saule écorcé. Écorce qui est par conséquent un déchet pour le vanneur, dont il sera très heureux de nous céder quelques lots.
– Mais c’est super intelligent !
– Comme quoi, quand on n’a pas de tête, les jambes ne servent à rien non plus. Allez, retour à l’envoyeeEEEEEEUR ! », dit Judith en tournant à gauche et en disparaissant.
« Mais ne gueule pas, par pitiééÉÉÉÉÉ ! » ajouta Hyacinthe. En train de plisser les yeux de douleur et fort occupé à ne pas se laisser distancer, il n’avait pas vu où il allait en lui emboîtant le pas, et une branche ployée par Judith lui était revenue dans la figure, l’envoyant dans le même trou.

Romantisme et mycoses 2

Vous avez un message.
« France ne je très parler pas »
Après cette entrée en matière des plus explicites et à l’usage des lecteurs peu familiers avec la langue internationale… Qu’est-ce que la langue internationale ? Et bien, c’est un dérivé de l’anglais, mais avec des « s » disposés de manière aléatoire, parfois sur des pluriels, parfois sur des conjugaisons, jamais à propos. Donc, afin de ne pas heurter la sensibilité des amateurs de belles lettres, la suite sera donnée directement transcrite en Molière le plus pur.
« Et l’anglais, tu le parlacauses ?
– Oui, l’anglais je le comprécris.
– Supernial.
– Je m’appelle du nom de Tatiana. Et toi-nom ?
– Stéphane.
– On s’appelléphone ? »
Oui, au XXIème siècle, avec le réseau de télécommunication qui couvre toute la planète, y compris dans l’espace, on ne se parle pas tout de suite. On se textote avant.
« Hein ? Je ? Hé, minute, non mais 3 secondes, je suis au rayon layette d’un magasin de vêtements dans une zone commerciale vaste comme le désert de Gobi en train de faire les soldes, là.
– Moi nonaussi. Donne 5 minutes à moi. »
Pétard, l’est gonflé le scammer. Je vais avoir droit à une caméra virtuelle avec une séquence en boucle et une justification foireuse sur la non stabilité du réseau. Hé mais, où je vais me mettre, moi ? J’ai une demie heure de route pour rentrer chez moi, je n’ai pas le temps. Réfléchisse, Stéphane, réfléchisse ! Je sais. Dans ma voiture.
Ok, ok, pas stressé le garçon, pas du tout du tout du tout. Toute façon je vais tomber sur un brouteur. Elle ne va pas ressembler à son profil, c’est couru d’avance. Ou elle ne va pas appeler. Non, je reste à l’arrêt, je ne vais pas mettre la ceinture. C’est pas la peine. De toute façon, c’est pas elle, c’est il. C’est un brouteur. Je ne me suis pas maquillé ce matin, je vais avoir l’air de… Oui, je ne me maquille jamais. Ou alors pour faire l’idiot. Je ne suis pas rasé, je ne suis pas rasé… Ah si, tiens. Je vais entendre sa voix. Non, ça va être un vocodeur. C’est un mec qui va parler avec un vocodeur. Aaah, le téléphone sonne. Je ne décroche pas. Si. C’est le but quand même. Je décroche. Non. Si. Allez dégrouille, ça sera réglé comme ça.
« Allô oui bonjour ? Ne quittez pas, votre correspondant va prendre votre appel… Non c’est pas ça.
– Hallo bonjour, tu aller bien ?
– … Un moment… Un moment, s’il plaît toi… »
Elle se ressemble vachement beaucoup quand même. Et puis elle est normale. Elle ressemble à quelqu’un de normal. Peut-être ils ont récupéré une vidéo d’un entretien d’embauche ? Les lèvres doivent être corrélées avec le son. Mes 5 ans d’animation dans un club de sourds-muets doivent me servir maintenant !
En tout cas, elle a une jolie voix. Soprano, à vue de nez. C’est complètement con comme expression. En 5 mots on vient de faire référence à 3 sens alors qu’un seul est concerné. Une voix sûre et riche en harmoniques. Les vocodeurs font des… Ca n’a pas le son d’un vocodeur. Trop riche.
« Ah, ah, ah ! Alors tu tu tu… De Sibérie ?
– Oui. Tu as fait de bonnes affaires, pendant ton shopping ?
– Oui, probablement… Je… pas moi savoir…
– Tu as un bébé ?
– Hein ? Non… Ah oui, si ! Enfin non, pas moi ! Enfin si, mais pas maintenant. Non, c’est pas… « 
Je m’enfonce. Je m’enfonce. Je coule. Je me noie.
Mais qu’est-ce qui m’a pris, bougre d’imbécile que je suis, de préciser dans quel rayon j’étais ? Bonjour, je cherche à faire des rencontres au rayon layette. Roger, tu es devenu papa précisément le mauvais jour. Je te revaudrai ça.

« – …Ami papa depuis hier. Cadeau.
– Je veux venir passer des vacances en France le mois prochain, et peut-être voir la mer.
– Mais je… les frontières ?
– J’en fais mon affaire personnelle.
– Et… Conjoint ? Enfants ?
– Je serai seule.
– …
– Ca va ?
– Oui oui, je… J’ai…
– Vis-tu seul ?
– Hein ? Ah, ah, ah, hé, hé… Hé hé… Hé oui…
– As-tu des enfants ?
– Oui… Oui. Deux.
– Est-ce que tu sais faire des phrases, ou bien tu sais juste coller les mots les uns aux autres au mépris de toutes les lois grammaticales pourtant abondamment violées par les étrangers qui parlent entre eux ?
– …
– ?
– Oui, je sais, lorsque les circonstances me sont plus favorables, parler dans un registre approximativement normal. J’ai malheureusement du mal à me faire à l’idée que nos voix sont actuellement transformées en ondes électromagnétiques qui nous permettent de communiquer bien plus vite et sur de bien plus longues distances que ce que permet le son. 4000 km sont bien plus loin que ce qu’autorisent même les ondes courtes, et il est remarquable que l’information ne connaisse pas les frontières. Et tu viens de déplacer ton téléphone, ce qui signifie que la vidéo ne peut pas être une boucle.
– Ah c’est mieux.
– Oui, ben c’est pas du Shakespeare non plus. »
Je hais Shakespeare. Pas du tout à cause de Hamlet, du songe d’une nuit d’été ou de n’importe quoi qu’ait pu écrire ou faire le bonhomme. Non. Si je hais viscéralement Shakespeare, c’est à cause de son nom. En français, il s’appellerait quelque chose comme Branslelance : shake, secouer, et spear, lance. Du coup, cet éminent homme de lettres à l’humour féroce et à la critique construite, je ne peux me l’imaginer que comme un légionnaire romain sénile, parkinsonien affecté à la garde de la niche du molosse de la légion, recroquevillé derrière son bouclier et le pilum tremblotant dans la nuit claire des plaines de Germanie. Oui je sais, les légionnaires n’avaient pas de lance.
« Pour ma défense, je me permets de préciser que je n’ai pas du tout l’habitude de ce genre de situation, ce qui me coupe un peu la rhétorique.
– J’ai un peu de mal à comprendre.
– Le réseau passe mal ?
– Non…
– Oh. Il n’y a pas de ‘h’ en français. On ne les prononce pas ici. Du coup ils manquent dans tous les mots anglais. Mais ce n’est pas mon meilleur langage.
– Hélas je n’en comprends pas d’autre.
– Je suis sûr que si.
– Je ne comprends pas encore le français.
– Non, mais je suis certain que tu comprends la musique.
– Je ne comprends pas. »
Elle existe. C’est une vraie personne. La conversation était aussi fluide qu’elle puisse l’être. Tout allait ensemble. Elle était profondément impliquée.
Elle n’existe pas. Je n’ai pas vu la boucle dans la vidéo parce que j’étais trop surpris.
Elle existe. Sa voix est authentique et totalement synchronisée avec ses mouvements. Elle a changé la scène avec des façons qui ne peuvent pas être inventés par une machine moyenneuse de comportements.
Elle n’existe pas. Elle est là pour obtenir quelque chose de moi, probablement de l’argent.
Elle existe. Elle n’existe pas. Elle existe.
Elle ne viendra pas. Elle va appeler pour dire qu’elle a des problèmes pour venir.
J’ai été complètement ridicule.

Une histoire alambiquée 2

« Judith, gn’étais venu te voir parce que depuis 3 jours gn’ai malalatête.
– En même temps, à force de te prendre des coups de pelle, ça n’a rien d’étonnant…
– Gn’ai pris qu’un seul coup de pelle. Chuchote moins fort, teuteplé, ça fait mal…
– T’as pris quelque chose ?
– Un grand coup de pelle, tu le sais bien.
– A part ça ?
– Gn’avais pris un lapin pour toi.
– Non, je veux dire : as-tu essayé de te soigner ?
– Y’a le père Magloire qui m’a fait boire son remède. Moins fort, moins fort. Y m’avait promis que c’était souverain contre les migraines. »
Judith porta sa main au visage. Le remède du père Magloire, il était souverain contre la ligne droite, surtout. Judith le connaissait trop bien, c’était chez lui qu’elle avait – comment dire – emprunté ? son premier mortier. C’était il y a… il y a … oh là là, ça remonte à… « Ça remonte à : il n’y a pas si longtemps que ça, hé, ho, petit malandrin, je ne suis pas vieille. Et puis je l’ai rendu, de toute façon, je n’en ai pas eu besoin longt… Je l’ai rendu il y a déjà de nombreu… Hé mais c’est fini, ces insinuations ?! ».
Bref. Mettons que Judith est jeune depuis tant de temps que ça force le respect.
Le père Magloire avait quelques pruniers, et était fainéant comme peut l’être un veuf avec deux garçons adultes et pleins de fougue. Déjà adultes. C’est fou comme le temps passe… Dire que Judith les avait connus quand ils étaient… Quand ils n’étaient que des… Quand ils n’étaient pas si petits que ça. Voilà. Donc ces garçons étaient pleins de fougue, certes, mais avec un grand courant d’air entre les oreilles. Judith avait voulu en essayer un, une fois : bien bâtis, ils venaient en double exemplaire, ça avait l’air d’être une affaire intéressante. Hélas, pendant la période d’essai, au milieu de la nuit, elle s’était retrouvée avec l’oreille collée à l’oreille de son étalon. Elle avait entendu la mer, comme dans un coquillage bien vidé. Elle a courageusement fuit la marée.
Mais passons.
Le père Magloire, donc, ne cueillait pas ses prunes. Il les ramassait. Ce qui implique que sa récolte était toujours dans un état de décomposition peu défini, et personne d’autre que les enfants n’avait jamais mangé telle quelle une prune du père Magloire. Oui, les enfants renâclaient à gâcher les quetsches et se dévouaient pour sauver une partie de la récolte de la pourriture. Les belles âmes.
Tandis que le père Magloire, lui, n’était pas du genre à risquer de se rompre une vertèbre sur un escabeau. Ce n’est plus un enfant, le père Magloire, c’est un respectable géniteur qui ne va pas s’amuser à passer les clôtures pour aller chiper les prunes dans son propre terrain. Il se contentait donc d’attendre que la gravité se donnât la peine de faire son boulot, et plutôt que de se hisser vers le ciel, se penchait vers l’abîme pour ramasser ce que les oiseaux ne voulaient plus. Il jetait alors son résidu de récolte dans une barrique stockée en plein cagnard et pourvue d’un couvercle à l’étanchéité totalement défaillante. Quelques semaines plus tard, près s’être remis de l’immense effort de la récolte, il vidait le contenu de sa barrique dans une cuve, insectes et larves inclus, et demandait à sa progéniture d’avoir l’obligeance de bien vouloir la porter à ébullition.

« Non mon fils, ébullition n’est pas une ville. Ni le percepteur. Ça veut dire qu’il faut la faire chauffer. Non, pas dans la cuisine. Ici, comme l’année dernière. Et l’année d’avant. Ramène du bois, quoi. »
Et aidé dans ses explications par quelques coups de trique, le père Magloire finissait par distiller une prune de fort mauvaise facture, qu’il distribuait alentours en lui prêtant maintes propriétés médicinales.
Judith en avait constaté, en effet, quelques-unes : excitante, puis sédative, puis, en usage chronique, cécitante. Oui, ça rendait aveugle. La faute à une distillation simple mêlée à une hygiène douteuse, et le refus d’ôter les têtes et queues de distillation. « Les gamins ont déjà du mal à comprendre qu’un pinard ait du corps, alors une tête et une queue, on n’est pas rendus, asteur ! », justifiait-il dans l’intimité du banquet annuel du village.
Sachant tout ceci, Judith pesta. « Mon cher Hyacinthe, ton remède, c’est pas une conséquence, c’est une des causes de ton problème. Je vais te préparer une dose d’aspiri… d’acide acétylsa… Une tisane d’écorce de saule. Pas trop chaude.
– Avec du miel.
– Avec du miel.
– Et moins fort.
– Et moins fort.
– Et un nuage de lait.
– Et un nuage de… Tu ne te moquerais pas, là, tout de suite, maintenant, par hasard ?
– Moi ?, dit Hyacinthe, avec un rictus mi-choqué, mi-douloureux, mi-narquois.
– T’es encore ruisselant d’eau de vaisselle, t’as un bout de salade dans les cheveux, je serai toi, je ne ferai pas le malin. »
Et elle s’en fut dans sa cuisi… dans son labo… dans … Là où elle préparait ses trucs avec force incantations magiques. Enfin, incantations magiques… Disons que Judith avait un langage particulièrement fleuri, abondant et varié, et qu’effectivement, « saleté de vésicule enflammée par les vapeurs méphitiques de ces enfoirées de terres rares à la stabilité copiée sur un funambule sous psychotrope », pour un observateur ignare, ça peut passer pour l’invocation des puissances chtoniennes et impies. Alors qu’il ne s’agit que d’un honnête juron. Et elle fouilla, fouilla… « Non, pas ça, ça c’est pour blanchir le linge. D’où-ce que j’ai mis l’aspiri.. Non, pas ça non plus, ça c’est un somnifère. Tudieu, mais d’où-ce qu’est cette écorce de saule ? Non, pas ça, ça va lui faire des trous dans l’estomac. Et aussi après l’estomac. Tiens, c’est quoi, ça ? Ah oui, je me rappelle. Et c’est encore stable ? Pas mal, pas mal… Bon sang, j’en avais à ne savoir qu’en faire… Ça on ne touche pas, c’est sensible aux chocs. Cré nom, j’étais persuadée qu’il m’en restait ici… Oh, j’ai de l’huile de benjoin ? Il faudrait que j’en fasse quelque chose… »
Hyacinthe, lui allait mieux. Pas mieux-top ou mieux-mieux, mais mieux quand même. Il se leva, histoire de ne pas paraître totalement étranger aux soins que Judith se proposait de lui prodiguer. Et par masochisme, ou par curiosité – c’est à peu près pareil, il se dirigea vers là où ça faisait le plus mal au crâne : les sons de contenants divers qui étaient entrechoqués.
Judith était maintenant assise au milieu d’un capharnaüm de fioles, pots, jarres et autres formes tarabiscotées. Elle contemplait sa collection de résultats plus ou moins aboutis de mois de travail, perdue et désemparée : « Bon ben je crois que je n’en ai plus. Je vais devoir aller en chercher. »
Hyacinthe, un peu anxieux à l’idée de se retrouver seul au milieu de tous ces produits – si ça se trouve ils allaient sortir d’eux-même de leur contenant pour finir de lui broyer la tête, proposa : « Je viens avec toi. » Judith leva la tête :  » Mauvaise idée. Tu as une tronche à faire fuir un pourceau. Attends-moi là, je n’en ai pas pour longtemps.
– Gn’udith, la dernière fois que tu es allée aux champignons, tu as fini à 5 lieues d’ici.
– Oui ben si le soleil ne se déplaçait pas n’importe comment entre le matin et l’après-midi, je serai rentrée tranquillement. Et c’était tout à fait volontaire. Je voulais passer voir la euh…
– Gn’udith, il suffisait de suivre la route pour ne pas se perdre.
– Je voulais passer voir la pépiniériste.
– En automne ? En rentrant des champignons ?
– Oui, je voulais lui euh… commander… un euh…
– Gn’udith ?
– Ouiiiii ? (yeux de biche)
– Ça se voit que tu racontes n’importe quoi. Gne viens avec toi. Gn’uste pour te voir rentrer. Et moins fort, teuteplé. »
Judith ajusta son châle, empocha un couteau pliant, jeta sa musette sur l’épaule et sortit. Hyacinthe, qui était un peu trop près, pris également la musette – mais dans la figure, et sortit également.

Romantisme et mycoses

« De toute façon, je ne sais même pas ce que je fous là. Ca ne sert à rien.
– Ben pourquoi tu continues, alors ?
– Puisque je te dis que je ne sais pas.
– Tiens, elle ne te plaît pas, celle-là ?
– Quoi ? Elle te plaît, à toi ?
– Euh…
– Moi non. Regarde, la seule photo d’elle est de dos, le reste c’est une brochure d’agence de voyage : une photo de plage qu’on dirait générée par stableDiffusion, de la bouffe de buffet de chez club Med, et sa prose, on la dirait tout droit crachée par chatGPT : « Bonjour ! Je suis une femme simple et authentique, qui croit encore aux valeurs de respect, de bienveillance et de partage. Je suis ici pour construire quelque chose de sincère, avec une personne prête à avancer dans la même direction. Si tu es quelqu’un de vrai, qui sait écouter autant que parler, et qui croit que la complicité se crée dans les petits moments du quotidien, on pourrait bien s’entendre. » . C’est pas la prose de Sun Li, directrice marketing de Singapour, ça. C’est plutôt le copié-collé de Juste Désiré César, 12 ans, collégien au Mali, dans un cyber-café de la banlieue de Bamako.

– T’es rude. Et celle-ci ?
– Mon garçon, regarde, elle n’a rien mis comme texte. Que des photos. Si ça se trouve c’est une psychopathe et elle ne peut pas articuler 3 mots sans baver. Allez, tu sais faire une recherche d’image ? On prend une capture d’écran et on recherche, et on tombe sur… Oh ben ça alors ! Dis donc ! 5 profils Tik Tok directement ! Soit elle est schizophrène, soit c’est un fake. Dans les deux cas ça ne m’intéresse pas. Je plains la vraie dame qui s’est fait chourer toutes ses photos pour se retrouver sur des sites de rencontre. Et j’imagine si elle est en couple : « Dis donc, chérie, comment ça se fait que j’ai trouvé nos photos de notre weekend à Venise sur un site de rencontre, avec ma trogne barbouillée par un gros smiley ? – Question pour question: qu’est-ce que tu fous sur un site de rencontre ? ». L’ambiance du weekend d’après va être trop bien.
– Maintenant que tu le dis, je dois avouer que c’est vrai. Et celle-ci ?
– Celle-ci, c’est une apprentie influenceuse. 4168 photos sur ses comptes de réseaux sociaux. J’ai connu des mannequins qui avaient fait toute leur carrière avec moins de poses. Elle ferait mieux de mettre son appareil photo en mode rafale, ça lui ferait gagner du temps. Elle est là pour faire sa pub, pas pour des relations humaines.
– Ouch, celle-ci, elle pique les yeux !
– Pas tant que ça. Enfin, si, mais pas pour les raisons que tu crois. C’est la misère du monde qu’on retrouve sur le web. Elle cherche un moyen de sortir de son immense détresse…
– Attends, mais tu as la larme à l’œil ?
– Je t’ai dit que ça piquait les yeux. On passe, je ne suis pas d’humeur à réfléchir sur l’injustice des hommes.
– Ouh la vache ! Elle est hyper suggestive celle-là !
– Oui, et cependant parfaitement en accord avec les règles de la censure de ce site.
– Mais ? On ne voit pas sa tête ?
– Hé non ! D’ailleurs on n’a pas son nom non plus, ni son âge, même le pays est faux. Les photos ne sont pas d’elle non plus, probablement. Par contre on a bien un moyen de contact direct sans passer par le site.
– Où ça ?
– Dans les photos. Il y a, subtilement, derrière, son pseudo sur un autre site. Et vu le pseudo, ce n’est probablement pas pour du prêt hypothécaire garanti par tontine.
– De… De la…
– Prostitution, oui. Combien il y a d’hommes sur les sites de rencontre ? Ouais, des millions. Tu crois que les maquereaux se tiendraient éloignés d’un si grand public ?
– L’humain ne perd jamais une opportunité de dévoyer un truc… Bon. Je suppose donc que celle-ci est un pur fake ?
– Attends.
– Regarde, ses photos viennent clairement d’une séance de pose, elle a écrit sa bio en cyrillique, il n’y a que des beaux paysages, avec des photos cheveux au vent. On a sa story insta, ça coche toutes les cases pour être un fake.
– Attends.
– Attends quoi ? C’est tout vu, c’est un fake. Qu’est-ce que tu fais ?
– Je déchiffre.
– Tu déchiffres quoi ? C’est du cyrillique !
– Justement, je ne lis pas, je déchiffre.
– Tu sais lire le cyrillique ?
– Non, puisque je ne lis pas, je déchiffre. Elle est directrice marketing.
– Super. Le métier des brouteurs. Allez, next !
– Elle me plaît.
– Mais c’est un fake, potot !
– Il est fort possible que non. Ses photos ne sont pas référencées par les moteurs de recherche. Son texte contient des noms propres, donc il n’est probablement pas généré par une IA. Ses photos ne sont pas sur ses autres comptes, qui doivent être liés à son activité professionnelle plutôt qu’à sa personne.
– Et elle te plaît ?
– … Elle a l’air en bonne santé… d’une culture proche… C’est déjà beaucoup…
– Oui, m’enfin c’est pas vraiment notre… ton style.
– C’est vrai. Elle a plus un physique à manger des courgettes et du melon que des tournedos Rossini et de la purée Soubise. Et pourtant je la trouve magnifique. Et je suis sûr qu’elle est très intelligente. Et ça, un seul moyen de le savoir.
– Potot, tu viens de demander le contact ! T’es un ouf dans ta tête !
– …
– Quoi ?
– En 5 ans personne n’a jamais répondu à une seule de mes demandes de contact. Ça ne sert à rien ce que je viens de faire.
– Mais ?
– Oui, je ne sais pas pourquoi je fais ça.
– Il faudrait peut-être que tu abordes des gens en vrai. Que tu aies des activités.
– J’ai des activités. Je suis même bon dans ce que je fais. Je cours et je joue de la trompette.
– …
– Quoi ?
– …
– Ben ?
– Tu cours 10 bornes en partant de chez toi et en y revenant sans t’arrêter. Et tu joues en soliste, les cours d’instrument sont toujours des cours particuliers. Autrement dit, tes activités, pour rencontrer quelqu’un, c’est mort. T’as essayé de sortir de temps en temps ?
– Écoute, mon garçon, je me refuse à aborder quelqu’un qui n’a pas spécifiquement manifesté son désir d’être abordé.
– …
– Quoi ? J’ai dit une bêtise ?
– C’est vrai que c’est compliqué. Comment tu manifestes ton désir d’être abordé ? Tu te balades avec un T-shirt « Draguez-moi » ?
– Vas-y, te fous pas de ma gueule. C’est important de limiter le nombre de gros lourds dans ce monde.
– Ouais ouais, monsieur la délicatesse. Tiens, ta demande de contact a été acceptée.
– Hein ?!?
– C’est écrit là.
– Mais ? Je fais quoi ?
– Qu’est-ce que tu veux que j’en sache ?
– Et moi donc ! Les rares contacts que j’ai eu ont toujours eu lieu dans l’autre sens.
– Allez, le pied à l’étrier : dis bonjour, et évite « Bonjour, M. le brouteur », bonne chance potot ! »

Une histoire alambiquée

Judith pesta. Énervée, le bonnet de travers et les manches relevées, elle contemplait l’ampleur du désastre. Une fumée âcre s’élevait d’un genre de chaudron plutôt particulier : son ouverture était assez étroite, et sa matière luisante. Il était noir comme de la suie, posé sur les braises du foyer – un foyer également peu commun, qui tenait plus de la forge de campagne que de l’honnête cheminée à chenets que l’imaginaire collectif place dans les chaumières inquiétantes des sorcières compétentes. Un peu plus loin gisait une flasque qui déversait son contenu sur le sol en glougloutant joyeusement.

« Ben y’a pas vraiment de raison d’être joyeux », commenta Judith, tandis que le liquide déversé par la flasque s’attaquait au carrelage dans une ébullition enthousiaste. Il bouillonnait sa joie d’être libéré du carcan oppresseur de son contenant en courant à fines bulles le long des joints des carreaux de céramique.
Alors que l’opératrice se proposait de calmer violemment tous ces gais épanchements à grands coups de pelletées de cendres, il se passa ce qui se passe toujours quand on est très occupé et qu’on n’a pas encore inventé le téléphone : on toqua à la porte.

« Salut, Judith ! Dis, j’étais venu te demander un service, je peux entrer ? »

Forcément, dans ces moments-là, on panique un peu et on peut se tromper tout à fait innocemment. Il est par exemple parfaitement imaginable de se retourner brusquement la pelle à la main et, voyant la cendre partir, de chercher à la rattraper en allongeant prestement les bras. C’est un geste malheureux qui peut arriver, avec des conséquences qui peuvent être fâcheuses, notamment quand la tête du visiteur se trouve dans la trajectoire. Il faut donc reprendre ses esprits et évaluer correctement la situation. Bon, le visiteur étant par terre, allongé par un coup de pelle chargé de potasse, il ne tombera pas plus bas. Sauf si évidemment le carrelage continue à être creusé au vitriol. Enfin c’est pas vraiment du vitriol, c’est du… Enfin bref, c’est pas le moment pour de l’identification, il faut le neutraliser. Pas neutraliser le visiteur, c’est déjà fait. Neutraliser le liquide, qui est parti pour desceller tout le carrelage du séjour dans un élan de bonhommie qui fait pourtant plaisir à voir. Le neutraliser avec, par exemple, la potasse qui est sur la figure de… qui c’est ? Il a le visage plein de poussière, comment le reconnaître ? Non, attends, j’ai le vitriol qui… C’est pas le plus important. Donc, il faut récupérer la potasse rapidement sur le visiteur pour la mettre sur l’acide. Réfléchis vite et bien, Judith. Je crois en toi. Ni une ni deux, Judith va donc quérir de quoi amener, par gravité, les particules de cendres en contact intime avec le liquide bouillonnant : la bassine d’eau de vaisselle qu’elle se proposait de filer au cochon, et qu’elle déverse donc hardiment sur la bobine inerte de …
« Tiens donc, Hyacinthe ? Tu es réveillé ?
– Remeuneuh brôôôô.
– Oui, moi aussi je suis contente de te voir, mais la prochaine fois que tu entres, éloigne-toi de la porte, je n’ai pas eu l’occasion de changer le carreau depuis la dernière fois. »

Il faut en effet préciser que la porte d’entrée était ordinairement pourvue d’un carreau de verre destiné à bien séparer l’intérieur de l’extérieur, comme disent les mathématiciens topologues. Mais la semaine précédente, une expérience de projection extra-corporelle avait un peu trop bien réussi et avait quelque peu fait voler en éclat ces notions élémentaires de dedans-dehors en projetant le corps de Denis Chouppard à plus de 114 lieues à l’heure par la porte. Laquelle, n’ayant pas eu la présence d’esprit de tourner sur ses gonds, avait dû céder sa vitre et la priorité à un Denis visiblement trop pressé pour actionner la poignée. A sa décharge, l’esprit de Denis, à cet instant totalement séparé de son corps, était resté à proximité du tube de fonte dans lequel Denis avait été invité à insérer la tête pour cette expérimentation de projection extra-corporelle. Et sans esprit, le corps manque d’un à-propos suffisant pour ne serait-ce que s’essuyer les pieds sur le tapis, alors ouvrir décemment une porte, pensez donc.

– Gnémalalatête.

– Oui, alors pour ça, il faut bien s’hydrater… J’ai la nette impression que tu me regardes de travers. Oui, mais l’hydratation, c’est l’eau en usage interne, la bassine ne compte pas. »

Quelques minutes plus tard, Hyacinthe était allongé avec un linge humide sur les yeux, dans l’obscurité la plus totale et sous les yeux d’une Judith dont le visage profitait de l’invisibilité temporaire pour faire toutes les grimaces exprimant le remords et la contrition.

Leçon d’informatique pour mon fils

Mon grand, tu a commencé la programmation en Python. Excellent choix, vraiment. Ce n’est pas celui que j’aurai fait, mais uniquement parce que je suis un vieux grincheux qui fait de l’urticaire devant des espaces signifiants.

Tu a commencé à programmer un jeu de type plate-forme en 2D, et c’est très bien. Et pour arriver à cela, tu as commencé à penser aux déplacements de ton personnage. Ainsi donc pourvu de ton but, tu as redécouvert :

L’intégration numérique.

Ca claque, comme nom, hein ? Ca en jette, c’est stylé.

Mais on ne sait pas ce que c’est.

Alors, pour déplacer, mettons un bonhomme, sur un écran, on peut le déplacer par bonds. C’était la première méthode utilisée dans les jeux vidéo, c’est le truc le plus intuitif. Quand j’appuie sur la flèche droite, j’ajoute, mettons 5, à sa position horizontale, et puis c’est marre. Quand j’appuie sur la flèche gauche, j’enlève 5 et on a fait les 2 côtés à la même vitesse et puis voilà.

Ca marche très bien, et ça donnait ce délicat mouvement hyper saccadé et ingérable des mauvais premiers jeux vidéos.

L’autre possibilité, c’est que l’appui sur une touche ne modifie pas la position du bonhomme, mais sa vitesse. Et là c’est autre chose. Là on fait de l’intégration numérique.

Qu’est-ce que la vitesse ? Hé bien, la vitesse, c’est la distance que tu parcours en une seconde. C’est une distance divisée par un temps. 1 mètre par seconde, qui fait donc 60 mètres par minute, soit 3,6 km/h pour peu qu’on sache multiplier par 60.

Donc, quand tu appuies sur une touche, tu donnes la vitesse de ton personnage. Et quand tu arrêtes d’appuyer, formidable, tu ne donnes plus la vitesse à ton personnage. Sa vitesse évoluera selon des paramètres extérieurs, comme la texture du sol, par exemple. Dans la colle il s’arrêtera vite, sur une patinoire… ça mettra plus de temps. Bon, au pire on mettra des murs pour ne pas qu’il traverse le niveau « Reine des neiges » en 5′ 7.

Très bien, me diras-tu fort justement, mais comment transformé-je cette vitesse en position sur l’écran ? Parce que moi, observeras-tu, je dois afficher mon bonhomme à une certaine position qui bouge tout le temps, pas à une certaine vitesse globalement constante.

Et oui. Et donc, à chaque image, on veut transformer une vitesse – qui est une distance divisée par un temps, en distance (une coordonnée, c’est une distance par rapport à un point de référence). Et pour transformer une distance divisée par un temps en distance pas divisée, et bien… il faut multiplier par ce qu’on divise, c’est à dire un temps. Une vitesse multipliée par un temps, c’est une distance ! J’ai nagé une demie heure à 2,4 km/h, ça fait 2,4 km/h * 0,5 h = 2,4 km/h * 1/2 h = 1,2 km/h*h = 1,2 km tout court ! J’ai nagé 1,2 km.

A chaque image, donc, tu ajoutes à la position de ton personnage sa vitesse, multipliée par le temps écoulé depuis l’image précédente. Cette opération de multiplication par le temps écoulé s’appelle une intégration numérique.

L’intégration numérique est la base fondamentale de la simulation sur ordinateur. Cette idée de multiplier une vitesse par un temps s’applique à beaucoup, beaucoup de grandeurs physiques. Un poids sur une surface, c’est une pression, par exemple. Une pression multipliée par une surface va donc pouvoir te ramener à un poids, ce poids probablement à une masse, et cette masse, via la densité (c’est une masse divisée par un volume), te donnera un volume, par exemple.

Le secret, c’est qu’à chaque image, entre deux courts instants, la vitesse va pouvoir évoluer. Et ces variations de vitesse seront ainsi appliquées à la position, qui intégrera conséquemment toutes ces variations. Elle intégrera toutes ces variations… C’est une intégration… Et comme ce n’est pas fait avec des formules mathématiques, mais directement avec les nombres, c’est une intégration numérique.

C’est ça, l’intégration numérique : c’est appliquer par petits bouts toutes les modifications quand elles apparaissent, pour les intégrer dans le résultat final. C’est ce que tu fais quand tu appliques la vitesse à la position de ton bonhomme de jeu vidéo…

Allez, zou, au turbin !

Confrontation avec un chat – version Papou

Les poings serrés au fond
Des poches de mon blouson
Je flippe encore à mort : je dois déménager,
J’accuse le bon Dieu, et la fatalité.

Alors ce soir,
Au lieu d’être en rencard,
Je chercherai une maison,
Une maison,
Avec un toit, et des pignons,
Je chercherai une prison, une prison…

C’est quoi c’te masure ? Franchement, on dirait qu’elle a été dessinée par Numérobis un soir d’Halloween… Y’a rien de droit, on dirait qu’elle va s’effondrer. Y’a le crépi qui se détache par plaques. Les volets sont disjoints. Y’a des câbles qui pendent sous les fenêtres.

« Elle est bien, hein ?
– Aaaaah !, hurlé-je, surpris par cette voix venue de nulle part.
– Panique pas comme ça, mon poussin. »
La voix est rauque et lente dans l’obscurité de cette nuit d’automne.
« Où êtes-vous ? Qui êtes-vous ?, dis-je en cherchant mon interlocuteur.
– Derrière toi, mon chou. »
J’ai horreur qu’on soit familier avec moi.
« Me parlez pas comme ça ! Où ça ?
– Un peu plus bas. »
Je baisse mon regard. Rien.
« Je ne vois pas.
– Plus bas. »
Si je baisse mon regard davantage, je parle vraiment à un nabot.
« Y’a rien.
– Hé, ho, on ne va pas s’insulter tout de suite.
– Y’a rien quand même.
– Si. Un tout petit peu à gauche. Là. Dans les yeux.
– Un chat ?
– Non, un kaléidoscope à rogatons biréfringents. Et arrête de regarder ta gourde comme ça, c’était de la grenadine normale. »
L’hallu totale. Je me fais invectiver par un chat. En français dans le texte.
 » D’une : un chat noir dans une rue sombre de nuit, j’ai connu des situations plus claires. De deux : les chats ne sont pas censés parler. Sont pas équipé pour.
– Les laryngotrachéoto… Les lagoryntropi… Les laryngo… Les mecs qu’ont eu un cancer de la gorge non plus. Et pourtant ils parlent quand même. »
C’est n’importe quoi. Ce compagnon de sorcière, noir comme un sac de charbon, non content de faire insulte à 10 siècles de traités de zoologie, ferait même mine d’avoir plus de vocabulaire que moi.
 » D’où sortez-vous ?
– De chez moi.
– Et c’est où, ça ? Quelle est l’adresse de votre gouttière ?
– Pop pop pop, mon garçon. »
Le chat, qui se léchait la patte, vient tourner autour de mes jambes.
« Je ne suis pas un de ces matous des rues qui rôdent autour des souricières. J’ai de la civilitude, de la classe, de la raffinité. Je vis dans le grenier d’une vieille dame, qui est persuadée qu’elle a une chouette au-dessus de chez elle. Et toi, mon poussin, tu crèches ?
– Je… je cherche un logement, bafouillé-je.
– Hé hé hé… Je le savais. »
Le chat se roule par terre, s’arrête et me regarde dans les yeux en sortant ses griffes.
« Tu ne pouvais pas mieux tomber, ma souris. Tu es chez le meilleur agent immobilier du coin.
– Agent immobilier ?
– Agent immobilier. »
Le chat s’assoit, et essaie de me regarder de haut. Peine perdue. Cela donne un regard orienté vers le bas sur une tête à la renverse : pas très convaincant.
« Mon p’tit chat, tu as devant toi le meilleur expert en baraques abandonnées, grenier poussiéreux et autres endroits oubliés de votre espèce. Une quantité d’affaires… incroyable !
– Mouais. Pas certain d’être très motivé par les toits branlants et les mansardes pluvieuses.
– Tout ces trésors oubliés ne méritent qu’un tout petit peu d’attention. Attention que notre espèce accorde et pour laquelle les proprios nous remercient.
– Les proprios ?
– Oui, ils aiment beaucoup notre système de surveillance.
– De surveill… Et puis comment ça, « notre » ?
– On ne peut pas gérer la sécurité d’un quartier à soi tout seul. Donc oui, nous sommes un réseau. Le meilleur !
– Le meilleur ? Parce qu’il y en a d’autre ?
– Oui. »
Le chat est visiblement fâché. Il détourne la tête, feule et, après un moment, continue :
« Les piafs. Ils voient tout, tout le temps, partout. On ne peut pas traverser une rue sans qu’ils soient au courant. Tiens, je suis sûr qu’ils nous voient, là. Ils voient que je cherche un client. A mon avis ils vont se venger. T’étonnes pas si tu te prends une fiente sur le paletot un de ces 4, mon mignon. »
Splotch.
« Ah. Qu’est-ce que je disais…
– Hé mais ! J’ai rien à voir dans votre guerre, moi !
– T’inquiète mon petit rat. J’en boulotterai 2-3 en représailles et on n’en parlera plus. En attendant vient te mettre à l’abri. »
Et il grimpe prestement la gouttière. Je prends appui dessus. La gouttière bouge et s’offusque, dans un horrible graillement métallique, d’un tel traitement.
« Mais qu’il est cruche. Passe par la porte, tête de piaf ! »
Hum. Effectivement, c’est plus approprié. Enfin, je ne sais pas. Pour entrer dans le bureau d’un chat, quel est le protocole ?
« Ah ben te voilà. Tu en as mis le temps.
– M. le modèle réduit d’ocelot, vu que je dois faire 10 fois votre poids, je suis particulièrement efficace si je mets moins de 10 fois le temps dont vous avez besoin pour faire quoi que ce soit… Y compris vous attraper par le col pour vous faire essayer les techniques de surveillance de vos concurrents : le vol. Bon. Et si vous saviez que je cherche un logement, que savez-vous d’autre sur moi ?
– Moi ? Oh, trois fois rien, Nanard… Je peux t’appeler Nanard ? Bernard Alicorne, je n’aime pas beaucoup, ça fait béat… Alors, voyons voyons…
– Mais d’où sortent ces fiches ?
– De nos services de renseignement. Tu écoutes quand je parle, mon chat ?
– Non mais… Enfin, je veux dire… A part sous les yeux, où avez-vous des poches ? »
Le chat me regarde intensément.
« Non, rien, en fait je préfère ne pas savoir. Enfin, si, quand même. Comment faites-vous pour écrire ? »
Le chat me tend une fiche recouverte d’une écriture torturée, anguleuse et fine.
« Oh. Je vois. Les mouches. Oui. Pas les meilleurs scribes, mais enfin, on fait avec ce qu’on a, hein ?
– Donc je disais : Bernard Alicorne, natif du Vercors le 3 août … Le 3 août… C’est un 6 ou un 9 ? Hé ben, mon vieux t’es pas tout jeune ! Ca te fait dans les combien, ça ? 2028 moins 1698..
– 9. C’est un 9. Définitivement. Sinon les services administratifs vont se poser des questions. Et on n’est pas en 2028. Enfin j’espère.
– Vit seul, dans un endroit reculé, pas de famille proche, un oncle dans la politique. Petit lit, pas de relation connue, vêtements essentiellement marron, se fait livrer une pizza ananas-anchois le jeudi soir avec un soda. Hé ben, c’est pas fameux-fameux, ça, hein. Tu es dépressif ? Tu veux te suicider en mourant d’ennui, c’est ça ? Une vrai vie d’ermite, hein, mon Bernard ?
– Je ne l’ai pas vue venir, celle-là…
– Ah si, quand même.
– Quoi ?
– Et bien, il semblerait qu’on aime bien…
– Qu’on aime bien quoi ?
– Je ne sais pas… Ce n’est pas très reluisant quand même..
– Mais ? Je ? Comment vous savez ?
– Hé hé hé… Nous avons des yeux partout… Keuf, keuf, keuf… Rheuh, rheuh… »
Le chat a manifestement du mal à respirer.
« Ca va ?
– Une seconde. Te-heu, te-heu, te-heu.
– Un chat dans la gorge, peut-être ? »
S’il eut été possible de jeter un regard noir avec des yeux jaunes, ce chat l’aurait fait.
Mais il est là, hoquetant, et il s’agrippe au sol, la tête faisant des mouvements de va-et-vient dénués de sens. Jusqu’à vomir un petit paquet sur le plancher.
« Reuh… Boule de poils.
– Oh.
– Mais je te tiens, rascal !
– Hein ?
– Alors comme ça, on a mis une tapette sous son oreiller pour attraper la petite souris ? C’est vilain, ça, ça pourrait se savoir !
– Oh, on joue au chantage ? Parce que là, vous venez de vous lécher l’entrepatte 4 fois en moins de 5 minutes, donc l’histoire de la tapette, à côté, c’est du pipi de chat ! Enfin… Si je peux dire.
– Bon, mon chou, venons-en au fait : tu es fauché comme les blés, et moi, cette année, j’ai pas atteint mes objectifs. Donc je te propose un deal.
– Vos objectifs ?
– Mes objectifs. Je croyais avoir dit que j’étais agent immobilier ?
– Euh, oui, mais euh… avec des objectifs ?
– Quel commercial n’en a pas ?
– C’est pas faux. Et donc, vous voulez vous refaire à mes dépens ?
– Ce n’est pas vraiment comme ça que je voulais le présenter… Disons que je crois aux signes du destin.
– Oh oh, vous êtes superstitieux ?
– Disons que j’essaie de voir les indices que l’univers m’envoie.
– Hé ben. Déjà que je tombe sur un minou qui cause, en plus il est dans la milice, et pour couronner le tout il est aussi superstitieux qu’il est noir.
– Dites-donc, votre sécurité laisse à désirer, je viens de voir passer un rat gros comme mon bras.
– Oui, et ?
– Et bien, la sécurité n’est-elle pas censée intervenir ?
– Oh mais nous l’avons fait. La compagnie de dératisation est prévenue.
– Mais ? En tant que chat, vous ne traitez pas le problème vous-même ?
– Frérot, t’as vu la taille du mulot ? J’ai pas envie de m’en ramasser une… Pardon. De toute façon il s’agit de l’un de nos informateurs. On ne va pas coffrer nos informateurs.
– Mouais. Surveiller les maisons en utilisant les nuisibles, le business plan ne me paraît pas fabuleux.
– C’est ça, c’est ça. Écoute ma souris, ça devient urgent. T’es en carafe, je suis en carafe, t’as personne, je suis chef de famille, je te trouve la bicoque et tu nous héberges. Réglo, non ? »
Mort de rire, que j’étais. Mort de rire.
« Ah, ah, ah ! Ah la bonne blague !
– C’est pas gentil, ça !
– Non mais c’est pas ça, c’est parce que … commençai-je à gorge déployée. »
Et à rire ainsi, aspirant l’air poussiéreux de ce taudis à chats, la gorge se met à me piquer.
« Ah, reuh, ah, reuh. teuh, teuh, teuh…
– Boule de poils ?
– Non, teuheu, teuheu, teuheu…
– Accident vasculaire cérébral ?
– Non, keuf, keuf… Il faut que je sorte… Vivre avec ta famille, ça va pas être possible mon minou.
– Oui ben c’est pas la peine de pleurer.
– Je ne fais pas exprès. De l’air, vite !
– Par ici !
– Et barre-toi, le minou !
– Hé mais ! Un peu de politesse !
– Je suis allergique aux chats !!!! Sauve-moi : cours ! »

Confrontation avec un chat

Une histoire de Niels

« Qui êtes-vous ?
– Un chat.
– Ça, je l’avais deviné.
– Eh bien, oui, ça se voit.
– Où vivez-vous ?
– Dans le grenier d’une vieille dame.
– Pourquoi ?
– Parce que je préfère ça que d’être dehors la nuit.
– Vous chassez les souris ?
– Ça m’arrive.
– Vous aimez la souris ?
– Pas mal, oui.
– Vous travaillez ?
– Oui.
– Pour qui ?
– Pour une agence immobilière.
– Vous vous moquez de moi ?
– Non.
– Une agence immobilière ?
– Oui. Je repère les maisons vides, abandonnées, celles qui ont besoin d’un peu d’attention. Je suis un expert en recoins oubliés et en greniers poussiéreux.
– C’est une blague, c’est ça ? Vous êtes un chat…
– Est-ce que je vous semble en train de plaisanter ?
– Mais enfin, comment un chat peut-il travailler dans l’immobilier ?
– Il suffit d’être observateur. Vous, les humains, vous passez à côté de tout. Moi, je vois les détails : les fuites d’eau, les murs qui grincent, les jardins à l’abandon… Vous seriez surpris de savoir à quel point un chat peut être un bon éclaireur. »

Je restais bouche bée. Ce chat, assis en face de moi, me fixait de ses yeux jaunes, parfaitement sérieux, comme si notre conversation était des plus normales.

« Vous… vous n’êtes pas un chat ordinaire, c’est ça ?
– Qu’est-ce que c’est, un chat « ordinaire » ? répondit-il en se léchant nonchalamment la patte. Nous avons toujours été là, à observer, à comprendre, bien avant que vous ne commenciez à bâtir vos maisons en béton. Mais c’est vrai, je suppose qu’on ne me croiserait pas dans n’importe quelle ruelle.
– Mais… pourquoi l’immobilier ? Pourquoi pas quelque chose de plus… je ne sais pas… typiquement félin ?
– Oh, je chasse des souris aussi, ne vous méprenez pas. Mais les affaires immobilières, c’est beaucoup plus lucratif. Les propriétaires adorent savoir qu’un chat comme moi veille sur leurs biens. »

Je m’étranglais presque.

« Les propriétaires ? Vous leur parlez ?
– Parfois. Mais la plupart du temps, je laisse l’agence s’occuper de ça. Je suis plutôt discret.
– Discret… bien sûr, un chat qui travaille pour une agence immobilière. Ça devient de plus en plus absurde…
– Absurde pour vous, peut-être, mais pour moi c’est une routine bien rodée. J’ai même eu une promotion récemment.
– Une promotion ? répétais-je, abasourdi.
– Oui, je suis passé à superviseur de quartier. Je veille sur plusieurs greniers maintenant.
– Attendez… vous êtes sérieux. Vous surveillez des maisons ?
– Vous croyez que toutes les maisons sont sécurisées par des caméras et des alarmes ? La vraie sécurité, c’est moi. Personne ne prête attention à un chat.
– Et vous êtes payé… en croquettes, j’imagine ?
– Croquettes premium, précisa-t-il avec un clin d’œil. Mais pas que. Vous seriez surpris de ce qu’on peut obtenir avec un peu de négociation. Les humains pensent toujours que les chats sont paresseux, mais nous sommes des créatures d’opportunités. »

Je restais silencieux, essayant de digérer l’idée qu’un chat puisse être un agent immobilier doublé d’un détective de greniers.

« Vous devez avoir des concurrents…
– Évidemment. Les pigeons. Ils ont un réseau aérien assez impressionnant, mais ils manquent cruellement de subtilité. Puis, il y a les rats, bien sûr. Mais eux, ils ne sont pas fiables. Toujours à fourrer leur nez là où il ne faut pas. Non, je préfère travailler seul. »

Il se redressa, un éclat mystérieux dans le regard. Je le regardais : « Alors, vous avez une maison à surveiller ?
– Hmm, oui, plusieurs…
– Vous avez un nom ?
– Un nom, s’exclama t-il rigolant, non, les chats n’ont pas des idées idiotes comme les humains.
– Mais comment vous différenciez vous, alors ?
– Et bien, on se reconnaît, tout simplement.
– Ah bon.
– En parlant de nom, quel est le votre, monsieur ?
– Bernard.
– Très joli.
– Je vous remercie. Vous surveillez ma maison ? »

Le chat eut un léger mouvement de la queue, signe d’une profonde satisfaction.

« Qu’est-ce que vous croyez ? Bien sûr que oui.
– Qu’est-ce que vous savez… exactement ? lançai-je, tentant de dissimuler un frisson.
– Que vous habitez dans la rue de l’église, numéro 103. Vous vivez seul. Vous avez une sainte horreur du football. »

Je le regardai, ébahi. Comment ce chat pouvait-il en savoir autant sur moi ?
Je me redressai instinctivement, le souffle coupé. Comment pouvait-il être au courant de tout cela ?
Il se grattait l’oreille, comme si tout cela n’était qu’une formalité pour lui.

« Venez avec moi, dit-il soudainement, se levant sans plus d’explications.
– Attendez… quand je raconterai ça à mes amis, ils ne me croiront jamais. »

Le chat tourna la tête, ses yeux jaunes brillant dans la pénombre.

« Bien évidemment. »

Nous marchâmes quelques minutes, moi de plus en plus perplexe, lui avec l’assurance tranquille de ceux qui savent où ils vont. Il s’arrêta devant une petite ruelle qui se terminait en cul-de-sac.

« Je monte par la gouttière, mais je suppose que vous préférerez passer par la porte. Rejoignez-moi sur le toit.

Je levai un sourcil : « Oui… ça me semble plus logique. »

Le chat montra du museau une porte de l’autre côté de la rue, puis me lança un dernier regard énigmatique avant de bondir vers les hauteurs. Je franchissais la porte en état de choc, toujours bouleversé par les révélations de ce chat. Je traversais un couloir sombre et délabré et j’arrivais devant un escalier. Je montais prudemment les marches qui craquaient et rejoignait le chat qui me regardait avec un air calme. Il me jugeait.

« Me voici, dis-je.
– Vous en avez pris, du temps.
– Je ne suis pas comme vous.
– Je sais, soupira-t-il, quand je dis que l’être humain est une race bien inférieure à la nôtre…
– Que vouliez-vous me montrez ? dis-je, pour changer rapidement de conversation.
– Voici mon point d’observation », dit le chat.

Il m’invita du regard à me tourner vers la ville. Le soleil couchant était rouge derrière de grands immeubles.

« Et, de là, vous voyez vos bâtiments désaffectés ? dis-je.
– Oui, c’est ça, répondit le chat.
– Mais, pour les greniers, comment faites vous ?
– J’explore, ça fait partie de mon travail. Et puis, c’est important d’avoir une activité physique.
– Et vous trouvé beaucoup d’endroits ?
– Avant, oui, maintenant, un peu moins. C’est normal, les temps changent.
– Vous avez vendu beaucoup de greniers et d’endroits ?
– Cent cinq en trois ans de carrière.
– Vous êtes riche ?
– Les chats ne s’intéressent pas à la richesse. Sur ce, je dois y aller, ravi d’avoir fait votre connaissance.
– Au revoir, donc.
– Au revoir. »

Et le chat disparut dans la nuit…

  • Un chat.

Vive la privatisation

Au temps jadis, quand le monde était jeune encore et les banquiers pas trop présidents de la République, il y avait quelque chose qui s’appelait le service public. C’était, j’en conviens, un monde barbare où la concurrence libre et non faussée avait toutes les peines du monde à s’imposer, tant on était jaloux de garder le contrôle sur nos petites infrastructures.

Heureusement, quelques banquiers ont travaillé d’arrache-pied pour que ces horribles monopoles d’État soient déboulonnés, renversés, et offerts à la concupiscence d’un peuple libéré de ses bourreaux.

Ainsi, il fut un temps où on pouvait vivre sans être enregistré dans les livres de compte d’une banque. Mais bon, si on le souhaitait, on pouvait, dans le pire des cas, ouvrir un compte dans une banque. Et si ce n’était pas possible, vous vous tourniez vers la banque de France qui, quelle que soit votre situation, ne pouvait vous refuser l’ouverture d’un compte. Bon, d’accord, ça coûtait un bras. Mais, tout de même, on avait la possibilité d’avoir un compte bancaire.

On a ensuite décidé que toutes les banques devaient être privées. Pour, paraît-il, éviter que ça ne coûte un bras. Je ne vois pas bien en quoi confier quelque chose à un requin de la finance rendrait la chose moins chère pour le client, mais foin de mauvais esprit : adieu les banques publiques, la banque nationale de Paris devenait une simple BNP. Après cela, le compte bancaire est devenu obligatoire. La paie ne pouvait plus être versée en liquide. C’est ennuyeux. Oui mais voilà : toutes les banques étaient devenues des entreprises commerciales qui ne voyaient pas d’un bon œil mercantile les gueux se presser à leurs portes pour toucher la maigre paie qui leur permettrait de boire leur désespoir jusqu’à la dernière goutte. Le gueux n’est pas un bon client. Un bon client, c’est quelqu’un qui finit avec des agios tous les mois et qui les paie. Les surendettés ne sont pas des bons clients. Il a donc fallu que le législateur oblige ces établissements commerciaux à prendre comme clients des gens qui leur coûteraient des sous. Bien évidemment, il a fallu donner à ces banques le manque à gagner. On sent qu’on progresse, n’est-ce pas ?

Bien.

Quelque temps plus tard, les banques se sont rendu compte qu’elles avaient un peu de mal à rétribuer grassement leurs actionnaires. Je rappelle que la banque de France ou toute autre banque nationale n’avait à rétribuer personne (même si elles le faisaient). Mais bon. Kerviel et Madoff étant passés par là, les actionnaires deux fois floués faisaient la tronche pendant leurs parties fines. On raconte même que DSK aurait refusé une fois d’y aller, tant le patron du FMI était morose. Il fallait réagir. Trouver de l’argent à donner aux actionnaires. D’un commun accord, toutes ces banques, pourtant tenues par le principe de la concurrence libre et non faussée (c’est pas comme si elles se prêtaient de l’argent mutuellement entre elles, hein), ont décidé, en même temps et sans se concerter, comme c’est étonnant, de rendre les comptes payants.

Y’a pas à dire, la privatisation, ça fait faire des économies.

La vie c’est monotone

Il y a des gens qui, j’en suis sûr, rentrent chez eux après une dure journée de boulot. Ils quittent le travail, montent dans leur voiture, arrivent jusqu’à chez eux, passent prendre le courrier et s’assoient dans un canapé confortable un thé à la main.

Si c’est vous, je vous envie. Nantis.

Parce que dans la vraie vie, voilà comment les choses se passent. Après une rude journée de boulot, j’abandonne en disant que ça attendra demain, je n’en peux plus. Je monte dans ma voiture, j’ai confiance la batterie est neuve. Les pompiers passent, toutes sirènes hurlantes. Je me mets sur le côté pour dégager le passage. Du coup je touche le trottoir, je crève. Je change la roue, j’arrive chez moi. Les plombs des communs ont sauté. Je monte chercher un balai à tâtons, je réenclenche le disjoncteur qu’un esprit supérieur a trouvé intelligent de placer à 3 mètres de haut dans un escalier. Ensuite je passe 10 minutes à décoincer la serrure de la boîte aux lettres. Tout ça pour trouver une prune destinée à un autre esprit supérieur, ou peut-être le même, qui a décidé de faire une fausse plaque avec mon numéro d’immatriculation. Je découvre avec joie que la chasse d’eau fuit, ça manquait un peu d’ambiance. Je cherche un garagiste qui puisse changer les pneus sur une voiture hybride, apparemment c’est pas la même procédure que sur une voiture purement thermique. Les roues sont peut-être carrées, va savoir. Enfin, quand je dis que je cherche un garagiste… Je cherche d’abord à retrouver internet. Je redémarre la box, par pur réflexe, je descends dans l’armoire de répartition du quartier, y’a toujours cet esprit supérieur qui a décidé de débrancher quelques câbles dans cette armoire à la serrure pétée. Je trouve un garage. En congés. J’en trouve un autre, qui me propose un rendez-vous pour dans 3 mois, le temps de commander les pneus. On se croirait au temps de l’URSS. Pas étonnant qu’ils préfèrent les chenilles, s’il faut 3 mois pour avoir une paire de pneus. J’en trouve un à 1 heure de route. En région parisienne, c’est vrai que c’est compliqué d’avoir des pneus pour une citadine, c’est la cambrousse par ici, à part des 4×4, on trouve pas grand-chose…

Bon, je trouve un garagiste. Le 10ème pote que j’ai appelé pour raconter ma mésaventure me rappelle. C’est vrai que c’est surprenant, ce besoin de parler dans l’adversité. J’éprouve même le besoin de faire des phrases, c’est curieux. Enfin, c’est comme ça : je n’arrive jamais à avoir quelqu’un au téléphone à part ma mère. Je lui raconte (au pote, pas à ma mère) mes aventures, il se marre, se fout de moi, pendant ce temps-là j’essaie de payer. Carte bleue refusée.

22h30, je suis épuisé. Le courant n’a sauté que 4 fois ce soir, je m’estime heureux. Le garage avait une option pour payer sur place. Je suis sauvé. Pour peu qu’il accepte les chèques, bien entendu. Et qu’il ait bien compris que j’ai besoin de pneus 4 saisons, il serait fichu de me mettre des pneus été en décembre.