Romantisme et mycoses 2

Vous avez un message.
« France ne je très parler pas »
Après cette entrée en matière des plus explicites et à l’usage des lecteurs peu familiers avec la langue internationale… Qu’est-ce que la langue internationale ? Et bien, c’est un dérivé de l’anglais, mais avec des « s » disposés de manière aléatoire, parfois sur des pluriels, parfois sur des conjugaisons, jamais à propos. Donc, afin de ne pas heurter la sensibilité des amateurs de belles lettres, la suite sera donnée directement transcrite en Molière le plus pur.
« Et l’anglais, tu le parlacauses ?
– Oui, l’anglais je le comprécris.
– Supernial.
– Je m’appelle du nom de Tatiana. Et toi-nom ?
– Stéphane.
– On s’appelléphone ? »
Oui, au XXIème siècle, avec le réseau de télécommunication qui couvre toute la planète, y compris dans l’espace, on ne se parle pas tout de suite. On se textote avant.
« Hein ? Je ? Hé, minute, non mais 3 secondes, je suis au rayon layette d’un magasin de vêtements dans une zone commerciale vaste comme le désert de Gobi en train de faire les soldes, là.
– Moi nonaussi. Donne 5 minutes à moi. »
Pétard, l’est gonflé le scammer. Je vais avoir droit à une caméra virtuelle avec une séquence en boucle et une justification foireuse sur la non stabilité du réseau. Hé mais, où je vais me mettre, moi ? J’ai une demie heure de route pour rentrer chez moi, je n’ai pas le temps. Réfléchisse, Stéphane, réfléchisse ! Je sais. Dans ma voiture.
Ok, ok, pas stressé le garçon, pas du tout du tout du tout. Toute façon je vais tomber sur un brouteur. Elle ne va pas ressembler à son profil, c’est couru d’avance. Ou elle ne va pas appeler. Non, je reste à l’arrêt, je ne vais pas mettre la ceinture. C’est pas la peine. De toute façon, c’est pas elle, c’est il. C’est un brouteur. Je ne me suis pas maquillé ce matin, je vais avoir l’air de… Oui, je ne me maquille jamais. Ou alors pour faire l’idiot. Je ne suis pas rasé, je ne suis pas rasé… Ah si, tiens. Je vais entendre sa voix. Non, ça va être un vocodeur. C’est un mec qui va parler avec un vocodeur. Aaah, le téléphone sonne. Je ne décroche pas. Si. C’est le but quand même. Je décroche. Non. Si. Allez dégrouille, ça sera réglé comme ça.
« Allô oui bonjour ? Ne quittez pas, votre correspondant va prendre votre appel… Non c’est pas ça.
– Hallo bonjour, tu aller bien ?
– … Un moment… Un moment, s’il plaît toi… »
Elle se ressemble vachement beaucoup quand même. Et puis elle est normale. Elle ressemble à quelqu’un de normal. Peut-être ils ont récupéré une vidéo d’un entretien d’embauche ? Les lèvres doivent être corrélées avec le son. Mes 5 ans d’animation dans un club de sourds-muets doivent me servir maintenant !
En tout cas, elle a une jolie voix. Soprano, à vue de nez. C’est complètement con comme expression. En 5 mots on vient de faire référence à 3 sens alors qu’un seul est concerné. Une voix sûre et riche en harmoniques. Les vocodeurs font des… Ca n’a pas le son d’un vocodeur. Trop riche.
« Ah, ah, ah ! Alors tu tu tu… De Sibérie ?
– Oui. Tu as fait de bonnes affaires, pendant ton shopping ?
– Oui, probablement… Je… pas moi savoir…
– Tu as un bébé ?
– Hein ? Non… Ah oui, si ! Enfin non, pas moi ! Enfin si, mais pas maintenant. Non, c’est pas… « 
Je m’enfonce. Je m’enfonce. Je coule. Je me noie.
Mais qu’est-ce qui m’a pris, bougre d’imbécile que je suis, de préciser dans quel rayon j’étais ? Bonjour, je cherche à faire des rencontres au rayon layette. Roger, tu es devenu papa précisément le mauvais jour. Je te revaudrai ça.

« – …Ami papa depuis hier. Cadeau.
– Je veux venir passer des vacances en France le mois prochain, et peut-être voir la mer.
– Mais je… les frontières ?
– J’en fais mon affaire personnelle.
– Et… Conjoint ? Enfants ?
– Je serai seule.
– …
– Ca va ?
– Oui oui, je… J’ai…
– Vis-tu seul ?
– Hein ? Ah, ah, ah, hé, hé… Hé hé… Hé oui…
– As-tu des enfants ?
– Oui… Oui. Deux.
– Est-ce que tu sais faire des phrases, ou bien tu sais juste coller les mots les uns aux autres au mépris de toutes les lois grammaticales pourtant abondamment violées par les étrangers qui parlent entre eux ?
– …
– ?
– Oui, je sais, lorsque les circonstances me sont plus favorables, parler dans un registre approximativement normal. J’ai malheureusement du mal à me faire à l’idée que nos voix sont actuellement transformées en ondes électromagnétiques qui nous permettent de communiquer bien plus vite et sur de bien plus longues distances que ce que permet le son. 4000 km sont bien plus loin que ce qu’autorisent même les ondes courtes, et il est remarquable que l’information ne connaisse pas les frontières. Et tu viens de déplacer ton téléphone, ce qui signifie que la vidéo ne peut pas être une boucle.
– Ah c’est mieux.
– Oui, ben c’est pas du Shakespeare non plus. »
Je hais Shakespeare. Pas du tout à cause de Hamlet, du songe d’une nuit d’été ou de n’importe quoi qu’ait pu écrire ou faire le bonhomme. Non. Si je hais viscéralement Shakespeare, c’est à cause de son nom. En français, il s’appellerait quelque chose comme Branslelance : shake, secouer, et spear, lance. Du coup, cet éminent homme de lettres à l’humour féroce et à la critique construite, je ne peux me l’imaginer que comme un légionnaire romain sénile, parkinsonien affecté à la garde de la niche du molosse de la légion, recroquevillé derrière son bouclier et le pilum tremblotant dans la nuit claire des plaines de Germanie. Oui je sais, les légionnaires n’avaient pas de lance.
« Pour ma défense, je me permets de préciser que je n’ai pas du tout l’habitude de ce genre de situation, ce qui me coupe un peu la rhétorique.
– J’ai un peu de mal à comprendre.
– Le réseau passe mal ?
– Non…
– Oh. Il n’y a pas de ‘h’ en français. On ne les prononce pas ici. Du coup ils manquent dans tous les mots anglais. Mais ce n’est pas mon meilleur langage.
– Hélas je n’en comprends pas d’autre.
– Je suis sûr que si.
– Je ne comprends pas encore le français.
– Non, mais je suis certain que tu comprends la musique.
– Je ne comprends pas. »
Elle existe. C’est une vraie personne. La conversation était aussi fluide qu’elle puisse l’être. Tout allait ensemble. Elle était profondément impliquée.
Elle n’existe pas. Je n’ai pas vu la boucle dans la vidéo parce que j’étais trop surpris.
Elle existe. Sa voix est authentique et totalement synchronisée avec ses mouvements. Elle a changé la scène avec des façons qui ne peuvent pas être inventés par une machine moyenneuse de comportements.
Elle n’existe pas. Elle est là pour obtenir quelque chose de moi, probablement de l’argent.
Elle existe. Elle n’existe pas. Elle existe.
Elle ne viendra pas. Elle va appeler pour dire qu’elle a des problèmes pour venir.
J’ai été complètement ridicule.