L’apocalypse selon Ben Hoikin Ze 1

Il habite dans un grand appartement moderne, de ceux où il n’y a quasiment pas de séparation entre les pièces. C’est dans une tour nouvelle, sans mur, avec uniquement des baies vitrées. Il est remarquable de vacuité : tout ce qu’on voit en y entrant, c’est l’espace. Ce n’est pas qu’il est gigantesque, c’est qu’il est vide. Le canapé est immense et immaculé, et accompagné d’une table basse longue et plate comme un brancard, dans un aluminium froid et brossé. Seul l’usage permettrait de s’apercevoir que ce n’est ni pratique ni confortable. La penderie est cachée, mais elle est pleine. La cuisine a l’air très bien équipée, mais on n’y voit pas d’ustensile. Les plans de travail sont profonds, hauts et sombres. Néanmoins, elle n’a pas l’air utilisée. Le seul comestible qu’on y voit est un pot de marjolaine, tellement vert qu’il n’a jamais dû connaître les ciseaux. Juste derrière une baie vitrée, il y a un carré de cailloux : un jardin zen, avec une petite fontaine. Quelqu’un habite ici. Un homme. Il est grand, fin, élégant. Son front haut et sa chevelure soignée annonce le conquérant de l’intelligence, le maître de l’industrie, le banquier des entreprises. C’est Famine. Il entre, d’ailleurs, prend son casque, mat et noir, et ressort. Il descend au garage en enfilant ses gants, enfourche une de ces motos basses à guidon énorme et sort. Il conduit comme on fait la conversation : confortablement installé, plus sur un transat que sur un bolide, au téléphone avec ses subalternes. Il file sur l’autoroute, avalant le long ruban de bitume à vive allure dans un bruit modéré : il ne faudrait pas que la technique interrompe ses conversations.
C’est un pavillon de banlieue, banal comme une fissure dans du carrelage. Les murs se lézardent, le crépi tombe. Construit à la va-vite pendant l’expansion urbaine par des migrants sous-payés et pas formés, il symbolisait l’harmonie entre la ville et la campagne. Rêve de citadins arrachés à la terre, il n’est plus que le désarroi de la classe moyenne expulsée des centre-ville. Un homme jardine. Il désherbe ses rosiers. Il a un pulvérisateur sur son dos. Les joints fuient, et le désherbant coule goutte-à-goutte sur son short. Au-dessus de lui, une gouttière mal fixée laisse voir les résidus de feuilles de l’automne dernier. L’homme a l’air heureux. Il sifflote, tandis que plus haut, un sac plastique porté par le vent part s’accrocher aux branches d’un cerisier du Japon. La maison est défraîchie comme toutes celles du voisinage. Un barbecue gras rouille près de l’entrée du garage. L’homme entre par la porte en plastique. La maison, quoi qu’aérée par les travaux jardiniers, sent le renfermé. La VMC râle dans l’agonie de ses filtres bouchés. Les murs portent les stigmates d’une humidité endémique, le quartier étant construit sur des marais mal asséchés. Sans quitter son fardeau herbicide, l’homme ouvre le frigo. La lampe clignote avant de laisser voir le capharnaüm intérieur. Le moteur exprime sa peine à refroidir des restes de pizzas antédiluviens. Il farfouille quelques instants, la porte battante. Il déniche une bière tiède et l’ouvre. Il referme, laissant l’appareil à sa peine démesurée, et regarde par la fenêtre. Il a vue sur l’usine et la rivière. Des bidons flottent sur le cours d’eau. Un kayakiste fait la moue quand un hors-bord dépose un amas d’algues sur son esquif. Une odeur nauséabonde s’en dégage. Bienvenue chez Pestilence. L’horloge émet un coucou synthétique. Le jardinier vide sa bière d’un trait, éructe, se gratte, et fouille sous un tas de torchons. Il en extirpe un casque doublé de skaï, à catadioptres à moitié décollés, couvert d’autocollants « I <3 Douarnenez » « La Mer de glace : une expérience à vivre » et autres « ViaTraffic.com : l’exotisme à moitié prix. ». Le long de la maison, il extirpe d’un tas de planches une authentique mobylette au pot trafiqué certes, mais néanmoins percé. Il s’installe sur le plastique crevé de la selle, accroche soigneusement la lanière de son casque branlant, met le contact, et pédale. Le deux-temps démarre comme un pulmonaire se réveille, dans un nuage de crachats et une toux à inquiéter un radiologue. Au bout de la rue, demi-tour : dans un braillement infâme, le pilote revient. Il s’allume une cigarette, et jette son pulvérisateur par-dessus sa clôture. Fendu, son contenu coule lentement vers les égouts. Pestilence repart, le short en acrylique saturé d’herbicide, le bide dépassant de sous le maillot, zigzagant pour trouver son équilibre et signant son passage de gouttes grasses sur la chaussée.
Les grilles s’ouvrent dans un souffle. La voiture s’avance dans le crissement du gravier. Le château apparaît dans sa splendeur au soleil, éblouissante couronne d’un gazon soigné. Un homme sort de l’immense berline. Il est sérieux. Il est droit. Il lui manque un bras. Il entre. L’intérieur n’est qu’un cabinet de curiosité, tant l’œil est charmé des bibelots, meubles et décorations qui en remplissent l’espace. Cela sent le vieux livre, le cuir et le ragoût. Ici, on vit, on travaille, on grandit. L’hôtesse l’accueille sans se lever, perdue au fond d’un fauteuil club : c’est une dame noble, gilet en jersey sang de bœuf et jupe droite en tartan, les cheveux relevés en un chignon, couleur des poutres du plafond. Les âtres ne servent plus souvent car le chauffage central est installé, mais ils sont fonctionnels et entretenus. Il y a beaucoup de bibliothèques, qui montent haut, avec des escabeaux pour accéder aux derniers rayonnages. Ces meubles-là sentent la cire. Aux murs, quelques trophées de chasse finissent de vous dire que vous êtes chez une noble de la vieille noblesse. Vous êtes chez Guerre. L’homme dit : « Madame, votre rendez-vous. » La dame pose son journal, enlève ses lunettes, les plie soigneusement et les confie au domestique. Elle se lève, monte dans sa chambre. Quand elle redescend, elle porte du cuir : un pantalon droit en peau brute, glissé dans des bottes de cavalier, un blazer à épaulettes du même brun que son pantalon et de même matière. Un examen attentif permettrait de déceler de l’usure dans cette tenue. Le temps qu’elle zippe sa veste, on peut apercevoir dessous un chemisier de soie rouge à jabot plissé. Elle enfile un casque intégral comme on sangle un éperon, sort et démarre un bolide italien à la cylindrée énorme. Elle part comme une fusée, de toute la puissance de l’admirable mécanique qu’elle maîtrise. Les automobilistes ne voient d’elle qu’une lueur rouge alors qu’elle affole les radars.

Dans une zone d’activités standard comme on en trouve dans toute communauté d’agglomération qui se respecte, il y a un bâtiment quelconque en tôles ondulées, un genre de hangar à bureaux. Dans celui-ci avait lieu une réunion. C’était une petite femme un peu replète mais frêle qui la menait. Sa peau réussissait le tour de force d’être à la fois brune et blême, ses cheveux teints rassemblés en chignon oubliaient de cacher les racines poivre et sel. Elle portait un pantalon et une veste noirs sur un chemisier blanc, néanmoins avec un foulard aux tons criards : on aurait dit une mamie gâteau qu’on aurait forcée dans un costume de DRH. Un vidéo projecteur ronronnait derrière elle, projetant sur la toile de verre peinte une lumière tremblotante. Famine et Guerre attendaient stoïquement sur des sièges à la mousse usée par tant de postérieurs de conférenciers d’entreprise. Sur le parking, Pestilence gara sa mobylette à côté des engins de ses collègues. Il nota que Mort était venue à vélo, crevé qui plus est. Le bas du bâtiment était déjà rongé de rouille, la peinture s’écaillait. De la mousse envahissait le goudron du parking. Il entendit un bruit : le pot d’échappement du bolide de Guerre s’était détaché. Oups. Pestilence entra. « Excusez-moi, je suis tombé en panne… » Famine décrispa les mâchoires pour lancer : « Ça fait 2000 ans que tu tombes en panne, il faudrait peut-être que tu le prennes en compte dans ton temps de trajet. » La petite femme désamorça la situation : « Bonjour à tous, donc. Nous pouvons commencer. Avant toute chose, j’aimerai que vous notiez les issues de secours de cette salle : ici, et là. Les portes coupe-feu se trouvent dans le couloir. L’ordre du jour : pour cette fois, je nous ai fait un diorama. -Diaporama, rectifia Famine. -C’est ça. J’ai trouvé que c’était un outil que les mangeurs utilisent beaucoup. -Manager, corrigea Guerre. Puis elle souffla à Famine : elle parle couramment le moindre dialecte de la plus insignifiante tribu du plus petit îlot du Pacifique, et il faut encore qu’elle nous fasse le coup des à-peu-près. -Chers collègues, reprit mamie gâteau, voici donc le bilan semestriel.  » Et d’un pouce dubitatif, elle passa à la diapo suivante. Famine blêmit de tout le noir de sa peau. Pestilence sourit : « Oh, il y a même des animations entre les diapos ! » La Mort lui adressa un regard entendu. Guerre : « C’est d’un goût… Tu ne nous épargne rien. » Mort : « Bref : encore une fois, on n’est pas mauvais. Pestilence est en légère stagnation. » Pestilence : « Oui, ben quel est le con qui m’a foutu massivement des antiseptiques en Afrique, aussi ! »

« Je voulais vous parler de la prophétie. » Regards interrogateurs des trois autres. Mort reprit : « Comme vous le savez (diapo), le Messie a été conçu hier. » Les trois autres opinèrent : « Oh oui, bien sûr. Le Messie. » Aussi étrange que cela puisse paraître dans une réunion de cette importance, un ange passa.

La réaction de ses trois compères se faisait attendre.

Pestilence toussota : « Néanmoins, pour être bien sûr que personne ne se mélange les Annonciations, peut-être pourrait-on résumer de quel Messie on parle ? »

Famine regardait le plafond.

Guerre regardait ses mains.

Les deux acquiescèrent discrètement.

Mort leur adressa un regard sévère : « Ben, le Messie, quoi. Vous avez fait votre catéchisme, ou bien ? »

Devant l’intensité du vide des regards de ses acolytes, Mort expliqua : « ’De trois vierges naîtra un enfant, et il sera le Messie.’ Sérieux, vous faites du bon boulot d’accord, mais faites gaffe quand même à la culture d’entreprise, quoi, à la fin ! C’est dans l’épître de Ben Nanarivano aux Navajos. »

« Ben Nanarivo ? » chipota Guerre. « Il n’a pas été déclaré hérétique, lui ? ». Famine lui jeta un regard apitoyé : « Fayotte dès que tu le peux, hein ? Faudrait pas faire l’unité entre collègues, c’est pas dans ta nature.

– Tiens donc ? », s’amusa Pestilence, « tu fais dans le syndicalisme maintenant, l’Affameur ? »

Il se reprit aussitôt : « Il était bourré, le prophète ? ». Famine ricana : « T’sais, un prophète, la sobriété, il a plus tendance à la prophétiser qu’à la concrétiser !

– Non, je dis ça, parce que trois vierges pour un seul gamin, ça fait déjà trop de parents – virginité à part, bien entendu. »

Le mage-tisseur 3

« En ce temps-là, Emmanuel vint à Rotule, où il avait été élevé. Selon son habitude, il entra dans le temple le jour des fèves, et il se leva pour faire la lecture… »

Gaëtan dodelinait de la tête. La liturgie avait toujours eu un effet lénifiant sur lui, et une mauvaise nuit était un poids trop lourd à porter pour supporter la lecture des saintes écritures. Ayant été refoulé chez les paladins, il était reparti avec son hôte, qui en avait profité pour le mettre de corvée de pluche pour la soupe populaire. Pendant que le chaudron bouillonnait mollement sur la cuisinière, le guichetier-hôte officiait comme diacre pour l’office quotidien. Y assistaient quatre dondons, trois malfrats, cinq petits vieux et une équipe de douze émigrés, probablement pour se rassurer avant de manger de la poussière dans les chantiers de construction.

Gaëtan passait le temps en essayant son invention. Elle fonctionnait magnifiquement : bleu quand c’est faux, blanc quand c’est vrai. Ça marchait tant et si bien qu’il essayait de retrouver ses tables de multiplication en lançant des nombres au hasard. Mais bon, compter, c’est une activité soporifique, alors compter pendant la messe….

Quand il ouvrit les yeux, il vit le diacre-guichetier-gardien qui lui enfonçait son goupillon dans les côtes. Il sursauta et essaya de se composer une prestance. Il comprit qu’il s’était endormi, probablement pendant l’homélie, ou le sermon, allez savoir comment ça s’appelle dans cette confrérie-là. Le cuistot populaire toussota : « Honorable voyageur, je te présente le prêtre de cette paroisse, M. Hipulpon.
– Gaëtan Compas, enchanté », bredouilla-t-il. Il ne savait pas que les fidèles, consternés par ses ronflements sonores, s’étaient regroupés autour de lui pour le fustiger de leurs regards désapprobateurs. L’officiant reprit : « Enchanté, M. Branlebas. C’est toujours un plaisir pour moi d’accueillir les âmes perdues dans notre beau temple. »

Il fit une pause. Dans la pénombre du temple, le changement de couleur du couvre-chef passa inaperçu. Néanmoins, si personne n’en avait retenu la teinte avant, c’était maintenant un tel indigo qu’il appelait une remarque : « Jolie couleur, votre bonnet, je ne l’avais pas remarquée si intense au premier regard. »

Prenant cela pour une remarque sur son absence de manière, Gaëtan se dépêcha de d’ôter son couvre-chef et de le froisser dans ses mains d’un air gêné. Il était redevenu blanc. Il essaya de rebondir : « Oh, c’est gentil, c’est parce que je fais blanchir les écheveaux les nuits de peine lune sur une prairie bien entretenue. Je mets un soin tout particulier à obtenir un beau blanc. »

L’assistance échangea des regards inquiets quant à la santé mentale du ronfleur. Hipulpon reprit : « Je vois que vous êtes de l’honorable corporation des tisserands. Si vous cherchez du travail, vous devez savoir que nous sommes en demande de voiles pour l’expédition de cet été. »
Gaëtan triturait nerveusement sa faluche.
« Je sais bien, m’sieur, mais je ne suis pas venu pour ça. Je suis venu pour présenter aux paladins un artefact propre à leur faciliter leur mission.
– Oh, mon bon ami… Un artéfact… Comme c’est intéressant. »

Le bonnet se tordit de lui-même dans les mains de Gaëtan, qui le lâcha de surprise. Il s’étala par terre, luisant d’un bel azur, juste à côté des cierges d’offrande. Autant dire que tout le monde l’avait sous les yeux. Le tisserand sentit confusément qu’il ne fallait pas montrer au cureton, ni à ses ouailles, ses propriétés magiques. Il tenta donc de continuer dans le même ton : « Oui, il me vient de mon arrière grand-père… » Le tissu était bleu. « Qui s’en est servi pour combattre les hérétiques de la Fibula… » Cobalt… « Et le fonctionnement en avait été perdu… » Guède… « Jusqu’à ce que je le retrouve… » …inspiration profonde avant un passage délicat… « Le mois dernier. » Victoire. L’étoffe paraissait être un lapis-lazuli incrusté dans le carrelage de l’édifice. Pourtant ce n’était pas fini : il fallait maintenant que l’homme de foi continue en l’étant de mauvaise. Gaëtan avait le cœur qui s’emballait. Ça lui rappelait un peu trop Mouf-Mouf et le contrôleur fiscal. Le prêtre fit un fin sourire : « Oh mais dites-moi, c’est une sacrée aventure que vous me racontez là ! »

Une goutte perla dans la nuque de Gaëtan et le fit frissonner tout le long de l’échine. Son chapeau restait imperturbable. « Non ! », hurla-t-il en son for intérieur. « Il ne faut pas que ce bon homme dise une seule vérité. C’est impossible ! » se lamenta-t-il. Et Hipulpon continua, incontrôlable : « J’aimerai vous obtenir un rendez-vous pour que vous puissiez présenter cette fascinante relique à nos émérites guerriers, mais ils sont tous déployés aujourd’hui, ils ne peuvent malheureusement pas vous recevoir. » Top. D’un céruléen impeccable. Les yeux de Gaëtan allaient et venaient de l’homme d’église à l’étoffe. La preuve du mensonge était sous ses yeux, et pourtant Hipulpon semblait détendu, pas comme lui, qui suait à s’en faire des auréoles. Mais l’état de grâce ne pouvait durer longtemps. Il fut brisé d’un hautain : « Je vous invite à rentrer chez vous, il serait plus sage que vous ne vous débarrassiez pas d’un objet si cher à votre cœur. » Blanc.

Heureusement Gaëtan était prêt, maintenant. Il bondit, ramassa le bonnet et le fourra sous sa chemise avant qu’on ne note trop son changement de couleur. Il avait commencé à courageusement prendre la tangente, mais le diacre l’avait saisi par le bras : « Il est de quelle couleur, votre bonnet ?
– Bl… » et Gaëtan hésita. Que fallait-il répondre ? Il avait l’occasion de remettre la couleur que le curé avait vu tout du long ou de le garder de la couleur de la vérité. Bleu était un mensonge, donc ce serait la bonne couleur, et blanc une vérité, donc ce serait la bonne couleur aussi. Les méninges fonctionnaient à toute berzingue.

Il tremblait, et il était persuadé que le diacre s’en apercevait. Une goutte salée l’empêchait de bien voir. Ah ça, non, il n’avait pas le flegme du curé pour raconter des sornettes ! Il choisit de s’en remettre au destin : d’un coup sec, il se dégagea de l’emprise du gardien et partit en courant en répondant : « Blafard ! » « Rattrapez-le ! » ordonna le diacre d’une voix de fausset. Les émigrés du bâtiment eurent un instant d’hésitation. C’étaient des embêtements qui s’annonçaient, ça, et eux préféraient ne pas trop faire de vagues, l’ombre du charter planant toujours sur leurs fronts poussiéreux. Gaëtan, lui, ne se faisait pas prier. Les dondons partirent en caquetant comme des oies pas trop pressées, barrant le passage de leurs immenses hanches. Gaëtan fonçait comme un dératé. Les retraités souriaient benoîtement, leur audition ne leur permettant pas de mettre un sens sur les sons qui leur parvenaient. Gaëtan fit claquer la porte bruyamment. Les malfrats, par pur réflexe, étaient déjà partis, mais dans l’autre sens. C’est donc sans encombre que le tisserand rejoignit le soleil.

Il courut un moment dans la ville. Il était décontenancé. Son for intérieur lui disait qu’il avait créé quelque chose de magnifique, mais les événements ne jouaient pas vraiment en sa faveur. Haletant, il s’assit au bord d’une fontaine, et les larmes lui montèrent aux yeux. Il plongea la tête dans l’eau et but goulûment. Quand il eut repris son souffle, il prit son bonnet dans ses mains. Il était légèrement bleuté. Pour le fabriquer, il avait eu besoin de toute sa vie. Il avait eu besoin de sa médiocrité quotidienne, de sa mi-honnêteté journalière, de son mariage terne, mais aussi de son intelligence, de son imagination et de tous ses rêves. En quelques jours, il avait fait naître ce bout d’étoffe improbable qui embarquait toute la magie de ce monde. Pourtant, loin de lui donner force et pouvoir, il se retrouvait le ventre vide, poursuivi, congédié, au bord d’une fontaine publique, à un jour de marche de chez lui. Mais cela n’avait pas tant d’importance. Il serra sa création contre sa poitrine. « Je t’aime », dit-il. Et une caresse naquit sur son sein. Surpris, il regarda son couvre-chef : il était d’un blanc immaculé. « Je l’aime aussi », dit une autre voix. Une ombre se projeta sur eux.

Le mage-tisseur 2

Au commissariat de Tarse, l’interrogatoire se passait mal. Déjà la brigade avait eu la mauvaise surprise de découvrir une mascotte – Mouf-Mouf de son nom – chauve comme le crâne du brigadier-chef Nœud-Neuf, ainsi appelé à cause de sa calvitie et de dysorthographie. Ensuite ça coinçait. Le suspect, un étudiant de la section littéraire de l’université de Tarse, sentait la mort au-delà du raisonnable. Mouf-Mouf avait l’air épuisée. « Pour la dernière fois, petit margoulin, combien font deux plus deux.
– Ben, euh, quatre ? » Et il se prit une rasade de sérum de vérité, directement servie dans la truffe par les glandes anales de Mouf-Mouf. « Ça ne fait pas quatre ! » éructa Nœud-Neuf, niant quarante siècles d’algèbre. Et il se prit une rasade de sérum de vérité.

« Bon, il faudrait savoir. Deux et deux, ça ne peut pas ne pas faire quatre et pas quatre.
– Hein, chef ?
– Mouf-Mouf nous a dit que ça ne faisait pas quatre. Mais, vous le sentez bien, elle nous a aussi dit que « ça ne fait pas quatre » est faux.
– Il faut pourtant bien que l’un ou l’autre soit vrai. »

Les condés étaient donc plongés dans une grande perplexité, de celles dont sortent les pires théories foireuses. Heureusement, le deuxième classe Lepetit, dit « la rousse illustrée » à cause de ses traces de vérole, prit la parole :
« Moi chef, j’ai une idée. Ça s’appelle le principe du tiers exclu.
– Hein ?
– Oui, alors c’est très simple. Nous, n’est-ce pas, on raisonne généralement selon ce principe, c’est notre façon naturelle de penser.
– Euh… Si vous le dites… Moi mon principe, c’est plutôt de taper jusqu’à ce que je sache quoi faire.
– On n’est pas aidés non plus, ici. Le principe du tiers exclu, c’est qu’il n’y a pas de troisième valeur de vérité possible.
– Hein ?
– Le contraire d’une chose vraie est fausse. Il n’y a que vrai ou faux de possible, il n’y a pas de « vufu » par exemple.
– Évidemment.
– Ce n’est pas si évident que cela. Le tertium non datur, bien que non réfutable, n’est pas démontré.
– Vous êtes en service, deuxième classe. Surveillez votre langage.
– Oui chef. Mais constructivement parlant, il est possible que les deux propositions soient fausses.
– Mais alors, quelle est la vraie ? »

Dans l’atelier de Gaëtan, l’heure était à la victoire. Un verre de mirabelle à la main, il contemplait son petit carré de toile blanche avec bonheur. Oui, il y avait autour de lui des rouleaux de Damas, des draps de satin et des monceaux de sergé, mais ce sont parfois les petites choses qui font les grandes fiertés. Il dit : « six fois sept font cinquante six » et quelques fils de la toile passèrent du blanc au bleu. Formidable. Il ne restait qu’à y trouver une utilité. Marine, qui ne connaissait rien à la teinture, passa derrière lui en faisait une moue réprobatrice : « Est-ce que ce malheureux azur va nous expédier les huissiers aux cieux ?
– Ma chérie, je constate que tu ne prends pas la pleine mesure du potentiel commercial d’un tel coloris. Figure-toi que la fibre de moufette peut générer un petit champ électrique d’un potentiel suffisant pour faire migrer différemment les pigments des chromatophores. Ainsi, il suffit de dire une absurdité pour que ça change de couleu…
– J’ai rien compris et je m’en fous. Ma seule question est : est-ce que ça paye les factures ?
– Sans vouloir te manquer de respect, mais en ce qui concerne et la technique et le commerce, je trouve que tu es un bleu, Marine.
– Sans vouloir te commander, mais en ce qui concerne la vie quotidienne, t’as intérêt à arrêter les badineries et à t’y remettre. »

Aucun humour. Et penaud, le victorieux mari alla s’asseoir à son banc.

Le bruit lancinant des cadres, le passage régulier de la navette, tout cela porte l’esprit à la rêverie. Il n’en fallait pas tant à Gaëtan pour se remettre à gamberger. En comptant sa séquence de pédalage, il en vint à la conclusion qu’il devait aller voir les paladins.

Les paladins étaient établis à Carpe, une bourgade un peu au Nord de Tarse. Gaëtan cousit, cousa, cousut son bout de toile sur un bonnet, ficha ce foutu fichu sur sa tête et partit par là, baluchon sur l’épaule, en quête de reconnaissance, d’argent facile et de vie de luxure. Évidemment. On ne sue pas sang et eau à tondre les moufettes dans un simple but ludique. On espère un retour sur investissement.

Au commissariat de Tarse, l’interrogatoire se passait mal. Déjà, la brigade avait eu la mauvaise surprise de découvrir sa mascotte – Mouf-Mouf de son nom – chauve comme le crâne du brigadier-chef Nœud-Neuf, ainsi appelé à cause de sa calvitie et de dysorthographie. Ensuite ça coinçait. Le suspect, un étudiant de la section littéraire de l’université de Tarse, sentait la mort au-delà du raisonnable. Mouf-Mouf tirait la langue, l’œil vitreux, la queue basse. Ses glandes à sérum étaient essentiellement vidées. Elle était surmenée, quoi. Le première classe Edmond avait équipé son appendice nasal d’une pince à linge pour supporter l’odeur, ce qui lui donnait une voix délicieusement nasillarde quand il beuglait : « Pour la dernière fois, petit margoulin, combien font deux plus deux ?
– Ben, euh, quatre ? » Et l’étudiant se prit une rasade de sérum de vérité, directement servie dans la truffe par les glandes anales de Mouf-Mouf. « Ça ne fait pas quatre ! » éructa Nœud-Neuf, niant quarante siècles d’algèbre. Ah, un bon ouvrier a confiance dans ses outils, et pour avoir confiance dans Mouf-Mouf, ça, Nœud-Neuf avait confiance dans Mouf-Mouf. Mais malgré cette confiance inébranlable, le brigadier se prit lui aussi une rasade de sérum de vérité. Dans la confusion qui s’installa, une bonne âme prit sur elle de mettre Mouf-Mouf au repos dans la cellule de dégrisement, car la situation méritait une analyse au calme : « Bon, il faudrait savoir. Deux et deux, ça ne peut pas ne pas faire quatre et pas quatre.
– Hein, chef ?
– Mouf-Mouf nous a dit que ça ne faisait pas quatre. Mais, vous le sentez bien, elle nous a aussi dit que « ça ne fait pas quatre » est faux.
– Je ne sais pas, chef, j’ai une pince à linge sur le nez.
– Il faut pourtant bien que l’un ou l’autre soit vrai. », raisonna Nœud-Neuf.

Les condés étaient donc plongés dans une grande perplexité, de celles dont sortent les pires théories foireuses. Heureusement, la deuxième classe Lepetit, dite « la rousse illustrée » à cause de ses traces de vérole, prit la parole :
« Moi chef, j’ai une idée. Ça s’appelle le principe du tiers exclu.
– Hein ?
– Oui, alors c’est très simple. Nous, n’est-ce pas, on raisonne généralement selon ce principe, c’est notre façon naturelle de penser.
– Euh… Si vous le dites… Moi mon principe, c’est plutôt de taper jusqu’à ce que je sache quoi faire.
– On n’est pas aidés non plus, ici. Le principe du tiers exclu, c’est qu’il n’y a pas de troisième valeur de vérité possible.
– Hein ?
– Le contraire d’une chose vraie est fausse. Il n’y a que vrai ou faux de possible, il n’y a pas de « vufu » par exemple.
– Évidemment.
– Ce n’est pas si évident que cela. Le tertium non datur, bien que non réfutable, n’est pas démontré.
– Vous êtes en service, deuxième classe. Surveillez votre langage, doucement sur les insultes.
– Oui chef. Mais constructivement parlant, il est possible que les deux propositions soient fausses.
– Mais alors, quelle est la vraie ?
– Je vais me renseigner, chef.
– Hé bien allez vous renseigner sur la voie publique ! Vous allez au carrefour de l’Aorte jusqu’à la fin de votre service, ça vous apprendra à ne pas répondre. Un policier doit avoir la science infuse. »

Lepetit ne releva pas l’incohérence et disparut prestement : elle avait appris aux dépens de son cuir fessier que la hiérarchie n’aimait pas les délais dans l’exécution des ordres.

Dans l’atelier de Gaëtan, l’heure était à la victoire. Un verre de mirabelle à la main, il contemplait son petit carré de toile blanche avec bonheur. Oui, il y avait autour de lui des rouleaux de Damas, des draps de satin et des monceaux de sergé, mais ce sont parfois les petites choses qui font les grandes fiertés. Il dit : « six fois sept font cinquante six » et quelques fils de la toile passèrent du blanc au bleu. Formidable. Il ne restait qu’à y trouver une utilité. Marine, qui ne connaissait rien à la teinture, passa derrière lui en faisait une moue réprobatrice : « Est-ce que ce malheureux azur va nous expédier les huissiers aux cieux ?
– Ma chérie, je constate que tu ne prends pas la pleine mesure du potentiel commercial d’un tel coloris. Figure-toi que la fibre de moufette peut générer un petit champ électrique d’un potentiel suffisant pour faire migrer différemment les pigments des chromatophores. Ainsi, il suffit de dire une absurdité pour que ça change de couleu…
– J’ai rien compris et je m’en fous. Ma seule question est : est-ce que ça paye les factures ?
– Sans vouloir te manquer de respect, mais en ce qui concerne et la technique et le commerce, je trouve que tu es un bleu, Marine.
– Sans vouloir te commander, mais en ce qui concerne la vie quotidienne, t’as intérêt à arrêter les badineries et à t’y remettre. »

Aucun humour. Et penaud, le victorieux mari alla s’asseoir à son banc.

Le bruit lancinant des cadres, le passage régulier de la navette, tout cela porte l’esprit à la rêverie. Il n’en fallait pas tant à Gaëtan pour se remettre à gamberger. En comptant sa séquence de pédalage, il en vint à la conclusion qu’il devait aller voir les paladins.

Les paladins étaient établis à Carpe, une bourgade un peu au Nord de Tarse. Gaëtan cousit, cousa, cousut son bout de toile sur un bonnet, ficha ce foutu fichu sur sa tête et partit par là, baluchon sur l’épaule, en quête de reconnaissance, d’argent facile et de vie de luxure. Évidemment. On ne sue pas sang et eau à tondre les moufettes dans un simple but ludique. On espère un retour sur investissement.

La route fut à la hauteur de sa réputation : longue, ennuyeuse et cabossée. Le désavantage d’être piéton est de ne pas avancer très vite, l’avantage est de ne pas être incommodé par les nids de poule, effondrements et autres divertissements offerts au voyageur en quête de sensations fortes. Pour améliorer cet ordinaire morne, le ciel lui fit don de grosses gouttes de flotte froide qui chutaient inintéressamment mais qui mouillaient drôlement. Comme ce n’était pas suffisant, un peu avant la pause déjeuner, il fut arrêté par deux bandits de grands chemins – en devenir, pour l’instant c’étaient des bandits de départementale (le bonjour d’Alfred). Ils lui extorquèrent ses biens, et devant la maigreur de leur butin, lui rendirent son casse-croûte, tant notre ouvrier était pauvrement équipé. Casse-croûte qui se trouvait ainsi copieusement trempé. « Un mal pour un bien, le pain était trop sec », philosopha le tisseur en l’avalant.

Il arriva à Carpe, dégoulinant comme un boudoir de tiramisu, devant le guichet de l’ordre des paladins émérites. Il était frigorifié, fatigué, couvert de boue, il avait mal partout. Il toqua. Rien. Il toqua encore. Toujours rien. Sur la porte était un écriteau :

Paladins émérites
Ouvert du lundi au jeudi de 9:15 à 11:35 et de 14:50 à 16:15
Le mercredi nocturne jusqu’à 17:00
Le vendredi ouvert le matin uniquement aux horaires habituels
Fermé le samedi matin
Ouvert le dimanche après la cérémonie
Pour toute information contacter le presbytère : adresse au dos.

Mais il n’était pas d’usage, pour un tisserand, de savoir lire. Aussi, constatant l’obstination de l’huis à rester clos, Gaëtan se mit en quête d’un lit pas trop punaiseux. Lit qu’il trouva au presbytère, où parmi d’autres services, on accueillait les infortunés visiteurs détroussés avant d’arriver. Il faut remarquer que les détrousseurs, vivant une vie assez dangereuse, étaient souvent fort croyants, et venaient régulièrement mettre une obole conséquente pour éviter la colère divine. Comme cette obole était issue de leurs rapines, on pouvait considérer que Gaëtan s’était effectivement payé le gîte.

Le lendemain, Gaëtan s’enquit de la façon de contacter l’ordre des paladins. Le gérant de l’hôtel des pèlerins lui dit : « Kêk’vous leur voulez, aux paladins ?
– Hé bien, j’ai une aide à leur proposer. »
Le gérant le toisa du regard. Effectivement, Gaëtan ne payait pas de mine. Il n’avait que ses frusques sur lui et n’était même pas armé. Que pouvait-il bien apporter à un ordre guerrier ? L’hôte grommela : « Mm. Dans un quart d’heure, ça sera ouvert là-bas. À moins que vous ne traîniez ici.
– Non non, je m’en vais.
– Merci. » Et il ferma la porte derrière Gaëtan, qui prit la route de la bâtisse des paladins. En compagnie de son hôte, curieusement. Il ne put s’empêcher de lui demander : « Vous y allez aussi ?
– Meumbeul. » Son compagnon de route étant aussi agréable qu’une porte de prison, il n’insista pas et le trajet continua dan un silence religieux.
Arrivé devant la porte, Gaëtan toqua. L’hôte eut un mouvement d’humeur : « Ouais ben deux minutes, hein, on n’est pas aux pièces ! » Et devant le regard interloqué du tisserand, il fit jouer une clef dans la serrure, ouvrit la porte, entra, et la referma prestement. Quelques instants plus tard, le guichet s’ouvrit : « C’est pour quoi ? ». Gaëtan tomba des nues : « Je… Mais… Enfin… Je… Vous le savez bien, non ? On a fait le chemin ensemble ?!? Je voudrais contacter l’ordre des paladins, j’ai ici quelque chose qui pourrait fort les intéresser.
– Pas possible. Pour tout rendez-vous, adressez votre demande par voie postale, l’ordre vous fixera rendez-vous par retour de courrier.
– Mais c’est aberrant ! Vous ne pouviez pas me le dire au presbytère ?
– Le presbytère, c’est le presbytère et l’ordre, c’est l’ordre. Rien à voir. On ne mélange pas. Maintenant, si vous voulez bien m’excusez, je dois retourner préparer la soupe populaire de ce midi. »
Et le guichet ferma.

Il arriva trempé comme un boudoir de tiramisu devant le guichet de l’ordre des paladins émérites de Carpe. Il était frigorifié, fatigué, couvert de boue, il avait mal partout. Il toqua. Rien. Il toqua encore. Toujours rien. Sur la porte était un écriteau :

Paladins émérites
Ouvert du lundi au jeudi de 9:15 à 11:35 et de 14:50 à 16:15
Le mercredi nocturne jusqu’à 17:00
Le vendredi ouvert le matin uniquement aux horaires habituels
Fermé le samedi matin
Ouvert le dimanche après la cérémonie
Pour toute information contacter le presbytère

Mais il n’était pas d’usage, pour un tisserand, de savoir lire…


Le mage tisseur

Les artistes parlent à leur œuvre. Toujours. Ils l’insultent, la caressent de mots doux, voire lui demandent son propre avis. Michel-Ange remplissait des carnets entiers de ses souffrances terribles à réaliser ce qu’il s’était lui-même imposé. Ainsi, en ce moment, Gaëtan parlait à un bout de fil :
« S’il te plaît, soit cool, reste en place. Arrête de te tordre. Tu vas voir tu vas être bien. »

Pour ajouter au ridicule de la situation, il était penché sur un ouvrage d’une banalité sans nom. Sur un métier d’une simplicité extraordinaire, il s’évertuait à faire passer un fil de chaîne dans une toile blanchâtre des plus quelconques.

Sa femme entra, un énorme pot d’eau sur la tête. Gaëtan releva le menton, les yeux écarquillés, et lui chuchota avec effroi : « Attention ! Super méga attention ! Ça n’aime pas l’eau, ces trucs-là ! » Sa femme, aussi noire de peau que lui l’était de poil, jeta un regard condescendant sur son minuscule ouvrage : « C’est pas avec un machin comme ça que tu feras avancer une galère ».

Ce qui est méconnaître le gréement d’une galère, mais on ne va pas demander à quelqu’un qui a la tête sous l’eau de disserter sur comment rester au-dessus. Pourtant elle avait raison sur un point : Gaëtan avait reçu une commande de voiles, et devait tisser de gigantesques lés le plus rapidement possible. Et ce n’était pas avec son petit métier de table qu’il allait fournir les résultats escomptés.

Pour bien mettre en exergue l’incongruité de la scène, il y avait pourtant, dans l’atelier, un métier à lisses idoine à une production abondante et calibrée. Le fait que le tisserand ne soit pas à ce poste, mais attablé sur ce qui tenait plus d’une maquette que d’un métier professionnel était incompréhensible.

Sauf pour Gaëtan, heureusement. Car il lui était venue une idée tellement farfelue qu’elle en était géniale. Enfin, il était persuadé qu’elle était géniale. Elle lui était venue la semaine précédente, au soir, pendant un de ces moments d’intimité conjugale où au moins l’un des deux s’ennuie profondément. Il était celui qui s’ennuyait, et son esprit s’était mis à battre la campagne avec la fougue qu’on met à battre un tapis. Il avait donc remarqué, entre deux considérations sur l’état du plafond, que le poil de la moufette à pied plat se gonflait avant l’expulsion du sérum de vérité. Et non après.

Une petite explication s’impose. La moufette à pied plat est l’animal préféré de la police judiciaire du parlement de Tarse. En effet, elle dispose de la faculté innée de percevoir la véracité d’une proposition quelconque. Et si cette proposition est fausse, la moufette à pied plat a le poil qui se hérisse, et relâche sur la source de cette proposition, comme toutes les espèces de moufettes, un liquide huileux et fort malodorant, qu’on a donc appelé « sérum de vérité », puisque sa présence est un signe de la non-véracité de la proposition.

Ainsi nantis d’une connaissance zoologique utile, les enquêteurs de Tarse avaient adopté comme mascotte cet animal, bien sympathique pourvu qu’on ne dise pas trop de conneries. Ceci, historiquement, explique en partie l’odeur particulière des cellules de garde à vue. Et Gaëtan avait eu affaire à la joyeuse mascotte un jour où il lui avait fallu expliquer, au nom de son atelier, certains écarts entre le chiffre d’affaires reporté à la banque et celui déclaré au fisc. Ses réponses étaient tellement innocentes que sa femme n’avait pas pu l’approcher pendant une semaine, et l’eau de son bassin de lessive avait été rendue impropre au lavage des cotons. Il avait donc pu comprendre de lui-même cet adage des avocats : « Cette affaire pue ».

Et dans un moment d’inattention, entre deux halètements et trois araignées au plafond, son cerveau lui faisait voir que la probable cause de ce comportement résidait dans le poil de la bête. Toujours au sens littéral.

Le lendemain, il s’était équipé d’une force et était allé tondre la mascotte. Il avait passé ensuite une journée à proférer scientifiquement des inepties : le satrape de Tarse est intelligent, l’homme descend du singe, la planète est un donut, ce genre de choses, avec des résultats plus ou moins étonnants selon, notamment, son bord politique. Toujours est-il qu’après maints trémoussements de la toison, son affaire était entendue : le poil de moufette à pied plat était apomimisophobe. Pour les non hellénisants, ça veut dire qu’il a peur du mensonge.

Le surlendemain, il s’était équipé d’un poil et d’un… nous on appelle ça un voltmètre, mais pour des gens qui ne sont pas encore dans l’ère nucléaire, ça s’appelle un galvanomètre à impédance quasi-infinie. On va faire court et on va prendre voltmètre. Et là encore, il avait récité une litanie de vérités bonnes à écrire dans une profession de foi électorale. Le galvatruc – c’est bien aussi, galvatruc, comme synonyme de voltmètre, non ? – s’était mis à danser la gigue avec fougue au gré des contractions pileuses.

Le jour suivant, il mit la toison dans un bain d’extraits de chromatophores – on peut être tisserand et avoir du vocabulaire. La veille du week-end (parce qu’on en est arrivés là et le cours du synonyme a brutalement augmenté sur une fenêtre glissante de sept jours), il passa au rouet et fila cette foutue perruque puante qui embarque le dictionnaire des mots rares et précieux.

Et aujourd’hui, il essayait donc de la tisser. Las, le fil était retors, et même double retors, et refusait avec une obstination toute animale de se laisser enchaîner par une trame, fût-elle de satin. Gaëtan avait usé de la menace, mais la fibre magique, sachant la vérité, s’était contractée de toute sa force, à en péter un câble. Bon, à en péter quelques fils tout au plus, mais l’idée est là. Il avait ensuite essayé de la cajoler. Malheureusement elle était pire qu’un conjoint trompé et se défilait derechef devant ses fourbes paroles. De désespoir, Gaëtan s’était servi un verre d’un alcool de poire qu’il tenait, à cet instant, en main.

L’eau, le projet récalcitrant, l’épouse goguenarde, le vocabulaire imbitable, l’alcool : les ingrédients étaient réunis pour que la sorcellerie de la sérendipité opère. En haussant les épaules, Marine fit vaciller son amphore céphalique. Gaëtan réagit en paniquant de voir la cruche se vider sur son ouvrage, si bien que son bras alcoolisé se porta en défense de sa toile. Ainsi, il renversa l’essentiel de son verre sur son ouvrage, et la fibre s’imbiba d’alcool. En pestant, Gaëtan manœuvra son fil humide. Quelle ne fut pas sa surprise de constater qu’ainsi traité, son fil récalcitrant n’opposait plus guère qu’une résistance molle et patapouffe. Fort de cette constatation et à destination d’un apprenti qu’il n’avait pas, il nota alors dans son cahier : « Le poil de moufette à pied plat se tisse bourré. Pas le tisserand. Le poil. »

Romantisme et mycoses 6

« Dis donc, ça va être long avant de se revoir.
Lui – Tout à fait.
Elle – Très long.
Lui – Très très long.
Elle – Une éternité.
Lui – Une infinité d’éternités.
Elle – Le mois prochain, quoi.
Lui – Le.. Le mois prochain ? »
Elle m’avait dit le mois prochain. Impensable. Il lui avait fallu trouver de quoi prendre un billet, gérer son travail pour pouvoir se libérer, trouver un mode de garde pour ses enfants. Tous ces obstacles, Tatiana les avait visiblement déjà surmontés pour pouvoir m’annoncer une date.
« Par contre je n’ai pas les moyens pour l’hôtel.
– Est-ce que, cette fois, tu veux bien dormir à la maison ?
– Peut-être.
– Il y a des conditions ?
– Oui, une.
– Laquelle ?
– Je veux dormir dans ta chambre.
– Et je dors dans l’autre ? »
Elle rit.
« Tu es mignon. Je t’arrache les parties si tu dors dans l’autre chambre : je compte passer mes nuits avec certains tiens organes.
– Glp. Compris. D’autres conditions ?
– Oui. Ce serait possible de voir la mer ?
– Flébeule.
– Je vais prendre ça pour un oui. Au fait, ça me faciliterait le travail si tu me faisais le papier pour le visa.
– Tout de suite. »

Mairie de St Trospète-Lès-Chambons.
« Oui, il faut me donner la date de son rendez-vous à l’ambassade.
– C’est-à-dire que pour avoir un rendez-vous à l’ambassade, il faut qu’elle ait le papier.
– Oui mais pour qu’on vous fasse le papier, il faut qu’on ait la date du rendez-vous à l’ambassade.
– Oui mais pour avoir un rendez-vous à l’ambassade, il faut déjà qu’elle ait le papier. Elle ne peut pas avoir de rendez-vous si on ne lui donne pas le papier.
– Dans ce cas, elle prend rendez-vous et on lui fera le papier.
– Puisque je viens de vous dire que… Mais ce n’est pas précisé dans la liste des requis ?
– Ce n’est pas précisé mais c’est comme ça. »
Ma chérie je t’aime. Non, c’est important de te le dire.

Mairie de Ste Gudule-Lès-Chambons.
« Bonjour, c’est pour faire le papier pour qu’un étranger ait un visa.
– Oui, asseyez-vous. Nom, prénom, extrait d’acte de naissance, avis d’impôts fonciers, avis d’impôts sur le revenu…
– Voici.
– …dernière quittance de gaz, 3 derniers bulletins de salaire, attestation de l’employeur…
– Voici.
– …passeport, carte nationale d’identité, certificat de baptême…
– Voici.
– … carnet de santé, certificat de vaccination, facture de dératisation…
– Voici.
– … vous êtes légèrement énervant, PV d’assemblée générale des copropriétaires…
– Voici.
– … je vais vous détester… mais je vois que vous n’habitez pas ici ?
– Non.
– Ouf. Impossible alors. Il faut le faire à la mairie de votre domicile.
– Mais rien n’interdit de demander cette attestation où l’on veut, ce n’est pas précisé dans la liste des requis ?.
– Ce n’est pas précisé mais c’est comme ça.
– Mais ils me demandent une date que je ne peux obtenir qu’une fois que j’aurai l’attestation !
– Ils n’ont pas le droit.
– Qu’ils aient le droit ou pas, ils le font. Et moi j’ai un problème sur les bras.
– C’est complètement crétin. Bonne chance. »
Ma chérie je t’aime. Non mais vraiment.

Mairie de St Trospète-Lès-Chambons.
« Donc, au bled d’à côté, ils n’ont pas besoin de la date que vous me demandez, et ils sont tout à fait au courant que c’est totalement débile de la demander puisqu’on ne peut pas l’avoir tant que l’attestation n’est pas obtenue.
– Ah mais je m’insurge, non. Tant que je n’aurai pas une date, je ne bougerai pas d’un iota.
– OK. Il vous faut une date ?
– Oui.
– Juste une date ?
– Oui.
– Le 5 avril, à 10h30, guichet B.
– Bien. Commençons la procédure. »
Ma chérie je t’aime. Je ne panique pas.

Mairie de St Trospète-Lès-Chambons, mais un autre jour.
« Et voilà votre attestation.
– Il y a un service d’envoi ?
– Prenez un transporteur privé.
– Ils ne font pas.
– Mais si, ils font ça en 5 jours.
– Je me suis renseigné, ils ne font pas.
– Mais si, je vous écris l’adresse.
– Ceux-là ne font pas la Sibérie.
– Ah oui, je croyais que vous disiez qu’ils n’envoyaient pas de courrier. Ils envoient bien du courrier. Pas en Sibérie, mais c’est un détail.
– Je, euh… vais en essayer un autre. Au revoir madame, d’accord ? »
Ma chérie je t’aime je t’aime je t’aime. Je progresse.

Guichet du transporteur.
« Alors, ce sera un rein et 590 mL de sang.
– Voici.
– Merci. Rappelez-moi le nom du pays ?
– Sibérie.
– Ca s’écrit comment ?
– Sur l’enveloppe.
– Non, je veux dire : l’orthographe du nom du pays ?
– C’est écrit sur l’enveloppe.
– Ah pardon. Ah tiens, mais on ne fait pas en fait. Vous ne préférez pas l’envoyer au Togo ? On fait le Togo. Non, vous ne voulez pas ? Le Kurdistan, peut-être ? On fait aussi le Kurdistan. Non, vous ne voulez pas non plus ? Les clients sont d’un difficile, de nos jours… Et cessez de manger votre chapeau, monsieur, c’est indigeste. Bon, je vais annuler la transaction, alors. Oui, il n’y a que le service public qui fait ça. Oui, monsieur. Bonne journée, monsieur. Ravie de rendre service, monsieur. »
Ma chérie si tu savais comme je t’aime. Je m’enlise.

Boîte aux lettres publiques.
« – T’as mis un timbre ?
– Chef, oui, chef.
– L’adresse ?
– Chef, oui, chef.
– Lisiblement ?
– Chef… Chef, je pense, chef.
– Hé ben glisse-moi ça dans la fente et déguerpis, petit chenapan. File jouer ! »
 » Tatiana ! Ca y est ! Enfin ! Je t’ai posté l’attestation !
– C’est adorable, mais je crois que je vais venir par mes propres moyens. »

Et un mois et demi plus tard, j’ai reçu ce message de Tatiana juste après son retour de notre belle France : « <3 Tu ne devineras jamais ce que j’ai trouvé dans ma boîte aux lettres… Une attestation de France ! Périmée, mais elle est jolie sur le frigo ! « 

Romantisme et mycoses 5

« Bon, elle est partie, dit-il, perdu dans sa rêverie.
– Oui.
– Elle existe.
– On dirait.
– C’était bien.
– C’était bien ?
– Attends, on pose la question avant la réponse, normalement ?
– Parce que tu doutes.
– Oui, je doute.
– Je dirai même plus : le doute t’étreint.
– De marchandises.
– Le calembour vaseux est devenu un réflexe chez toi. Et de quoi tu doutes ?
– De la tangibilité des expériences immanentes pour l’expérience de la transcendance émotionnelle.
– J’ai pas eu le temps de prendre en note ! »
Mon bonhomme était soupirant. Oui, comme dans les pièces de théâtre. Le menton entre les paumes, il regardait le ciel en poussant des soupirs qui faisaient voleter les moutons de poussière. Or moi je suis allergique aux acariens.
« J’ai une idée, dit-il dans sa béatitude contemplative.
– Ouh. Attention, événement.
– Pourquoi as-tu pris une casserole ?
– Rapide mise en sécurité.
– Je ne commenterai pas.
– C’est déjà un commentaire.
– Je vais lui écrire.
– Tu passes tes journées à ça.
– Une lettre.
– Une… au XXIème siècle ?
– Oui. »
Et il prit une feuille, un stylo, et vas-y Nénesse, gratte-moi ça avant que ça ne me reprenne.
« Mais quel est le rapport entre ton doute et La Poste ? » Il me dit en aparté : « Je t’interdis de mettre en doute ne serait-ce qu’un instant, ma foi profonde dans le service public. La Poste, ce sont les héros du TGV, quand le courrier était trié entre Paris et le Havre, de nuit, à 300 km/h.
– Mec mais ça n’a rien à voir ?!?
– Je sais. J’aimerais qu’elle reçoive quelque chose de moi, quelque chose qui n’a aucune valeur vénale et beaucoup de valeur humaine. »
Ce fut quelque chose, ce malheureux A4 au stylo bille. D’abord il s’est entraîné à scribouiller en cyrillique. Scribouillé, chiffonné, jeté. Il a commencé à écrire avant de se rendre compte que la scripte et l’imprimerie sont très différentes en cyrillique. Griffonné, chiffonné, jeté. Et puis il s’est mis en tête de la saluer dans sa langue. Salué, chiffonné, jeté. Quelques traducteurs automatiques ont passé des sales quarts d’heure. Chiffonné… étourderie, elle était vierge. Puis il a continué en alphabet latin, pour se rendre compte qu’il écrivait comme un toubib de clinique parisienne. Prescrit, chiffonné, jeté. Et puis il s’est dit qu’il s’exprimerait mieux en dessin, comme ça on enlève le problème de la langue. Dessiné, chiffonné… Dis donc, c’est quoi ce tas de détritus ?
Et dans sa lettre… Bon, c’était pas vraiment Rimbaud. C’était un peu « Hélène et les garçons ». En plus mièvre. Mais enfin il y avait mis du cœur. S’il avait pu se retenir de le dessiner, ç’aurait été mieux. Surtout en style anatomique réaliste : c’est pas glamour les muscles striés.
« Où sont les timbres ?
– Tarif rapide ou tarif lent ?
– Tarif international, banane.
– Lettre suivie ? Recommandé ? Accusé de réception ?
– Lettre normale, à l’ancienne, avec un timbre qu’on mouille comme… Avec un timbre autocollant. C’est bien autocollant.
– Il faut en acheter.
– Achetons. Délai d’acheminement?
– Des timbres ? C’est immédiat, on les imprime ici… De la lettre. Évidemment, de la lettre. J’aime pas ton air, on dirait que tu veux m’arracher les yeux à la petite cuiller. Euh… Compte tenu du contexte international actuel, c’est indiqué que le courrier met entre 5 jours et … Et plus. Pas de limite supérieure. Note qu’ils ne s’interdisent pas de délivrer les courriers après l’explosion du soleil, c’est encourageant. La Poste, le service public, le doute. Oui oui oui oui oui. Je prends les timbres, ne fais pas cette tête-là, je ne suis pas rassuré. »
Une demie ramette de papier et 15 taches d’encre plus tard, l’enveloppe était pliée, les doigts gourds, le front suant et les joues rouges quand la panique le gagna. Son regard effaré trahissait les gouffres infinis de la perplexité la plus complète.
Il bondit sur le téléphone : « L’adresse, je dois la mettre en latin ou en cyrillique ? »

Une histoire de Noël : le chant du soleil

« Maman, maman, maman ! »
Il est des matins qui sonnent comme des charges wagnériennes.
« Maman, maman, maman ! »
Il est des matins où on préférerait que ce soit le réveil qui sonne : ça sonnerait moins tôt.
« Maman, maman, maman ! »
Ouverture de la Cavalerie légère, von Suppé, XIXème.
La cavalerie en était présentement à bondir sur le lit, manifestant une exubérance dans la joie de vivre peu seyante pour un début décembre terne et pluvieux. Le temps était triste comme un éléphant dans une étable. Le temps était gris comme un russe à la fermeture du bar. Gwenaëlle se retourna dans un bâillement inconfortable.
« C’est aujourd’hui, maman ! Tu m’as dit que c’était aujourd’hui ! Et aujourd’hui est un… Il dirait quoi, papa ? Pour moi c’est un ré ! Aujourd’hui est un ré !
– Bonjour ma chérie. On est quel jour ? Il est quelle heure ? Qu’est-ce qu’on mange ? »
Hélène bondissait d’exaltation dans toute la chambre. Si le soleil était en grève, la petite fille l’aurait remplacé tout un mois sans sourciller.

Au bout d’un temps qui parut extrêmement long à Hélène – il avait fallu attendre maman, prendre le petit déjeuner, attendre maman, se brosser les dents, attendre maman, se coiffer, attendre maman, s’habiller, attendre maman, faire pipi (deux fois), attendre maman – , les filles étaient prêtes à partir. Enfin presque. Dernière pause imprévue : caca.

C’était dans ce genre de supermarché des fringues, où des vendeurs qui rêvaient d’être des modèles essayaient de persuader des comptables que les rayures, certes ça amincit, monsieur, mais quand elles sont dans l’autre sens. La lumière piquait les yeux : c’est la violence des tubes fluorescents quand on vient d’un ciel comme une chape de béton. Les hauts-parleurs diffusaient l’entrée des gladiateurs, incongruité sonore dans ce temple de la consommation.
« Papa, il la joue, cette musique-là, non ? Je suis sûre qu’il me l’a déjà jouée. Oh les beaux costumes ! Oh là là, maman, regarde celui-là !
– Oui ma chérie.
– Il va être tellement beau, papa, là-dedans !
– Oui ma chérie.
– On choisit lequel ?
– Je.. je ne sais pas trop, mon ange.
– Celui-là !
– Celui… Je ne pense pas, ma puce.
– Mais pourquoi ?
– Je ne crois pas que le jaune soit une bonne couleur pour papa. Il faudrait quelque chose de plus sombre.
– Mais non, maman ! Jaune c’est le soleil, jaune c’est la joie, jaune c’est le coeur des pâquerettes.
– C’est vrai ma puce, c’est vrai…
– Celui-là, maman, le jaune il est très bien. On le prends, hein, dis ? Tu pleures ? »
Gwenaëlle prit sa fille par la main, cet horrible paquet de chiffons jaunâtres de l’autre, et couru vers leur prochaine destination.

Hélène connaissait bien ces bâtiments, depuis des semaines qu’elle y allait voir son père. Pour les adultes, c’était moche comme le croisement entre un blockhaus et un château de cartes. Sous les fenêtres toujours fermées, le gris dégoulinait sur le gris dans un effet d’abandon. Les climatisations ronronnaient pour expulser leur air vicié par la chaleur. Pour la petite fille, avec ses bips, ses chuintements et le roulement des chariots, l’endroit sonnait comme l’air du cygne des Carmina burana.
Hélène et sa maman montèrent.

Norbert fit mine de ne pas voir le paquet que sa conjointe essayait de dissimuler tant bien que mal. « Ne me le cache pas, GwenaëIle. Je sais. Ce n’est pas grave. Ca me touche, même. » Et il écarta les bras pour accueillir sa fille. « Papa, papa, je ne devrais pas te le dire, on vient de trouver ton cadeau !
– C’est gentil, ma puce. Tu vas bien ?
– Oh oui, papa. J’ai mangé des crêpes hier, mais je me suis trompée j’ai mis trop de confiture. Dis donc, tu as encore maigri. Tu me joues quelque chose ?
– Bien sûr mon coeur. »

Gwenaëlle apporta l’antique boîte lamellée et vernie, l’ouvrit, et tendit à son conjoint l’instrument qui y était. Il la remercia d’un hochement de tête et mit son instrument à l’épaule. Il ajusta la position de sa perfusion et joua. Hélène n’avait d’yeux que pour lui. Les sons grêles s’élevèrent dans la chambre délabrée de cet hôpital public. Norbert ne jouait pas très bien, et il luttait pour contrôler son corps malgré la morphine dont il était saturé. Il jouait les comptines qu’il chantait au début de l’année avec Hélène, le soir, comme on dit une prière, la prière des gens qui ne croient pas au ciel. Il jouait pour sa fille, pour retrouver ces instants de bonheur que la maladie lui avait volé. Puis l’instrument se tut, il ferma les yeux, et Hélène vint lui faire un câlin.

Le 15 décembre, à la maison.
« Il va le mettre quand, son nouveau costume, papa ?
– Le plus tard possible, ma chérie, le plus tard possible.
– Il va être beau, papa, tout en jaune comme ça.
– Il va être magnifique ma chérie. Magnifique. »

Le 15 décembre, à l’unité de soins palliatifs.
« Mais papa, tu dois avoir très peur. Ca fait peur de mourir, non ?
– Ca va, ma chérie.
– Comment tu fais ?
– C’est assez simple ma puce : je t’ai. Tu es là. Prends soin de toi mon ange, j’ai besoin de toi. »

Le 18 décembre, le papa d’Hélène avait mis son costume jaune. Comme il était beau ! Il était allongé parmi les fleurs, et Hélène était très triste, notamment parce qu’elle n’avait pas trouvé de pâquerettes. Hélène pleura beaucoup. Elle pleura même tous les jours pendant toute la semaine.

Le matin de Noël, Hélène alla voir le sapin. Elle l’avait fait elle-même, car sa mère, disait-elle, n’avait pas le coeur à ça. Toutes les boules étaient d’un seul côté, et il n’y en avait pas beaucoup. C’est que c’est ennuyeux, pour une enfant, d’accrocher toute seule toutes les boules et toutes les guirlandes. Elle avait fait de son mieux.
Mais sous le sapin, il y avait une boîte, comme celle que son papa avait, juste un peu plus petite. Sur la boîte, il y avait une enveloppe, et dans l’enveloppe, un papier couvert d’une écriture tremblotante : « Ma chérie,
C’est avec regret que j’ai dû partir. J’ai un peu honte de te laisser seule avec maman, mais je n’ai pas choisi. Je crois qu’il faudra que tu fasses la musique toute seule dorénavant. Alors je t’ai mis un instrument.
C’est difficile, mais tu as déjà vécu des choses bien plus difficiles. Toute la musique que j’ai essayé de t’apporter est là, dans cette petite boîte. Et je crois que ça te prendra toute ta vie à l’en faire sortir. »
Ce Noël-là fut le premier jour où Hélène ouvrit la boîte. Depuis, elle l’ouvre tous les jours. Elle l’a adorée, elle l’a haïe, elle en a ri, elle en a pleuré, mais tous les jours, elle l’a ouverte. Et l’ouvre encore.

Elle l’ouvrait encore 20 ans plus tard, même si ce n’était plus vraiment exactement la même. Ce soir-là, elle jeta un regard en arrière sur sa vieille boîte en bois verni, ouverte dans la loge. Elle était couverte d’autocollants et débordait de photos. En montant sur la scène richement éclairée, Hélène sourit avant d’attraper le micro. Son regard se perdit dans le fond de la salle, là où on ne distingue plus les formes, là où les enfants excités crient leur impatience à vivre.
« Noël est pour moi le jour le plus vivant de l’année. Pour chaque enfant et tous les ans, il y a un « avant » et un « après » Noël. Pour moi, ce fut le jour où j’ai reçu mon instrument, et où j’ai compris que la musique était le lien entre les coeurs. Et parce que c’est à Noël qu’a commencé ma quête musicale, je dédie ce concert, comme tous les ans, à toi, papa. »

Une histoire alambiquée 17

Joie. Allégresse. Feux d’arti… Non. Plus de feux. C’est fini les trucs qui pètent et les machins qui éclatent. Sur le pont-levis, les troupes alliées se faisaient face. Un moment de flottement. D’un côté, les vingt bidasses de Dutilleul, jeunes coqs encore duveteux, l’air de se demander ce qu’ils foutaient là. De l’autre, les cinquante malandrins du marquis, des gueules cassées, des trognes d’ivrognes, avec des couteaux qui se baladaient d’une main à l’autre. Car après tout, on vient de leur baisser le pont-levis, ils sont tout prêts de pouvoir enlever le château, non ? Benoist a un léger sourire. Il se sent supérieur. Il aime ça, quand il est maître de la situation. Il savoure. Il prend le temps de donner l’ordre de mise à sac. Hé, hé, hé, ce soir il couchera dans le lit de son otage…
Caroline, galvanisée par ce succès inespéré, tira l’épée de Benoist de son propre fourreau, la brandit bien haut, sauta sur une monture, arracha la bannière du marquis du porte-étendard ébahi, et hurla : « Avec moi les braves ! Sus au fuyards ! On va leur faire bouffer leur propre bannière ! Taïaut !
– Hé mais ! »
Les malandrins de Cabistan regardèrent leur chef, l’air de dire « qu’est-ce qu’on fait ? ». Devant eux, les soldats de Dutilleul firent un bruit, un seul. Comme un seul homme, ils avaient baissé leurs piques pour suivre leur chef. Les visières étaient tombées sur les casques. Taïaut. Dans cinq pas ils seraient sur les hommes du marquis. Benoist leva les épaules en écartant les bras, signe universel qu’on est dépassé par les événements. Il fit tourner bride à son cheval. Il glissa de sa selle, forcément, mais se rattrapa in extremis. Il commanda, fataliste : « Hé bien, si la patronne charge, je suppose qu’on charge aussi. Taïaut ! »

« Gnudith, tu es forte.
– Hmm? Tiens, tu peux m’ouvrir ça, je n’y arrive pas. J’ai pas de poigne.
– Tiens, voilà. Tu es très forte.
– Mais comment est-on censé ouvrir cette porte ? Elle est super dure !
– Laisse-moi t’aider. Voilà, il suffit de pousser doucement. Donc gne disais, tu as des compétences tellement extraordinaires qu’elles en paraissent surnaturelles.
– Forcément, quand on n’est pas du métier.
– Ton métier n’existe pas, Gnudith. Pas dans notre monde, Gnudith.
– Ah ben merci. Je suis là, pourtant.
– C’est là la curiosité. Pourquoi es-tu là?
– Probablement parce qu’ailleurs on a tenté de me brûler.
– Gnudith, depuis combien de temps on se connaît ?
– J’en sais rien, je ne compte pas les jours.
– Ça fait des années, Gnudith. Tu étais là avant moi, gn’ai grandi, et toi, tu n’as pas changné. Tu n’as pas vieilli. »
Il y eut un silence long comme un battement de cœur. Il sembla à Hyacinthe que Judith cherchait un échappatoire. Enfin elle répondit avec légèreté :
« Il faudra que je te parle du botox un de ces quatre.
– Foutaises, Gnudith ! »

Il avait son visage à guère plus de dix battements de cœur de celui de Judith. Oui, c’est très proche. Il pouvait sentir son odeur — mélange de métal, de terre battue et de quelque chose de plus subtil qu’il n’arrivait pas à nommer. Il ferma les yeux. Judith sentait le souffle d’Hyacinthe sur son visage. La tension était palpable, comme au moment où la corde d’un arc est tendue à son maximum.

« Gnudith, tu es une merveille. Tu es inaccessible. Forcément, je t’aime. »

Oups. C’était sorti tout seul. Judith sourit : « Ça fait deux fois. Mais cette fois nous ne sommes que tous les deux. »
Leurs lèvres se rencontrèrent.
C’était doux, tellement doux.
L’adrénaline déferla comme un raz-de-marée.

On dit qu’il est écrit, dans les tablettes de Nygtélodon, qu’au plus profond de l’âme humaine, il y a un cœur. Ce cœur serait le moteur de nos actions, réagissant aux informations qui lui parviennent du monde extérieur. Mais il arrive, parfois, qu’il décide d’agir par lui-même, comme un enfant qu’on laisse trop longtemps seul avec des outils.
Et ce jour-là, le cœur de Judith se saisit d’une hache et passa en mode berserk.
Une vague de chaleur remonta des tréfonds de son être, balayée par une tempête de frissons. Elle ferma les yeux. Pour mieux sentir. Pour mieux goûter.
Les lèvres de Hyacinthe contre les siennes étaient un luxe insoupçonné. Sa langue effleura la sienne par accident. Ce ne fut pas un accident.

Un feu.
Un brasier.
Un incendie.

Quand ils se séparèrent, haletants, Judith ouvrit les yeux. Elle le regarda, stupéfaite de le voir encore là, entier. Hyacinthe ne bougeait plus.
Ils restèrent ainsi, dans ce flottement étrange.
— Bon, dit Judith, un peu secouée.
— Bon, répondit Hyacinthe.
Leurs regards se croisèrent. Il y avait comme un défi dans leurs yeux.

— Encore ?
— Encore. Plein.

Ils y allèrent en même temps. Avec plus de fougue. Trop de fougue.
L’élan.
Le désir.
L’envie.

Et boum les têtes. Ils se regardèrent, bêtes. Puis rirent. « Bon », dit Judith. « On a du boulot, il me semble ? ». Elle le tira par la main : « Enfin, peut-être qu’on peut s’accorder une nuit, non ? »

Le lendemain matin, sur le champ de bataille, ce fut l’hallali. Les fuyards furent pourchassés impitoyablement. « Vae victis », dit le philosophe. « Va mourir », dit le vainqueur. « Va t’habiller car ce soir, on dîne chez mon cousin », dit Dutilleul. « Je ne suis pas fan des réunions de famille », dit le marquis. Puis il ajouta : « Il ne faudrait pas plutôt assurer nos positions ? »
Dutilleul lui asséna un regard condescendant : « Vous dormiez, mon cher, à l’école de guerre. La guerre de position est une guerre de vaincus. Nous avons l’avantage : je contre-attaque. »

On avait installé de grands soufflets sur le vieux four à chaux. Les charbonniers avaient construit une nouvelle cabane en forêt, et ça chauffait dans tous les coins. « Tout ça pour faire griller des cailloux. » Le four haletait comme un animal de guerre. Il pompait charbon, air, et roches pour ne sortir, avec beaucoup de sueur, que quelques sacs d’une poudre grise, que Judith s’empressa de, plus ou moins, benner brutalement entre les pierres du barrage. Elle déclara ensuite qu’il n’y avait plus qu’à attendre. « Mais tant que vous y êtes, hein, ça pourrait être pas mal d’en avoir quelques camions de plus. »

Caroline et Benoist continuaient leur percée, et s’approchaient des frontières du fief. Le lendemain, ils seraient certainement dans le comté voisin. Néanmoins, il était l’heure de s’arrêter pour le bivouac. Pendant que les hommes dressaient les tentes, allumaient les feux, etc. et en sa qualité d’officier, Dutilleul investit une auberge pour son usage personnel. Ça s’appelle : faire péter les galons. Le marquis, lui, fut installé dans la chambre d’en face. Le temps de se passer le visage à l’eau, Caroline alla toquer à sa porte. Et faussement protocolaire, elle proposa : « Permettez-moi de vous inviter ce soir, marquis. Je crois que nous avons des choses à faire tous les deux. » Cabistan hésita : « Euh, oui, bien sûr, nous devons euh, déterminer comment renforcer euh, la sécurité des frontières.
– Je vous ai connu plus entreprenant, Benoist… »
Et elle lui nettoya les amygdales.
L’être humain est une créature comme toutes les autres, pleine de nerfs, d’hormones, de sang et d’autres fluides. L’écriture, le commerce, la politique, tout cela arrive bien tard dans l’histoire de l’humain. Excusez-moi, ils ont fini ? Non, ils n’ont pas fini. L’évolution n’a pas encore eu le temps de faire son œuvre, ou alors le sujet ne l’intéresse pas. Toujours est-il que les meilleurs contrats ne sont pas ceux qu’on écrit, mais ceux qu’on vit dans son corps, dans sa chair. Ils ont fini, là ? Toujours pas ? Bon, bien. Ainsi, plus forts qu’un traité, plus forts qu’un pacte, les liens du sang et du cœur unissent et séparent l’humanité. Les liens et disputes familiaux font et défont les empires et les continents. Les haines et les mariages modèlent les civilisations… Non mais sérieux, là ! J’en ai marre de meubler. Ils peuvent finir leur petite affaire rapidement ? Je ne vais pas réussir à retenir le lecteur longtemps. Oui oui, c’est ça, encore un bisou, allez, allez, on avance, là.

Benoist était encore en nage que Caroline dessinait déjà une carte : « Et tu vois, je connais pas mal le coin, et il y a certainement une escouade ici. Mais on peut passer par là, la pente n’est pas si forte, pour les prendre à revers.
– Où ça ?
– Ici, c’est rocailleux et à découvert, certes, mais connaissant le cousin, je sais très bien qu’il n’y aura rien là. Ça fait dix ans qu’il essaie de tendre une embuscade ici, laissant cette zone totalement vide.
– Non ? Il a laissé un trou comme ça dans ses défenses ?
– Toujours. C’est pas Alexandre le grand, le cousin.
– Je vois ça. Et après ?
– On lui fait livrer leurs têtes.
– Brillant ! J’aimerai bien voir la sienne quand il recevra le colis !
– Gna, ha, ha, ha, ha. »

Les ~~fieffés~~ administrés de Dutilleul comprirent rapidement l’avantage qu’on pouvait tirer de la Vergandonsk, pourvu qu’on lui apporte de la main d’œuvre. Et justement, à force de main d’œuvre, le paysage changeait. On avait agrandit la carrière, qui maintenant s’enfonçait dans le sol. Un nuage de poussière en sortait du matin au soir, et les ouvriers en sortaient blancs comme un linceul. On avait tant besoin de charbon de bois que la forêt reculait. Et dedans, on trouvait les charbonniers, noirs comme une tombe. L’intendant, suspectant des jours moins faciles, avait commencé une réquisition du salpêtre : des visiteurs armés de spatules investissaient les maisons pour en gratter les murs.

Dutilleul et Cabistan contiunaient leur raid. Au premier village rencontré, ils exécutèrent sans sommation le représentant du cousin et fichèrent sa tête sur un pieu à l’entrée du village. Ils profanèrent le temple en y faisant l’amour.

Hyacinthe se promenait autour de son village. Le barrage était maintenant sécurisé. L’ombre bienveillante de Judith planait sur le lac et en contrebas. Mais partout dans la vallée, des zones étaient nettoyées, aplanies. On y creusait des fours, on y pierrait les routes. Hyacinthe en eut une larme à l’œil. Oui, bien sûr, cela allait rendre la vie des gens meilleure, mais pour combien de temps ? Quand il n’y aura plus de forêt, que deviendrons-nous ? À qui avons-nous pris l’eau du lac ? Quels feux allons-nous allumer avec nos techniques ? Pour brûler quoi ? Toutes les constructions sont assorties d’une destruction.

Et quand il arriva chez Judith, elle n’y était plus : l’âtre était froid, le carreau de la porte manquait toujours. La musette éventrée laissait voir un fatras de fioles colorées. Il vit un livre. Il l’ouvrit. Il ne savait pas bien lire, mais il s’attela à la tâche : « Trai-té-pra-ti-que-de-sa-von-ne-rie ». C’est qu’il en avait, maintenant, du boulot, par toutes les éprouvettes du diable…

Une histoire alambiquée 16

Benoist ne trouva pas la Vergandonsk. Il devait un peu trop naviguer dans des zones pleines de troupes, aussi, après un rapide examen tactique, la décision fut prise de surseoir à cette recherche, voire de s’en passer carrément : « Je ne connais pas de problème qu’une compagnie d’artilleurs ne puisse résoudre. Il est plus sage de ne pas traîner dans les parages : nous reviendrons avec une force plus conséquente, au lieu de courir après une hypothétique magicienne. »

La première décision tactique de Dutilleul fut de poster une vigie en haut du donjon.

Le lendemain matin, ça cognait, sciait et herminettait dur sur le glacis défensif du château. Les assiégeants s’étaient attelés, de bonne heure, à une étrange construction. Les défenseurs, eux, ne voyaient pas cela d’un bon œil. En plus, le chantier se tenait trop loin pour leur envoyer quelque aide confraternelle, telle que pierres ou carreaux qu’on pourrait dispenser avec générosité et surtout vigueur.

Dutilleul testa sa tactique : « Vigie, ma mienne vigie, ne vois-tu viens venir ?
– Non, rien qui vient. Par contre je vois plutôt pas mal de gens qui restent. Je crois même que c’est notre problème. »

Judith, elle, était chez elle et ennuyée : « Mais quel éniantiomère d’étourdie de pacotille je fais ! » Elle regarda Hyacinthe, présentement occupé à rajuster son bonnet sur sa tête. « Nous devons retourner au château.
– Il est assiégné.
– Je ne vois pas le rapport.
– Et bien, quand on assiègne quelque chose, on essaie de ne pas permettre à quoi que ce soit d’entrer dans ce qu’on assiègne.
– Ça ne fait pas mes affaires. Je ne veux pas attendre, je ne sais pas combien de temps cette opération spéciale va durer, et j’ai oublié certaines de mes notes là-bas. Notamment celles qui concernent la fabrication d’un ciment qui prend sous l’eau. Ciment qui nous serait extrêmement utile afin d’éviter la reproduction de la scène de l’inondation. On doit donc y retourner. Ton neveu jouait bien avec une petite barque, l’été dernier ?
– Euh oui, mais on ne tiendra pas dedans, c’est taille demie-portion.
– Parfait. On n’ira pas dedans, mais dessous. Tu peux me découper ça en « S », s’il te plaît ? Et on va peindre cette barquette en blanc.
– Barquette ?
– Oui : une petite barque. On va passer en catimini.
– Avec un jouet et un tuyau coudé ?
– C’est l’idée. Je suis sûre que de nuit et ivre mort, ça fait un très bon cygne. Allez, prépare-toi, car :
Ce soir, dès vêpres, à l’heure où noircit la cascade,
Nous partirons. Vois-tu je sais que tu attends.
Nous irons par la forêt, nous irons en promenade
Je ne puis demeurer sans toi plus longtemps.

Je nagerai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans faire aucun bruit,
Seule, inconnue, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l’or du soir qui choit,
Ni les soudards au loin qui intriguent,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta digue
Un bon tas de ciment premier choix. « 

Le marquis des Scalliers, à peine entré, convoqua son host. Mais comme le temps pressait selon lui : « Une bonne femme assiégée, je ne donne pas cher de sa vertu », il rassembla les hommes qu’il put trouver et se prépara à repartir le lendemain matin.

Dutilleul essaya :  » Vigie, ma mienne vigie, ne vois-tu rien venir ?
– Pas rapport à tout à l’heure ? Ben, non, tiens. »

C’est donc à quatre pattes dans la nouvelle petite rivière que Judith et Hyacinthe partirent en expédition, pour retrouver cette fameuse recette de ciment apte à consolider le barrage nouvellement bricolé. Ils avaient la barquette retournée sur eux, dans une misérable tentative de passer, dans la nuit, pour un volatile aquatique. Les aspirants infiltrés avançaient à la vitesse d’un canard. La peinture, encore poisseuse, marquait l’eau de traînées blanches, ce qui, à défaut de crédibilité, donnait un certain style. Judith tenait son tuyau dans un pitoyable pastiche de marionnette. « Il ne manque plus que le tutu pour en faire un ballet », siffla Hyacinthe. À quatre pattes dans l’eau, ils essayaient de ne pas trop faire ressortir leurs fesses. Un cygne, peut-être vexé de cette parodie d’imitation de sa noble espèce, s’approcha de l’esquif retourné. Il vit quelque chose bouger et donna un coup de bec dedans. Il venait de pincer la fesse de Hyacinthe, qui se redressa par réflexe dans un « Ouille ! » chuinté. Et « boum ! », fit sa tête sur la coque.

Ce bruit attira l’attention d’un soldat. Il désigna alors la silhouette du cygne à un archer confrère, lequel rigola bien : « Rôh la vieille astuce ! Alors, y’a quelqu’un qui veut passer sans nous dire bonjour ? C’est pas bien, ça ! » Son condisciple lui fit remarquer qu’il y avait d’autres volatiles sur l’eau. « Oui », lui fut-il répondu, « Mais celui-là est un faux. Une cagette retournée, on nous prend vraiment pour des idiots. Allez, démonstration, le bleu, prends en de la graine ! ». Et il décocha son trait. Qui alla se ficher dans la coque. De panique, Judith lâcha le tube en S qu’elle tenait, censé représenter le cou de l’oiseau, et abandonna le cadavre de bois : découverts pour découverts, autant filer rapidement. L’archer prit le « plouf » du tuyau pour le signe évident du décès du piaf. « Ah ben non, tiens, c’était un vrai. Qu’est-ce qu’on fait ? On va le chercher ? » Après une rapide négociation (« Qui va se tremper pour ramener le rôti ? »), un soldat alla à l’eau. Quand il découvrit le regrettable subterfuge, il en avisa ses compères : « Tentative d’intrusion ! ». Mais Hyacinthe et Judith avaient déjà pris pied de l’autre côté du fossé.

Dutilleul vérifia :  » Vigie, ma mienne vigie, ne vois-tu rien venir ?
– C’est à dire qu’il fait très nuit, là. Je peux descendre, patronne ? J’aimerai bien dormir un peu et manger un bout. »

C’est exténués, après un quart d’heure de tambourinements obstinés que Judith et Hyacinthe purent enfin entrer dans le château assiégé. Évidemment, leur arrivée ne fut pas saluée par un déclenchement spontanés de hourras enthousiastes. Ils furent plutôt invités à passer la nuit sous bonne garde, en attendant qu’on décide de leur sort au lever du jour.

Mais quand l’aube dévoila l’objet du chantier des assiégeants, un murmure parcourut les rangs des défenseurs : ‘Trébuchet’. Un enchevêtrement de poutres. C’est généralement mauvais signe, cela signifie, entre autres, que les assaillants ont de la ressource et qu’ils ne craignent pas d’être pris à revers.

Dutilleul héla :  » Vigie, ma mienne vigie, ne vois-tu rien venir ?
– Mais on va m’enquiquiner dès potron-minet ? » Caroline soupira : « Il faut répondre : je ne vois rien que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie.
– Ah. Moi, vous savez, les tactiques militaires… »

Puis elle fit la tournée matutinales des troupes. Comme le premier assaut n’avait pas encore été donné, tout le monde était à peu près frais. On présenta Judith et Hyacinthe à la châtelaine. Elle les dévisagea de haut en bas, l’air austère : « Je constate avec plaisir que l’équipe du génie nous a rejoint. Nous allons tenir un conseil stratégique. » Tout le monde se regarda : ils n’étaient qu’une vingtaine de militaires, pourquoi refaire une réunion après la revue ? « Ça signifie, Judith, que vous venez seule avec moi.
– Aaaaaaah…. » Et les deux femmes s’éclipsèrent.
Dans le bureau de Dutilleul, l’ambiance était électrique : « Croyez bien que je regrette de devoir vous solliciter une fois de plus, mais nous avons en face de nous une énorme machine de guerre.
– Ah oui, peut-être.
– Oui, ça ne doit pas vous concerner beaucoup, vu vos activités d’avant-hier soir.
– Euh… Je cherchais mes notes pour trouver de quoi fixer le barrage ?
– C’est ça. Et moi je dansais le can-can.
– Je trouve ça un peu léger pour une responsable, pendant une inondation et une attaque.
– Ne faites pas l’idiote. Quand je pense que le marquis est tombé dans la roture… »
Judith éclata de rire. « Comme elle est mignonne !
– Mais ?
– Une petite crise de jalousie au réveil, comme c’est tendre. J’ai pas croisé votre libidineux. À mon avis il s’est débiné vite fait bien fait, histoire de se refaire une santé dans ses terres. Il reviendra pour ramasser les restes fumant de ce fief.
– Non !
– Il aurait tort. Mais il se trouve que j’appréciais la relative liberté dont je jouissais ici, et je n’aimerais pas qu’un lourdaud vienne poser ses grosses papattes pleines de doigts sur mes ressources. Donc je vais vous aider à nous sortir de ce foutoir. Par contre, votre marquis, gardez-le. De toute façon, il n’est pas de mon âge. »

Benoist se réveilla soucieux. Les velléités de conquête de son homologue du sud ne lui plaisaient pas du tout. C’est pas parce qu’il lui avait acheté à prix d’or sa production qu’il fallait se sentir autorisé à faire n’importe quoi. Il ne prit pas d’œufs pour le petit déjeuner. Ni de lard. Ni de pain. En fait, il ne mangea pas du tout. Il avala une grande lampée d’eau. Et partit rapidement.

Judith réfléchissait : « Manquait plus que ça. Mission : détruire le trébuchet. Fastoche, depuis une citadelle assiégée, tiens. C’est vrai qu’on a de la ressource. Hé mais… » Elle pris une grande inspiration : « Hyaciiiiiiiiinthe ! Tu sais toujours coudre ? »
Judith réquisitionna un peu de charbon de bois. Elle alla gratter les murs du bureau de Caroline, qui l’observait, circonspecte : « Oh. « raser les murs » a donc un sens littéral.
– Oui, tout comme « sel de pierre » désigne effectivement un sel qu’on trouve sur les pierres. Il en reste un peu ici, du salpêtre, vous permettez ? ». Puis elle alla à la cave, et confisqua le soufre destiné à fumer les tonneaux. Dans les cuisines, elle prit un mortier, une balance et replongea dans son élément naturel.

Quant au marquis, il donna l’ordre du départ. Sa colonne se mit en marche, bannière au vent. Il l’estima. Bien sûr, ce n’était pas ridicule. Mais l’urgence de la situation ne lui permettait pas d’attendre que tous ses hommes viennent de toute la marche pour partir. Il fallait espérer arriver par surprise. Il nomma un lieutenant pour le rejoindre plus tard avec le reste de ses hommes.

Dutilleul redoutait l’ennui de ses troupes. Enfermés entre quatre murs, l’inactivité allait mettre ses hommes en transe, et ils allaient se mettre à trouver vouivres et basilics partout. Aussi dirigeait-elle des exercices derrière les remparts. On sentait l’inquiétude monter face à la menace grandissante de cette terrible arme de siège qui s’assemblait derrière les murs, hors de portée des petits onagres de siège. Mais souvent, Caroline tournait des yeux pleins d’espoir vers la vigie. Aurait-elle du secours ? Elle donnait à Benoist une journée entière, maximum deux, pour prendre les assaillants en étau. Après, tant que ses troupes seraient encore motivées, elle devrait tenter une sortie.

Après une journée de marche, Cabistan fit faire une halte. Il ne fallait pas être découvert de suite. Ce n’est qu’au crépuscule que Benoist fit avancer ses soldats. La charge commençait.

Au même moment, Judith présenta le fruit de son travail. C’était un tonnelet suspendu à un genre de grande aile delta. Bringuebalant, il semblait fragile et dérisoire. L’alchimiste en expliquait le fonctionnement : « Et on le monte tout en haut du donjon, on allume ici, n’est-ce pas ?, et on jette. ». L’objet était vaste et pas très pratique à manœuvrer. Rien que le monter sur la plus haute plateforme relevait du numéro d’équilibriste. Mais enfin il fut en place. Judith s’affairait autour de sa création. Elle vérifiait les fixations, les longueurs de mèche, et tout un tas de trucs auxquels personne ne comprenait rien. « Fais attention avec ta torche, tu vas foutre le feu. Alors, on déplie comme ça… Tudieu, fais gaffe, t’as failli me recoiffer façon flammèches. Est-ce que c’est bien fixé ? Hé mais ! Empoté éconduit ! Regarde la toile ! Tu viens d’y mettre le feu ! » Le porteur de torche s’excusa. « Bon, ben tant pis, dégrouille-toi alors : allume la mèche et balance, tant que c’est encore possible ! » La mèche se mit à produire des étincelles à profusion et à crépiter. On lança le plus fort possible l’engin vers le camp adverse. Et dans une gerbe d’étincelles, mi cramant, mi planant, l’engin alla à la rencontre du trébuchet. Qu’il loupa.

Benoist vit une horreur sifflante, fumante et rougeoyante dans le ciel nocturne. Il la vit voler vers le chantier. Puis une boule de feu surgit, calcinant poutres et tentes : « Mouais. Je savais bien qu’il y avait un dragon. » Le camp des assiégeants se transforma en une fourmilière éclatée sous le sabot d’un âne. Les soldats couraient dans tous les sens, poursuivis par leurs propres ombres dansantes. Un cri s’éleva : « Un dragon ! Ils ont invoqué un dragon ! » Le cri fit l’effet d’un couperet : la moitié des soldats se mit à détaler, hurlant à qui mieux mieux qu’ils n’avaient rien fait de mal. Ceux qui restaient découvraient que les renforts étaient arrivés. Maintenant pris entre deux feux, ils cherchaient leur salut… n’importe comment. Non mais franchement. On ne se frappe pas la tête avec son bouclier. On ne se met pas en colonne à deux, c’est ridicule et inefficace. Oui, c’est bien de se mettre en cercle, mais il faut mettre les tireurs à l’intérieur, pas les fantassins. Voyant cela, Benoist hocha la tête et avança : « Le dragon est avec nous !
– Ouaaaaaaais !
– Pas trop fort, il pourrait nous entendre. »

Judith était restée sur la plate-forme. Caroline, paniquée, demanda : « Vergandonsk, ma sœur Vergandonsk, ne vois-tu rien venir ?
– Je ne vois rien que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie. », répondit Judith sans réfléchir. Puis elle se reprit : « Il fait nuit, il y a un incendie dans le camp, qu’est-ce que tu veux que je voie ? »

Ils entendirent de grands bruits. Cabistan avait profité de la panique causée par le « dragon » pour, avec ses troupes, casser l’encerclement. Il attendait donc qu’on baisse le pont-levis. Dutilleul courut à sa rencontre. Elle hurla à Judith, restée en haut : « Et une armée entière en bas de chez moi, c’est trop discret pour être vu ?
– Oui, bon, ça va, certains détails peuvent m’échapper », dit Judith.

Une histoire alambiquée 15

« Vous allez bien, messire ?
– Groumpf.
– Oh. La nuit fut mauvaise ?
– Groumpf.
– Oui, les distractions ne sont pas nombreuses ici. Avec les copains, on a fini à la taverne, c’est tout ce qu’on a trouvé d’intéress…
– Je l’aurai. Un jour je l’aurai. »
Le marquis crachait chaque mot entre ses dents serrées, comme des graviers sous la roue d’un char.
Le trajet jusqu’à son rendez-vous fut morne et triste. Une averse tenta d’égayer leur route, ou tout du moins de mettre un peu d’animation. Ça lui en touchait une, à Cabistan, sans faire bouger l’autre.
Il était perdu dans ses pensées, les mâchoires serrées, raide comme un cierge dans son habit de carnaval. Le paysage filait autour de lui, indifférent à sa frustration.

À quelques lieues de là, près du lac, l’eau continuait à couler. Elle coulait avec la frustration du prisonnier, enfermée dans ce lac bucolique, avec juste ce petit couloir pour s’évader. Mais elle coulait avec la patience de l’eau courante, qui use les montagnes comme un boxer ses gants de cuir. Elle grugea le rocher. Juste un peu. Un infime millimètre. Puis elle recommença. Gruger. Gruger. Jusqu’à ce que, sous son obstination humide, le rocher cède un peu de terrain.
Une crevette d’eau douce profita de l’occasion. Elle contourna la brèche et se lança dans l’aventure. L’autre côté du rocher était un nouveau monde, à la fois prometteur et brutal. L’eau, emportée par l’ivresse de la liberté, lui fila dans le dos. La crevette, prise par surprise, brassa désespérément l’eau de toutes ses petites pattes. Ce ne fut pas suffisant.

Caroline était mitigée. Elle était contente de sa prestation, mais elle était furieuse de l’effet de Judith sur le marquis. Il n’y aurait dû n’y avoir qu’elle. Elle n’aurait pas dû la faire venir. Elle s’en voulait, elle en voulait à Judith. Elle décida d’aller passer ses nerfs sur la quintaine. La piste d’entraînement était disposée dans le fossé qui entourait le château. Ce fossé était la conséquence de l’élévation d’une butte pour le château : on creuse autour, on entasse au milieu.

Judith était retournée à son laboratoire. Elle avait laissé toutes ces aventures derrière elle. Si on lui avait parlé de Caroline et du marquis, elle aurait répondu : « Bof. Les goût et les couleurs, hein… » dans un haussement d’épaule. Elle était surtout occupée à refaire ses stocks de produits étonnants. L’âtre chauffait, les ballons bouillonnaient doucement au coin du feu, les vapeurs condensaient tendrement dans des erlenmeyers chouchoutés. Tout respirait le calme du bonheur domestique. Après l’agitation des derniers jours, elle jouissait enfin du plaisir de retrouver sa vie habituelle : dosage de vitriol par l’eau oxygénée, estérification de Fischer, nitratation sous vide, voilà qui rendait l’existence plaisante et funky.

La crevette regardait autour d’elle. Ce monde était neuf pour elle. Un peu terne, un peu unidirectionnel. Elle aurait voulu s’arrêter un instant pour faire le point, mais ce fichu courant ne le lui permettait pas. Toujours elle descendait la pente.

Hyacinthe était retourné à son atelier de tisserand. Et bon, il trouvait que quand même, le débit de la rivière était un peu fort pour la saison. Mais il était heureux de retrouver sergé, satin et bains de mordant. Il plongea un écheveau dans l’eau. Le rinçage commença normalement… Jusqu’à ce qu’une petite chose, toute grise et gesticulante, lui frôle la main. Hyacinthe sursauta, éclaboussa le mur, et le silence se fit.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?!
La crevette levait ses minuscules pinces dans un geste d’intimidation dérisoire. Elle flottait, pathétique et opiniâtre, dans le bassin. Hyacinthe fronça les sourcils : « Une crevette ici ?! ». L’eau qui alimentait son atelier venait de la conduite débouchée par Judith. Il était censé y avoir une grille pour empêcher cailloux, algues et autres crustacés de boucher l’écoulement. Or, cette crevette était passée. Cela signifiait qu’on pouvait contourner cette grille, non ? Ou bien elle venait d’après ? Il n’en savait rien. Judith saurait lui dire.

Benoist était renfrogné comme jamais. Quoi, lui, marquis des Scalliers, s’était laissé mener par le bout du nez par deux bonnes femmes ! Ça ne passait pas. Lui, grand, classe et séducteur s’était fait… non. Il jeta un regard à son habit. Oui, bon, peut-être qu’il ressemblait à ce personnage de comédie, comment l’appellent-ils, déjà ? C’était un nom de bonbon, lui semblait-il… Les signes extérieurs de richesses n’étaient peut-être pas bien passés… OK, les gonzesses avaient remporté la manche. Mais il aurait sa revanche. « Nous sommes arrivés, messire. », lui annonça-t-on. Il s’arrêta. « Non », et il fit demi-tour. « Mais, messire, nous sommes attendus !
– Et bien ils se passeront de moi. Au galop ! »
Et, joignant le geste à la parole, il lança son cheval. Qui ne se fit pas prier. Le pauvre nobliau s’accrochait désespérément à ce qu’il pouvait. Ses jambes lui faisaient mal. Le paysage qui défilait à toute allure lui filait le vertige. Mais non, non, il était trop fier, il ne lâcherait pas. Il prit un chemin de traverse et s’enfonça dans la forêt. Ses gens tentaient de le rattraper, inquiets.

Judith ôta son tablier, fatiguée et heureuse du travail accompli. Elle le lança dans la pièce dans un mouvement de satisfaction théâtral. Ce fut la tête de Hyacinthe qui servit de portemanteau. Un instant figé, il se libéra et dit : « Dis voir, gn’ai trouvé une crevette dans la conduite.
– Une crevette ? Qu’est-ce que j’en ai à faire ?
– Ben… Gne sais pas, mais c’est pas commun, non, dans un tuyau ?
– Le tuyau, le tuyau… Celui qui vient du lac ?
– Gne ne vois pas d’autre source dans la régnion. »
Aussi franchement que la phénolphtaléine change de couleur, Judith blêmit. Elle venait de comprendre. Elle devint pâle comme un linge passé à l’hypochlorite de soude. Puis elle verdit, teintée comme du chlorure de fer. Elle tira Hyacinthe par la manche : « On fonce ! ». Sitôt dehors, elle cria : « Préparez-vous ! Une inondation arrive ! Une inondation ! »
« Où va-t-on ? », interrogea Hyacinthe. « Des terrassiers. Il nous faut des terrassiers ! Sonnez la charge ! Souquez ferme ! ». Elle trépignait des béquilles : « Vite ! Pressons ! Montez de la mine, descendez des collines, camarades !
Ohé ! partisans, ouvriers et paysans, c’est l’alarme ! » Hyacinthe la regardait d’un drôle d’air. « Quoi ?
– Non, rien, probablement… J’ai l’impression que ça se chante, ça… »

Les fantassins étaient nerveux. Ils étaient entrés dans le fief de la cousine quelques jours auparavant, et n’avaient toujours pas rencontré de résistance. Ils n’avaient pas eu de nouvelles de leur espion, qu’ils avaient envoyé assécher les puits. Ils remontaient vers le nord, et ils arriveraient à la tombée de la nuit.

L’étalon s’arrêta, épuisé. Contre toute attente, Benoist tenait encore en selle, mais il était en nage, les doigts crispés sur les rênes. Il tremblait de fatigue, le souffle court. Il descendit de cheval dans une flaque de boue. Il n’en eut cure. Il prit sa monture par la bride et marcha. Dans le bois, il vit une troupe avancer. Ce n’était pas sa bannière. Ce n’était pas celle de Dutilleul non plus. Le fief était donc attaqué : « Ah non, hein ! On ne conquiert pas un fief, ou une greluche, avant moi ! », rugit le marquis en son for intérieur. Il regarda derrière lui. Il était seul. Il regarda sur lui : il ressemblait à un lampion perdu dans un cimetière. Il regarda devant lui : un gros bonhomme, rougeaud, soufflant, fermait la marche. Le traînard était vêtu de noir et son barda faisait un boucan d’enfer. Benoist en conçut un stratagème : « un marquis leur ferait un otage très intéressant. Et je suis là, seul, habillé comme une guirlande. J’ai bien besoin de me faire un peu plus discret ». Il jaugea le gros, se jaugea, le rejaugea, fit la moue : « Ouais, c’est moi, mais sans les galons. Je m’en fous, j’ai commencé un régime. ». Couvert par le bruit, il s’approcha le plus furtivement possible. Il tapa sur l’épaule du lourdaud qui essayait de ne pas trop se faire distancer. Lequel se retourna, et reçut un magistral uppercut. Il n’eut pas le temps de crier qu’il recevait une grosse pierre sur la tête et s’affala. Le marquis fut alors plus rapide qu’il ne l’avait jamais été : il tira sa victime sous la verdure par les pieds, dégrafa son pourpoint, tira ses chausses et déguerpit. Un cerf vit un Arlequin entrer dans un buisson. L’instant d’après, une ombre en sortait. Quand le marquis retourna près de sa monture, ses gens l’avaient enfin rejoint. Alors que ces pseudo-courtisans s’enquerraient de son bien-être et s’étonnaient de son changement d’apparence, il les arrêta. « Il y a des ennemis ici. Nous allons devoir les ralentir, le temps de ramener du renfort. Voici comment ». Il leur exposa succinctement son plan. Puis il leva le poing vers le ciel, d’un geste auguste : « J’ai une dame à honorer, il est hors de question que ces vauriens m’en empêchent ! »

Au bord de l’étang, au milieu des piaillements des oiseaux, le rocher céda tout à fait. L’eau du lac, enfin libéré de son carcan de granit, bondit dans la brèche. Elle se précipita, bouillonnante, joyeuse, espiègle, curieuse du monde qu’elle découvrait. Elle vit la petite rigole qui serpentait plus bas, une invitation qu’elle accepta sans hésiter. Puis elle découvrit la vaste campagne en-dessous. Il était temps de parcourir le monde.

Judith courait tant bien que mal, vacillant sur ses béquilles, parfois s’en passant d’un bond maladroit. « Par toutes les ébullitions sauvages, je suis dans un sacré pétrin ! » Elle apostrophait chaque passant sur sa route, le visage marqué par l’angoisse. « Le canal a cédé, il faut retenir l’eau ! », hurla-t-elle à pleins poumons. Hyacinthe la fit monter Pompon. On lui donna une carotte – à Pompon, hein, et ce beau monde partit vers l’amont.

Caroline, dans sa fosse, s’entraînait. Elle suait sang et eau, râlait, haletait. Le feu de l’effort répondait au feu de son âme. « C’est un projet politique. Rien de plus », martelait-elle en frappant la quintaine d’estoc. « La Dutilleul est austère et froide.On me l’a assez dit. »
Taille. Estoc. Taille.
« C’est ça, non ? »
« La Dutilleul est une veuve sans scrupule, sans remords, sans pitié. » Elle asséna un grand coup de hache à la cible. Le choc résonna dans le bois humide.
« Hein ? C’est comme ça, non ? »
La Vergandonsk n’était qu’un grain de sable dans le rouage de sa politique. Voilà tout. D’ailleurs, elle n’y pensait pas.
Taille. Estoc. Taille.
« Je n’y pense pas », gronda-t-elle en tapant de toutes ses forces.

L’équipe de terrassement arriva bien évidemment trop tard. Le flot était en train de créer une rivière. Tout ce qu’il pouvaient faire, maintenant, était d’essayer d’en réduire le débit. Et ils regardaient, impuissants, le flot se diriger vers la ville. « Allez les enfants ! », harangua Judith. « Hop hop hop, siffler en travaillant, tout ça ! Il faut réduire le débit ! Comblez-nous ça de pierres ! » Un des gars cracha dans ses mains, et fit levier pour faire basculer une grosse pierre, grosse comme… Vous voyez la table basse modèle Plöesåustky ? À peu près gros comme ça. Non, pas celle-là : la petite. Oui, ça ne paraît pas impressionnant vu comme ça, mais c’est que c’est lourd, de la pierre. Le résultat parut dérisoire. Un des travailleurs se plaignit : « On ne pourrait pas faire comme la dernière fois ? Un gros boum et on n’en parle plus ?
– Je n’en ai plus, constata Judith, toujours juchée sur Pompon.
– Pourquoi ?
– C’est un laboratoire que j’ai, pas un arsenal », répondit-elle. Et ils se remirent au turbin.

L’eau était heureuse de son voyage. Elle était arrivée à l’entrée d’une charmante bourgade. C’était bien joli et curieux, toutes ces petites maisons serrées les unes contre les autres. Elle si elle visitait un peu ? Elle pourrait passer quelques jours ici, ce serait bien. Elle bondit dans une ruelle, happée par le charme des lieux. Chaque pavé était une promesse d’aventure, chaque seuil un défi. Elle s’engouffra avec la vivacité d’une enfant trop curieuse. Elle zigzagua, joua sur les pavés comme sur des cailloux plats, et sauta sur les seuils des portes.
Elle serpenta d’allée en square, d’abord discrète, avant de s’étirer, s’étaler, s’élargir. Elle s’offrit un détour par une chapelle, probablement pour apprécier les vitraux.
Un homme, portant un banc sur l’épaule, la remarqua.
« Hein ? » fit-il.
Le temps qu’il se retourne, ses bottes baignaient.
« Oh. »
Il se mit à courir.
À chaque porte, des gens s’agitaient, barricadaient, vidaient caves et greniers. La vieille eau, farceuse, leur jetait des éclaboussures. « Coucou ! », fit-elle en jaillissant sur la jambe d’une fillette qui filait au pas de course.
L’eau progressait.
« Ça va monter », murmura un ancien, moustache blanche et front plissé, en claquant la porte de sa cave.
Et, en effet, ça montait. L’eau progressait : « Oh ! Un château ! Voilà précisément un endroit pour faire du tourisme ! » Elle décida d’aller au moins en faire le tour.

Cabistan était devant les portes du château. Il avait la mine sombre et les vêtements de même. Il montait un étalon noir comme une nuit sans lune. Il avait donné pour instruction à ses gens de se manifester bruyamment en divers endroits du bois, et surtout de s’enfuir rapidement. Tout ce qu’on pouvait espérer pour le moment, c’était de ralentir la troupe. Cabistan n’était plus que fureur, rage et tonnerre. Il se retourna. Il vit la vague arriver. Il vit le fossé. Il vit Caroline. Il sauta.
L’eau entra dans le fossé. Elle était passée par la boulangerie pour goûter les spécialités locales, et cela l’avait un peu alourdie. Elle détrempa le sol herbeux. Caroline, elle, tapait la quintaine. L’eau prenait son temps pour visiter. Elle s’embourbait. Caroline ne l’avait toujours pas vue. L’eau se sentait bien. Elle avait envie de rester. Limite elle devenait stagnante. Puis Caroline vit un reflet au sol. Elle s’arrêta, alla vers le reflet : c’était de l’eau. Tout autour d’elle, le sol était noyé. Elle essaya de franchir l’obstacle liquide. Elle s’enfonça dans le sol détrempé. Sa botte fut aspirée. Forcément, elle essaya de se dégager avec l’autre pied. Qui fut aspiré de même. Sa posture devint assez inconfortable. L’eau montait, et elle était coincée. Benoist, heureusement, était là. Il glissa un bras sous ses épaules et tira de toutes ses forces. Les muscles endoloris, suant, rageant, pouce par pouce, il la dégagea. Ils remontèrent le fossé, glissant, rampant, peu importe. L’eau, elle, montait à son rythme.

Benoist ne l’avait pas lâchée. Elle était maintenant dans ses bras, essoufflée. Ils regardèrent le fossé qui se remplissait. Ils eurent un éclat de rire, comme ceux qui défient la mort. Caroline regardait Benoist avec des yeux éperdus. Il lui rendit son regard avec des yeux inquiets. Ils haletaient en même temps. Ils avaient la même boue sur la peau. Leurs souffles chauds se mêlaient dans la fraîcheur du soir. Caroline ferma les yeux et tendit les lèvres. Benoist jeta un œil derrière lui, et la lâcha.
Caroline tomba sur les fesses avec un cri de surprise.
« Pardon ?! hurla-t-elle.
– Je reviens, annonça-t-il. Ils vont mettre le siège. Tiens bon. Je serai là après-demain. Où est la Vergandonsk ?
– Mais ! Goujat !
– M’en fiche. Où est-elle ?
– Je ne dirai pas. », asséna Caroline, les bras croisés sur la poitrine.

Oui, l’être humain est comme ça. Même au milieu d’une grande catastrophe, on en est encore à faire preuve de jalousie. Elle ne laisserait pas l’opportunité au marquis de se rapprocher de celle qu’elle percevait maintenant comme une rivale. Le marquis soupira : « Si on a quelqu’un qui déplace des montagnes, c’est le moment de s’en servir. Où est-elle ?
– Je ne dirai pas. »
Caroline s’enfonçait dans l’obstination. Le marquis eut un instant d’agacement : « Je suis couvert de boue, j’ai mal partout, une troupe va assiéger le château, une inondation arrive. J’ai pas particulièrement la tête à la bagatelle : où est-elle ?
– Qu’est-ce que tu lui veux ? Elle est à MON service !
– Justement, ça serait bien qu’elle puisse te filer un coup de main. Vite, le temps presse !
– Je ne sais pas où elle est. Certainement au barrage. » Caroline avait cédé. Elle leva les yeux vers Benoist : « Ne me laisse pas !
– Justement non. Je pars pour ne pas te laisser. Enferme-toi avec tes hommes, et bon courage ! »
Et il partit au galop. En serrant les dents, évidemment.

Les citadins comprirent assez vite que l’inondation ne représentait pas un énorme danger. La coulée tenait plus de la rivière que du raz-de-marée. Bon, ils ne savaient pas qu’en amont, de terrassiers étaient à pied d’œuvre pour en limiter le débit.

La châtelaine Dutilleul organisa la défense du mieux qu’elle put. Les ordres fusaient. Concentrée, implacable, elle avait compris la situation. Loin de l’inquiéter, elle vit l’arrivée de l’eau comme une opportunité : c’était un obstacle entre ses assaillants et elle. « Et amenez-moi l’espion que Vergandonsk a pris ! »

Au loin, un nuage de poussière trahissait l’avancée de la troupe. Quand les fantassins arrivèrent pour enlever le château,ils furent arrêtés par des douves toutes neuves. Assaillants et assaillis en furent donc réduits à s’observer en chiens de faïence. Le chef du corps expéditionnaire dit : « Assécher les puits… J’ai du mal à voir comment il aurait pu faire pire.
– Qui ça ?
– Le saboteur qu’on a envoyé la semaine dernière. Il était censé préparer l’offensive en asséchant les puits. Il a compris ça comme « remplir les douves », visiblement. »

Alors qu’il prononçait ces mots, un bruit sourd le coupa. Au milieu de ses hommes, un paquet était tombé au sol. Il l’ouvrit. C’était la tête de l’espion. « Bon, on dirait qu’au moins il a essayé… »