Une histoire alambiquée 8

Judith pestait en sortant du bureau de la châtelaine : « Avantage Dutilleul, avantage Dutilleul, m’énerve la grognasse. »
La tête légèrement baissée, Judith cogitait dur. Quand doucement un sourire narquois vint naître sur ses lèvres. Elle s’arrêta dans l’embrasure de la porte :
« ‘xcusez, m’dame, mais vous avez bien dit « Toutes les ressources » ? »
Flairant le piège, la châtelaine répondit : « Il me semble, oui… Que voulez-vous ?
– Hé bien, figurez-vous que j’ai ce qu’il vous faut. Il y a juste un inconvénient.
– Inconvénient qui est ?, questionna Caroline, un sourcil interrogatif levé.
– C’est en injection.
– En quoi ?
– En injection. Voyez-vous, il s’agit de manipuler les hormones, car les sentiments, les ressentis et autres manifestations bestiales du désir le plus fou sont essentiellement une affaire d’hormones. Or les hormones sont de très grosses molé… de très grosses briques qui ne passent pas la barrière du tractus digestif. Je vois que vous essayez de suivre, accrochez-vous à votre carte. Le tractus digestif, c’est ce qu’il y a entre la fourchette et les latrines. Donc, contrairement à une idée reçue, les philtres ne peuvent passer par la voie orale, car leurs principes actifs seraient détruits par l’acidité gastrique. Oui, moi aussi je sais parler en charabia, me regardez pas comme ça. Donc il faut les distribuer directement dans le système lymphatique par le procédé classique mais parfois ressenti comme légèrement humiliant et totalement flippant de … »
Judith planta par en-dessous son regard dans celui de Caroline : « La piquouze dans le cucul. »

Il y eut un blanc, il y eut un flottement : ce fut la première réplique (Gervaise, 1:5).

« C’est, comment dire… pas pratique ?
– Ah c’est sûr. Après c’est assez normal de ne pas être sensible à tout ce qui traîne par terre, hein, quand on pense qu’il y a des gens qui déterrent des trucs pour les manger, c’est plutôt pas mal qu’on ne soit pas sensible à n’importe quoi.
– C’est dégoûtant.
– Ah ? Vous n’avez jamais mangé de carotte ? » Elle laissa le temps aux images de se former dans l’esprit de la Dutilleul. « Mais passons. Donc vous allez devoir coller un clystère au marquis. C’est mieux quand même s’il est consentant.
– Bon. Pour ça, j’imagine que je dois tenter d’élaborer un stratagème avec mon médecin…
– Vous êtes sûre d’avoir besoin d’un médecin ? »
Caroline était interloquée.

« Vous me dites si je me trompe, mais si vous avez besoin de votre médecin, c’est pour lui demander une raison médicale de lui triturer les fesses.
– Dans la catégorie clairvoyance, je vous accorde le point.
– Je pense que c’est un mauvais départ pour une idylle, même chimique. Je suggère une autre approche.
– Hmm. Quelle est votre suggestion ? »

Et Judith dit : « Qu’on jette un oeil à votre garde-robe, et qu’on sépare le bon du mauvais. » (Gervaise, 1:6)
Judith vit la penderie, elle sépara les loques qui sont au-dessous de la ceinture et les fripes qui sont au-dessus. Et ce fut ainsi. (Gervaise, 1:7)

« C’est tout ?
– C’est tout.
– Rien d’autre ?
– Je suis chef de guerre, pas magasin de mode.
– Notez que personnellement, j’aime bien, hein, mais comment dire… Hyacinthe, tu en penses quoi ?
– De … Oui ?
– Il ne se rend pas bien compte. Caroline, allez essayer ça, qu’on voit ce que ça donne. »

Caroline s’exécuta. Pendant ce temps, Judith s’enquit de la santé de Hyacinthe : « Ca va la tête ?
– Non, ça ne va pas très fort, la tête. Et puis j’ai dormi assommé dehors, je suis sale, j’ai pas mangé, je n’en peux plus.
– Je vois. Si on se sort de ce guêpier, sache que j’hésiterai entre te diluer dans le vitriol et te serrer dans mes bras à t’en déplacer les vertèbres. Bon, on est… enfin je… Je suis dans un sacré pétrin. Alors essaie de la jouer intelligente.
– Et comment je dois la jouer « intelligente » ?
– Pense avec ton entrejambe. »

Caroline revint. Elle était vêtue d’un pantalon épais et rugueux, et d’une chemise de flanelle d’un quelconque consommé.
Judith appela le pantalon « falezar », et elle appela la masse de flanelle « torchon ». Et Judith vit que cela n’était pas bon. (Gervaise, 1:10)
« Hyacinthe.
– Oui ?
– Verdict.
– On voit que c’est de la qualité. On sent que c’est conçu pour éviter la raideur du gambison, et pour adoucir la morsure des sangles des cnémides.
– Ta candeur est touchante.
– Je fais de mon mieux.
– Excusez-moi d’interrompre votre charmant échange, mais je ne comprends pas.
– Hé bien, tant que Hyacinthe n’aura, lui non plus, pas compris où nous voulons en venir, c’est qu’on est loin du compte. Vous connaissez un tailleur ?
– Mais pour quoi faire ?
– Madame, vous avez, à la louche, deux approches pour distribuer l’élixir que je vais vous préparer : la brutalité de l’abeille, qui meurt de sa piqûre, ou l’ingéniosité du moustique, qui peut recommencer toutes les nuits. Je vote pour le moustique.
– Et que dois-je faire ?
– Je vais vous expliquer. »

Quelques minutes après, Judith et Hyacinthe sortaient des appartements de Caroline. « Attention à la marche en sortant !
– Oui, merci ! »
Boum.
« Oh, et le linteau, aussi.
– Trop tard », dit Hyacinthe en se tenant la tête.