Romantisme et mycoses 3

Vous avez un nouveau message.
« Ne refais jamais ça ! J’ai eu peur.
– Mais euh, si, tu as un nouveau message.
– Purin l’attaque que tu m’as filée. J’ai cru que l’ordinateur était devenu berserk.
– Mais c’est pas moi, c’est ton ordinateur.
– Ah, ça va, hein, ne cherche pas à faire porter la faute sur quelqu’un d’autre !
– Mais je t’assure que ton ordinateur te dit que tu as un message.
– J’ai jamais de message, tu me connais suffisamment pour savoir que je n’ai jamais de message.
– Je te connais suffisamment pour savoir qu’il ne faut jamais dire jamais. »

Néanmoins, l’écran blafard me narguait bien avec un 1 blanc sur fond rouge. Nul doute n’était possible.
« Vieux lisier sur la préfecture… T’as raison, j’ai un message. Il raconte quoi ?
– C’est écrit : « Je crois qu’il n’est pas trop tard chez toi. Serais-tu disponible ? »
– Seb ?
– Hein ?
– C’est Seb ?
– Non, ce n’est pas Seb.
– Nico ?
– Non !
– T’as raison, c’est pas son genre.
– C’est ta nouvelle rencontre.
– Aaaaah !
– …
– Purin t’es con. L’attaque que tu m’as filée !
– Mais non, mais atterris, potot. C’est elle.
– C’est gentil d’essayer de me remonter le moral, mais j’ai été une catastrophe au téléphone et…. Ouhou nom d’un crottin – de Chavignol, c’est elle !
– Puisque je te le dis. Ah vraiment, ça fait plaisir d’être cru.
– Oui ben excuse-moi de ne pas savoir gérer les sorties d’un générateur d’improbabilités infinies.
– De ? Je ne que pardon ?
– Guide du routard galactique. Tu l’as lu autant que moi. Il était infiniment improbable qu’il y ait une suite à ma désastreuse prestation, donc il y a un générateur d’improbabilités infinies quelque part.
– Tu veux dire que l’univers est en train de trafiquer les dés, là ? Tu crois que tu vas gagner au loto de l’amour ?
– Arrête les paraphrases et réponds que je suis disponible.
– Maintenant ?
– Non, le siècle prochain.
– Sarcasme mis à part, tu es sûr ?
– Oui, évidemment, j’ai autre chose de prévu ?
– Possiblement.
– Quoi donc ?
– Mettre un pantalon, par exemple ? »
J’étais en effet en cours de nettoyage de la salle de bains, et j’avais précédemment remarqué que mes genoux supportent nettement mieux l’eau de Javel que mes pantalons. Donc je nettoie à poil et je vous conchie.
Une fois présentable, je me connecte. Mais je me connecte comme on se connecte à la sortie du couvent : raide comme la justice et niais comme un ministre, un sourire de figue éclatée sous un pif rouge d’avoir été expurgé de ses points noirs.
Bon. Ben c’est parti.
Moi je croyais qu’elle allait me raconter que suite à l’intervention du GIGN, sa voiture avait été fracturée par un fuyard qui avait pris en otage le fils du président du Niger et qu’il exigeait le paiement d’une rançon qui lui était dûe parce qu’il l’avait aidé à transférer des fonds pendant une guerre civile qui… Mais non. Pas du tout. J’étais très surpris. En fait j’ai beaucoup parlé de moi. Je ne sais pas trop comment elle a fait, je promets que je voulais écouter toute son histoire, mais elle avait le chic pour poser les questions et éluder les miennes. Non mais c’est vrai. Il parait que les mecs ne parlent que d’eux, alors je fais bien attention à écouter ce qu’on dit autour de moi, pour savoir si c’est vrai. Et puis, je me pose quand même beaucoup de questions qu’on pourrait résumer en : scammer ou brouteur ? Donc j’ai une enquête à mener, je dois trouver des indices, donc chut. Donc j’ai parlé.
Mais je n’ai rien dit de compromettant. Rien du tout. Nada. Muet comme une tombe. J’ai peut-être lâché une info par ci par là, mais pas plus. Si j’avais des enfants, par exemple. Ou mon métier. Oui, là où j’habite aussi. Mais elle est à peine sur le même continent, c’est pas bien grave. J’ai peut-être donné la composition de ma famille, oui. Pas beaucoup. J’ai dû m’arrêter aux cousins issus de germains. En tout cas rien d’exploitable. Sauf là où je travaillais, ça m’a échappé. Et pour quoi. Combien et comment aussi. Rien de médical en tout cas, sauf mes allergies, c’est pas la peine si elle ne mange que du poisson. Bon, mon psoriasis aussi, et je lui ai demandé ses astuces pour les mycoses. Rien d’autre. Promis. À part l’intégralité de mes relations sentimentales. Et je lui ai joué la sérénade.
Par contre, j’ai habilement réussi à la connaître profondément. Elle a les yeux d’une douceur infinie, des cheveux noirs comme le jais et la peau couleur de lait. Ses dents régulières se cachent derrière des lèvres pulpeuses qui articulent les mots comme on savoure un bonbon. Elle se tient fière, les épaules en arrière et les jambes en tailleur. Elle rayonne de sérénité, et sa voix calme charrie avec elle les charmes slaves des ruisseaux du printemps. Parfois elle regroupe ses cheveux d’un bras assuré et les ramène d’un seul côté. Alors ils se dispersent à nouveau dans une cascade de boucles brunes qui projette vers moi des éclats soyeux. Elle est vêtue d’élégance et de sobriété. Ses gestes sont fluides et sûrs. Ses mots sont choisis et réfléchis, et chaque phrase est empreinte d’une sagesse qu’on dirait orientale. Et je crois qu’elle a deux fils.
« Bref, tu t’es fait rouler dans la farine, mon asticot.
– Hé mais ?! Je ne te permets pas !
– Bien sûr que si, tu me permets. Bon, et tu n’as rien repéré d’étrange ?
– Hein ? Non, pourquoi ?
– Oh. Elle est curieuse, hein ?
– Elle s’intéresse.
– Bien sûr. Tu es intéressant.
– Mmmm… Toi tu me suggères quelque chose.
– Oui, hein ? Donc elle a une bonne idée de la valeur de ton patrimoine, maintenant, bravo. En plus elle connait tes horaires. T’as une alarme ? »

Je blêmis.
« Elle habite où, déjà ?
– J’ai… j’ai mal entendu, balbultiais-je.
– Forcément. Elle n’a pas articulé.
– Comment tu sais ça, toi ?
– T’étais en haut-parleur. En tout cas, que tu aies fait précédemment bonne ou mauvaise impression, il va falloir que je fasse un peu de place à cette dame, au moins pour un temps.
– Dis-moi. Est-ce qu’il te serait possible, parfois, de me laisser sur mon nuage, au lieu de ne jamais manquer une occasion de me replonger dans le sordide ?
– C’est à dire que si je ne le fais pas, je ne saurai pas quand tu dégringoleras de ton extase béate, et je risquerai de ne pas être là pour te réceptionner, et tu pourrais te faire très mal, et j’en serai très chagrin.
– Oh. Il faudrait donc que je te remercie de me remettre dans la fange ?
– Pour l’instant, oui. J’aimerai que ton envol soit sûr plutôt que devoir te rafistoler 60 fois. Et va faire la popotte, j’ai faim. »