Benoist Cabistan, marquis des Scalliers, était mauvais cavalier. Bon, pas pire cavalier que quelqu’un qui n’avait jamais monté, mais enfin pas beaucoup mieux. La faute à la paresse de s’entraîner convenablement. Et pourtant, il tenait absolument à monter un étalon, ce qui n’arrangeait pas l’affaire, l’étalon n’étant pas réputé pour sa docilité.
Mais ce matin-là, le marquis était radieux. Le temps était doux, il avait fait bombance la veille, et plutôt que de devoir se déplacer dans les bas-fonds de la ville, il avait fait venir une toute jeune femme qui, la pauvre, n’avait pas passé aussi bonne nuit que le marquis. Il partait ourdir, comme il se doit, d’horribles complots dans l’atmosphère confortable d’une cave mal famée. Une excellente matinée.
Franchement ça se présentait bien. À part deux-trois broutilles, comme le fait de devoir coucher dans un châtelet austère tenu par un genre de veuve noire. Et ses espions portaient de curieuses nouvelles. Dans ce fief-là, apparemment, un immense dragon était sorti de terre, crachant flammes, soufre et eau. La puanteur qu’il dégageait faisait trembler les bêtes qui s’effondraient, abattues. On y disait qu’une alchimiste qui vivait recluse au fond de l’antre du dragon avait découvert le grand œuvre. On y parlait aussi d’une nouvelle recette de rognons sauce ravigote. Était-ce lié ? Benoist soupira. Espérons que le dragon ne soit qu’un lézard un peu gros, que ces dégénérés avaient amplifié jusqu’au mythe. L’alchimiste ne semblait pas trop problématique. Par un petit coup du sort, une poussière vint heurter sa pupille : il se fourra le doigt dans l’oeil.
Ce qui l’ennuyait plus, c’était la perspective d’une nuit sans les plaisirs de la chair. Dutilleul était connue pour son austérité. Benoist soupira. Sous son manteau de route, il portait de superbes collants bigarrés vert et bleus, dont la teinture lui avait coûté une petite fortune : la récolte de guède avait été catastrophique l’année précédente, c’était une horreur à trouver. Et comme plus personne ne portait de bleu, il passait à la fois pour riche et original. Sa culotte bouffante jaune à crevés bleus complétait cette symphonie de couleurs criardes, le tout couronné par un pourpoint vert et rouge. Bref, il était si bigarré qu’on en venait à envier les daltoniens.
Son arrivée au château Dutilleul ne passa pas inaperçue. Juste avant d’entrer, il arrêta sa troupe : « Attendez, on va s’en payer une tranche. On va leur montrer, aux culs-terreux, ce que c’est que la classe et la puissance. » Et il entra dans la cour d’honneur comme en territoire conquis, au son des cors de son escorte.
Sur ces entrefaites, Hyacinthe, qui profitait de sa présence opportune en ces lieux pour apporter son aide au personnel surchargé, passa derrière l’étalon, les bras encombrés de nappes blanches pour la table du dîner. Il ne faut pas passer derrière un étalon. Celui-ci décida que la tête du blanchisseur ne lui revenait pas, et lui décocha un léger coup de sabot. Un léger coup de sabot en pleine tête suffit à vous mettre par terre dans la position dite du « toutou quémandant des caresses », ce qui fut fait. Mais le mouvement du cheval versa l’incompétent cavalier sur les graviers de la cour, encore tout mouillés de la pluie de la veille. Hyacinthe geignit. Le marquis jura. L’assistance était mi-pliée, mi-gênée. Une lavandière courut à la rescousse de Hyacinthe alors que Cabistan était seul dans sa flaque. Il en conçut de l’humeur.
Enfin, pas vraiment seul. Dutilleul se mordait les lèvres. On voyait dans ses yeux l’humidité de la compassion. Elle savait aussi que ce n’était pas à une femme d’aider le maître à se relever. D’un rapide regard, elle envoya un des ses gens aider le crotté marquis.
Benoist attendait le dîner dans sa chambre. Il était dans une humeur exécrable. Il s’était couvert de ridicule avant même de franchir le pas de la porte de ce taudis pierreux. Les filles d’ici avaient la chtouille, on mangeait principalement des légumes bouillis et plutôt qu’un bouffon, la châtelaine préférait la compagnie d’un historien. Autant dire qu’on s’y ennuyait plus qu’au fond d’une oubliette.
Et en plus on le faisait attendre.
On toqua à sa porte. Il l’ouvrit, et Caroline parut. Elle avait quitté sa pratique tenue d’officier militaire pour la robe de soirée que Hyacinthe lui avait faite. Quand elle ouvrit la porte, même les flammes des bougies vacillèrent. Elle était… estomaquante. Le rouge et le pourpre s’enchevêtraient dans une cascade de couleurs qui lui faisait des jambes longues comme un jour sans amour. Elle portait par-dessus un châle noir comme ses cheveux, et elle avait rehaussé ses lèvres d’une touche de rouge accrocheur.
Benoist en fut surpris : « Ben, on dirait qu’elle a changé depuis la dernière fois, la pimbêche. »
Elle lui tendit sa main. Il voulut la prendre. Elle la mit horizontale, les doigts vers le bas. Le marquis chercha à ajuster sa poignée de main. Il n’y parvenait pas. Elle laissa échapper un petit rire cristallin. « Ah oui, » fit le marquis, « on est encore à l’ancienne ici », et il posa ses lèvres sur le gant de Caroline. De très loin dans sa mémoire, remontèrent les souvenirs des leçons de sa grand-mère, et il ne fit pas « Smack ! ». Premier test.
« Si vous voulez vous donner la peine de me suivre, messire », invita Caroline. Et lentement, degré par degré, elle fit volte-face pour le précéder. La lueur des bougies glissait sur le pourpre de sa robe, mettant le feu à chaque pli de soie. Et lorsque d’un geste précis, elle fit glisser le châle noir, ce fut comme si la nuit se retirait pour laisser éclater l’aube. Son dos nu apparut. Un dos sculpté par l’orgueil des dieux. Un sillon. Une ligne de crête pure. Benoist, lui, avait chaud.
« Tiens, tu t’es changée aussi ? » Hyacinthe était étonné. « Ben quoi, me regarde pas comme ça, toi aussi t’es en pingouin.
– Oui, mais, euh… Je suis un homme ?
– Et alors ? Macho, va ! La Dutilleul a dit « tout le monde sur son trente et un » : j’ai tenté quelque chose.
– Oui, oui oui. Ben dis donc, c’est… comment dire ? Particulier.
– Je l’ai fait moi-même.
– Ça se voit.
– Je dois mal le prendre, c’est ça ?
– Hein ? Oui. Je veux dire : non, non ! C’est… C’est moderne, voilà tout. Hyper moderne. Moi je suis plus traditionaliste.
– Ouais, pour ne pas dire réac’, hein ? », termina Judith dans un sourire plein de dents.
Caroline s’était entraînée à rouler les hanches, et elle mettait sa pratique en application. Elle entendait derrière elle une respiration intense. Arrivée à la table du dîner, elle se tint debout devant sa chaise. Second test.
Benoist ne s’assit pas. Il resta interdit un moment. Dans sa marche* des Scalliers, le marquis n’avait guère que la beauté de la jeunesse. Assez rapidement, les dures conditions de vie fanaient ses plus belles fleurs. Et là, il se trouvait avec ce qu’une vie saine et active produit de merveilleux. Il ne savait pas comment réagir. Dans son crâne au front dégarni, les idées naviguaient comme des péniches neurasthéniques. Lentes et inertes, elles avançaient au pas des ânes. Caroline ne s’asseyait toujours pas. Elle attendait patiemment que les manœuvres méningiques se terminent. Benoist ne s’asseyait pas non plus, vaguement conscient qu’il ne fallait pas le faire. Soudain les péniches s’entrechoquèrent : « Ah, ah, ah, oui, ah, ah, ah, la chevalerie, tout ça.. » Et il lui avança sa chaise. Caroline s’assit avec un sourire satisfait. « Racontez-moi votre voyage, mon cher…
– Oh ben ça a été. Vous savez, il faisait beau. On a profité de la balade pour tirer un daim. D’ailleurs, à ce propos, j’ai failli mourir de malemort pas plus tard que le mois dernier, pendant la partie de chasse avec… »
Blablabla. Blablabla. Blabla.
Pendant que le marquis des Scalliers s’épanchait en long et en large sur ses débordements quotidiens, derrière, on n’était pas à la fête. Les soudards du marquis avaient débarqué là-dedans comme une boule dans un jeu de quilles, et tout ce beau monde courait à qui mieux-mieux.
Judith, elle était aux prises avec le monstre du couloir. Elle l’avait reconnu, tapis dans l’ombre sournoise d’un recoin égaré du château. Il était ramassé, prêt à bondir. Judith était interdite. Il avait le poil fuligineux, hérissé et crépitant d’électricité statique. Judith avait la chair de poule. Ses yeux jaunes et mauvais, percés d’une fine fente, luisaient dans la pénombre. Judith avait les pupilles dilatées. Hyacinthe dit : « Ben qu’est-ce qu’il t’arrive ?
– Chht.
– Quoi ?
– Chht. Là-bas. Le monstre ?
– Le monstre, quel monstre ?
– Ne bouge pas ! Je crois qu’il nous a repérés…
– Fllll, fit le monstre dans un râle.
– Brrr, fit Judith dans un frisson.
– Miaou, ajouta l’ombre.
– Aaaaaah !, cria Judith
– Oh le petit chat ! Regarde comme il est mignon !, détruisit Hyacinthe en essayant de s’approcher du chaton. Judith lui prit la main : « Ne fait pas ça, c’est dangereux !
– Mais non, ce n’est qu’une petite boule de poil.
– C’est un terrible assassin sournois.
– Doucement, Judith, calme-toi… Tu éclates les montagnes en petits cailloux, c’est pas un tout petit minou de rien du tout qui va…
– Je peux pas ! J’ai peur ! Je suis allergiiiiique ! »
Benoist, lui, était aux prises avec un autre genre de cauchemar : un dîner mondain. Il se servit une portion de ragoût : « C’est donc ça, les nouveaux rognons sauce ravigote dont j’avais entendu parler ? » Caroline le couvait des yeux. Elle était un coude sur la table, la main caressant sa bouche comme on le fait quand on est concentré, mi-souriante. Elle ne dit rien. « C’est fameux, dites voir ! Mais comment est née cette recette ?
– Oh, dit Caroline, rêveuse. On a eu une surproduction, il a bien fallu trouver quelque chose.
– Ah, très bien. Dites voir, j’ai aussi entendu parler d’un alchimiste qui aurait trouvé la pierre philosophale ?
– La pierre philosophale, soupira Caroline en battant frénétiquement des cils… Non, pas que je sache. On a trouvé un espion, même pas à vous, d’ailleurs, mais c’est tout.
– Hé bien je rosserai tout le service de renseignement d’importance ! Il n’y a vraiment rien de bon chez ces gens-là !
– Vous feriez mieux d’aller chercher vos renseignements vous-même, marquis, minauda-t-elle… à la source… «
Au loin, on entendit un « Aaaaah !
– Que se passe-t-il ? demanda le marquis.
– Rien, rien. Probablement un dragon qui s’est coincé la queue, rien de plus.
– Un dragon ? C’est donc vrai ? Le marquis se dandina un peu sur sa chaise. « Nous avons des rumeurs sur la présence d’un dragon qui fend les pierres, c’est donc vrai ?
– iiiiique, fit le lointain.
– Qui fend les… oh, on a bien quelqu’un qui fend les pierres, ici. Mais ce n’est pas un dragon. Enfin, pas vraiment. Je vais l’appeler, vous vous ferez une idée par vous-même. »
D’un geste sûr, rien que d’un geste, elle fit venir le maître d’hôtel : « Allez nous quérir la Vergandonsk, s’il vous plaît. »
Quelques minutes plus tard, le maître d’hôtel était de retour. Il n’avait pas l’air tout à fait à son aise. Caroline l’interrogea d’un regard : « Elle arrive, madame ». Dans le couloir, on entendait des « clop, clop » des plus inquiétants. Puis un « boum ». Puis « tudieu de camelote en polyvinyle de recyclage ! ». Le maître d’hôtel annonça alors : « Madame Vergandonsk! », et Judith entra, mais sans béquille. Elle avait changé de jupe. C’était une jupe sans couleur. Enfin, si. Avec beaucoup de couleurs. Elle renvoyait au monde les mille et un coloris imaginables dans des dégradés chatoyants. Et au-dessus, elle portait une veste très courte dans un genre de cuir d’un noir profond et très souple. Elle tenta une révérence (on entendit un très léger « ouille ! » à cause de l’entorse), puis tendit sa main gantée au marquis, qui ne se fit pas avoir cette fois. « Dites donc, quelle matière, quelle douceur !
– N’est-ce pas ?
Elle montra sa jupe : « le plastique, c’est fantastique. » Puis sa veste : « le caoutchouc, hyper doux ». Elle tira sur ses gants pour les faire claquer : « C’est une question de réflexe, je suis adepte du latex. Vous connaissez la synesthésie, Elmer ? C’est quand la nourriture a du rythme. » Benoist regarda Caroline, totalement perdu. Elle rit, son gobelet à la main. « Je pense qu’on n’a pas la ref’. J’ai l’honneur de vous présenter Judith Vergandonsk, alchimiste du génie. Du ou de, peu importe, je crois que les deux s’appliquent. C’est elle qui nous sculpte le paysage en déplaçant des montagnes. »
Benoist regarda Judith. Elle lui rendit son regard. Elle avait dans ses yeux des millénaires de sagesse accumulée, elle avait dans son regard la tendresse des dieux pour la race des hommes. Elle avait dans ses iris la puissance de son aïeule Lilith. Elle regardait Benoist comme un dragon regarde un mouton. Elle était immense, écrasante, superbe. Caroline se saisit instinctivement de la seringue. Benoist, lui, était happé par ce maelström. Il bredouilla : « C’est… Donc l’alchimiste est en fait le dragon ? » Judith rit. Ses lèvres dévoilèrent un rapide éclair blanc qui pouvait mordre les coeurs quand elle le désirait. Caroline eut un rictus. Ne souhaitant pas s’étendre davantage, Judith s’inclina pour prendre congé, dans un mouvement d’une grâce extraordinaire, comme issu d’un ballet féérique.
Benoist se leva pour la suivre, hypnotisé. Caroline n’en revenait pas. Personne n’avait prévu ce qui se passait. En tout cas pas elle. C’était inadmissible. Outrée, elle se saisit prestement de la seringue préparée par Judith – la blanche, et la planta dans les fesses du marquis. Le piston fut prestement actionné. « À moi. Ceci est à moi. », dit Caroline.
Les yeux de Benoist s’agrandirent dans l’expression de la terreur la plus pure. Il tomba à genoux. Quand il revint à lui, il serrait les jambes de Caroline dans ses bras. À l’entrée de la pièce, les béquilles avaient été ramassées.
En revenant au village, Hyacinthe demanda : « Qu’est-ce qu’il y avait, dedans ?
– De l’adrénaline. Un vasoconstricteur, histoire de rendre le marquis inopérant pour la nuit. Si on lui donne ce qu’il veut, il prendra son plaisir égoïste et partira. S’il en est empêché, son désir ne sera que plus fort. De frustration, il reviendra… »
- Le comté est le domaine du comte, la marche est le domaine du marquis. Non ça n’est pas le marquisat.