Caroline faisait les cents pas. Elle tournait et retournait dans son bureau comme un hamster dans sa roue. Non, c’est pas comme ça qu’on dit. Comme un lion en cage. Mieux. Ses espions avaient repéré des mouvements de troupe au sud de son fief, et Benoist Cabistan n’avait pas donné signe de vie depuis un mois. Il devait être là le lendemain.
Judith et Hyacinthe se firent annoncer.
« Êtes-vous prêts ?
– Nous oui, mais vous ?
– Farpaitement. Je suis parfaitement prête… »
Caroline se tordait les mains. Judith eut un sourire moqueur :
« Hé bien, farpait, alors. Avant la répétition générale, Hyacinthe a à vous faire passer le dernier essayage. Si vous voulez bien vous donner la peine d’enfiler ceci… »
Et Hyacinthe, dans une révérence, tendit un paquet à Caroline. Qui, n’étant pas familière des manières de la cour, crut qu’il se fichait d’elle. Elle lui arracha le paquet des mains d’une moue hautaine, et s’en fut.
Ce ne fut pas la même qui revint. Déjà, elle était beaucoup plus bruyante. Alors, pas bruyante en elle-même, non. Elle était bruyante par contumance : son arrivée était annoncée par des toussotements, par des bruits de piques qui chutaient maladroitement, par des sergents qui reprenaient leurs hommes : « En avant, garde à vous! » Oui, cet ordre est idiot.
Elle entra dans son bureau. Judith et Hyacinthe accusèrent le coup. Judith dit : « Ben mon potot, t’as fait du boulot qui ressemble à quelque chose. » Hyacinthe dit : « … ». Alors Judith lui remonta la mâchoire, qu’il avait décrochée. Comme ce n’était pas suffisant, elle le pinça.
Comme ce n’était pas encore suffisant, elle le poussa vers la châtelaine.
Comme cet idiot hormonal était toujours dans un autre monde, elle le mit en position par un bon coup de botte entre les hémisphères charnus. Ce qui, pour le coup, sembla le tirer de sa transe.
« Dites donc, ces fleurs soulignent avec délicatesse le dessin fort agréable de votre sternum… Et la finesse du tissu fait magnifiquement ressortir la tonicité de votre torse. Écartez les bras, un peu, pour voir ? Ah oui. Bien bien bien. Bon pour demain, il faudrait prévoir, comment dire ? C’est une robe bras nus, voyez-vous, et dans le métier, quand on dit nu, on veut dire que ce serait mieux sans fibre animale, si vous voyez ce que je veux dire. Bref, tournez-vous, un peu ? »
Caroline s’exécuta les bras toujours écartés, et Hyacinthe, concentré sur sa tâche, ne vit pas la baffe venir.
« Oups, pardon d’excuse.
– Y’a pas de mal.
– Mais je n’ai pas compris, vous disiez ?
– Il vous demande de vous raser sous les aisselles.
– Ho. »
Caroline devint rouge et rabattit ses bras le long du corps. Hyacinthe jeta un oeil à son amie. Elle était bras croisés et tapotait du pied. L’univers entier connait la signification d’une femme qui se tient les bras croisés en tapotant du pied. Néanmoins Judith le laissa finir.
Bientôt, Hyacinthe lui céda la place. « Bien, alors voici le vial contenant le philtre. Je vous préparerai l’injection demain.
– Et tout ça, à côté, c’est quoi ?
– Des aiguilles, des bougies de cire, un martinet, des cordes.
– Et un concombre ? Pourquoi un concombre ?
– Parce que. Ça vous viendra peut-être le moment venu.
– Ça fait vraiment sorcellerie de qualité.
– Ah. »
Les yeux de Judith naviguèrent entre ces ustensiles et la châtelaine, resplendissante dans sa nouvelle tenue.
« Ah ? … Ah oui, tiens. C’est marrant, je n’avais pas du tout fait le lien. Il faut croire que la sorcellerie est pratiquée par des hédonistes.
– C’est pour invoquer un truc ? Je ne sais pas dessiner, il faudra faire un pentacle ?
– Non non, non, pas du tout. Ce sont les euh… préliminaires.
– Je vous demande pardon ?
– Vous connaissez la heu… psychologie sociale ?
– C’est une méthode pour tabasser les foules ?
– Oui. Non ! Non non non ! Disons que je vous suggère d’utiliser la technique dite de la porte-au-nez.
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire que lorsqu’il sera mûr, voyant toute cette quincaillerie qui l’impressionnera à n’en pas douter, vous lui proposerez de n’essayer qu’une toute petite chose : cette fine aiguille, ici…
– Bon. Mais je me demande quand même si votre préparation sera efficace. Êtes-vous aussi douée pour mettre le feu aux hommes que pour faire exploser les pierres ?
– Elle est même meilleure », répondit Hyacinthe.
Les deux femmes se tournèrent vers lui. Il devint rouge écrevisse puis blanc neige puis jaune poussin, perdant ainsi toute opportunité de « noyer le poisson », comme on dit dans les joutes judiciaires.
Ce fut Judith qui prit l’initiative d’ignorer la réplique ad majorem mundi gloriam. « La suite maintenant. De quoi allez-vous parler en tête à tête ?
– Et bien, de géopolitique je suppose.
– Par pitié, non. Sinon tout ce que vous allez obtenir c’est un ennui mortel. Ennui mortel pour lui ce soir-là, pas pour vous, je sais que le sujet vous passionne.
– Il me passionne par nécessité. Je ne sais pas, alors. De chasse ?
– Pas mal. J’ai une meilleure idée.
– Laquelle ?
– C’est malheureux mais c’est comme ça, d’après mes informations sur le bonhomme, le meilleur sujet de conversation pour vous, c’est : rien.
– Rien ?
– Rien, nada, queue d’chie, peau d’zob, que dalle. Vous marquerez des points en la fermant, en faisant mine de l’écouter et en le relançant sur sa petite vie.
– Vous voulez dire que le marquis est capable de faire la conversation tout seul ?
– On peut voir ça comme ça, oui. »
Caroline rosit.
« Après, faites gaffe, nous avons aussi apprit que seul avec une femme, il avait souvent tendance à être, comment dire ? Assez brutal.
– Oui…. La poitrine de Caroline s’était soulevée profondément.
– Pas romantique pour deux sous.
– Oui… Caroline respirait fort.
– On nous a dit, par exemple, que…
Et Judith chuchota la suite dans les oreilles de la châtelaine. Qui tournait couleur pivoine et haletante.
Ce qui n’échappa pas à Judith.
« Ahem. Et donc, vous cherchez un mariage politique ? » La châtelaine se redressa.
« C’est cela.
– Politique, politique, ou politique, pas tant que ça ?
– Poli… Vous êtes en train de sous-entendre quoi, précisément ?
– Si je m’attendais… Bon, et bien madame, je vous offre non pas un, mais deux philtres ! Attention, vous ne pourrez en utiliser qu’un. Le blanc, que vous avez déjà vu, vous fera passer une nuit bof mais vous permettra de construire une relation sur le long terme. Le bleu, que je vous mets ici, à côté, vous fera passer une nuit… un peu plus intéressante, je dirai, mais ce sera très certainement la seule. Sur ce, je vous laisse, vous devez avoir de l’occupation.
– Une seconde.
– Oui ?
– Je viens de m’en rendre compte : si je peux utiliser le philtre, vu la procédure de… d’inoculation, c’est que je n’en ai pas besoin, en fait, non ? Enfin, je veux dire, pour que quelqu’un vous présente ses fesses dans le but de planter quelque chose dedans, c’est qu’on est déjà très avancé ?
– C’est un plaisir de travailler avec quelqu’un d’intelligent. Néanmoins je ne bosse pas pour rien, donc : le bleu ou le blanc ? »