Une histoire alambiquée 10

Hyacinthe se réveilla avec une énorme migraine. Il grimaça en se relevant, il grimaça devant sa tisane, il grimaça en se rasant. Son visage était tout gonflé, sa tête bourdonnait. Il avait l’impression qu’elle allait exploser. Chaque battement de cœur résonnait dans son crâne comme dans une cathédrale. Il mit un bonnet. Il se sentit mieux. Mais il avait à faire.
Il prit son matériel : mètre ruban – qui n’était pas en mètres, évidemment, ciseaux, aiguilles, papier soie. Il partit chez Judith. Naturellement, il pleuvait cet immonde crachin fin et transperçant qui paraît anodin en partant, mais qui vous ruine une demie-heure de brushing avant d’avoir dit ouf.
Il toqua. À la fenêtre. Pas folle, la guêpe. Enfin, pas véritablement à la fenêtre : les volets étaient fermés, donc il tambourina dessus. Un peu plus fort. « Dis donc, elle est sourde ? » Il réessaya plus fort. « Hé ho ! ». Il tapa du poing. « Elle dort ? Elle compte me laisser moisir sous la flotte ? »
Judith, elle, s’habillait. » Bon, c’est quoi ce raffut ? » Elle se dirigea vers la fenêtre en enfilant son châle. « Oui, oui, ça vient, ça vient. » Elle tira le battant. « Oui, c’est bon, on a entendu, on arrive. » Puis, d’un geste machinal, elle poussa le lourd volet de bois qui claqua contre le mur : boum boum.
« Boum boum ? C’est un boum de trop, ça, non ? »
Judith se pencha au-dehors. Assis par terre, Hyacinthe se tenait la tête en geignant : « Gn’aurais dû m’en douter, Gn’aurais dû m’en douter…
– Oups ! Désolée, je ne pouvais pas te voir. Je viens t’ouvrir. « 
Une fois entré, il lâcha son fourbi sur la table et, s’effondrant sur une chaise, déclara :
« Gn’ai brutalement un coup de fatigue, là. Mais reprenons. Tu as à peu près… Tu as exactement la même stature que la châtelaine. Donc, si tu le veux bien, on va faire la conception directement sur toi. Mais avant quelques dessins. »
Il griffonna quelques silhouettes. Judith le regardait : « Ça m’a l’air mal proportionné, c’t’affaire. »
Hyacinthe s’arrêta net. Il lui tendit le crayon : « Il vous en prie. »
Toute petite déjà, Judith ne savait pas dessiner. Et comme toute personne qui ne sait pas dessiner, il lui fallait crayons, peintures, pastels, et surtout une bonne blouse, pour accoucher d’un bonhomme bâton aux mains palmées.
« Heu, non non ça va aller, je ne dirai plus rien, merci.
– J’essaie de trouver une vue d’ensemble, je ne suis pas en train de peindre un Botticelli. Alors. Cette dame a beaucoup d’activité physique, j’ai pu le constater par moi-même. Donc on va plutôt miser là-dessus. Plutôt taille fine, dos musclé. On peut donc étoffer un peu le devant. »
Néanmoins et pour les étudiants anatomistes, il faut savoir que le canon humain, et précisément, le canon humain féminin, est d’une hauteur de sept têtes. Le tronc est d’ordinaire représenté par trois têtes, la largeur d’épaules est d’environ deux têtes. Hyacinthe, ici, dessinait plutôt sur un canon de neuf têtes. Rien à voir avec l’hydre, soyez attentifs s’il vous plaît.
Et il griffonnait. Le fusain noircissait la page. Quelquefois il s’arrêtait, regardait son œuvre, la jetait dans la cheminée et recommençait. Judith suivait ces gestes avec attention. C’était la première fois qu’elle voyait son ami à son ouvrage. Elle le connaissait plutôt comme un sympathique hypocondriaque que comme un créateur passionné.
Mais le temps passait, et Judith lui dit : « Je dois passer chez les Magloire.
– Besoin d’oublier de mauvais souvenirs ?
– Non, merci, je ne bois pas. Ils font bien toujours du mouton ? »
Elle revint bien longtemps après avec un paquet taché de sang. Hyacinthe fit une grimace de dégoût : « Qu’est-ce que c’est ?
– Deux choses : de la matière première, et le dîner. Tu aimes les rognons ? »
Judith alla à son laboratoire. Elle déplia le linge et Hyacinthe eut un haut-le-cœur. « La paillasse est propre, tu es prié de rendre tes tripes ailleurs.
– Nom d’une bobine, mais ça pue comme une fosse commune, ce truc !
– Tu veux qu’on vérifie si tes entrailles à toi sentent le jasmin ? »
La journée s’écoulait calmement dans un gai échange entre les deux travailleurs. Hyacinthe dessinait, découpait et assemblait. Parfois il fermait les yeux de douleur, mais lentement, sa tâche avançait : on voyait naître entre ses doigts un fouillis de papier qui paraissait, aux yeux du profane, n’être qu’une pile grossissante de feuilles chiffonnées. Parfois il bondissait sur Judith, mais ce n’était que pour essayer une découpe sur son modèle.
Judith, elle, découpait, écrivait, réfléchissait, versait, touillait, chauffait. Dix fois dans la journée, on toqua à sa porte. Dix fois elle alla fureter dans son armoire, sortant pour ses visiteurs un pot d’onguent, une bouteille de teinture ou quelque poudre maronnasse. Pour les étudiants anatomistes, mais pas les mêmes que ceux d’au-dessus, observez bien qu’attachées à la partie supérieure des reins se trouve, de chaque côté, une masse blanchâtre. Ce sont les glandes surrénales, paires mais asymétriques. Judith les préleva, les lava soigneusement à l’alcool, les sécha. Puis elle dissolut le collagène, d’abord en l’hydrolysant par un bain dans une solution chaude à laquelle, touche personnelle, elle mettait un peu de savon. Elle fit ensuite une extraction avec un soxhlet, qui lui offrait des concentrations finales bien meilleures que… Oui, elle est chimiste, on le sait depuis le début, non ?
Pendant la journée, le crachin se mua en franches averses.
Hyacinthe s’était enfin fait une idée claire de son projet couturier. Il lui restait à prendre les mesures de la châtelaine. Ce n’est pas long à faire, mais aller là-bas, se farcir tout le protocole d’accès à sa seigneurerie, nom, prénom, numéro d’écrou, certificat de baptême et tout le toutim, il en était déjà fatigué. Ah, s’il pouvait l’avoir rapidement sous la main !
Judith avait coupé l’urètre, puis détaché le pelvis rénal et les avait jetés. Elle avait ensuite ciselé les reins en cubes et les avait mis dans l’eau bouillante. Non, pas de chimie, là : elle cuisine.

Les averses avaient viré à l’orage. Le ciel était noir et l’eau tombait à seaux.
On toqua une onzième fois. La porte s’ouvrit, et Judith, sans grande surprise, s’exclama : « Ah ben vous tombez bien! ». Hyacinthe leva les yeux vers l’ombre qui se dessinait dans l’encadrement : « Ah ben vous tombez bien !
– Oui, dit la châtelaine. Vous vous répétez un peu, tous les deux…
– Possible. Le bruit court qu’on est assez assortis. Tenez, mettez-vous là. Vous êtes trempée, enlevez votre veste. Levez le bras, comme ceci. Parfait. 175, excellent. Tenez, une serviette, vos cheveux dégoulinent. Tournez-vous comme cela. Non, pas comme ça. De l’autre côté. 247 et demi. Noté.
– Pardon de vous couper, mais j’étais venue vous demander…
– Question très importante : noir ou couleur ?
– Couleur, mais je voulais vous dire…
– Est-ce que vous savez porter des talons ?
– Non, mais j’ai une question…
– Hyacinthe ! Laisse parler la dame !  » beugla Judith. Puis elle s’adoucit en se tournant vers la châtelaine : « On vous écoute. » Mais le tonnerre l’interrompit. Une bourrasque rabattit la pluie qui tambourinait contre la vitre. Enfin Caroline put parler :
« On n’a plus d’eau. »

Il y eut un moment de flottement. Les regards allèrent de la châtelaine à la fenêtre, puis à la flaque qui s’était formée autour d’elle, puis encore à la fenêtre battue par la pluie, etc…
Caroline ressentit la gêne :
« Me regardez pas comme ça. Je sais bien que ça paraît un peu cocassement cocasse.
– C’est à dire que la situation est légnèrement… »
Ce fut Judith qui mit les pieds dans le plat :
« Comment ça, « plus d’eau » ? On est quasiment inondés ! »
Caroline parut quelque peu hésitante, et s’éclaircit la voix :
 » Oui, c’est vrai que vu comme ça… Mais depuis plusieurs jours quotidiens, les fermiers constatent une chute baissière du débit de la source qui les irrigue. Et qui alimente aussi la ville. Et depuis ce matin, tous les puits sont à sec.
– Formidable. Mais je ne suis pas hydrophobe. Hydrocéphale. Hydraulique… Hydrologue. J’y suis arrivé. Je ne vois pas bien mon utilité là-dedans.
– Les fontainiers (parce qu’ici on les appelle plutôt comme ça) sèchent, si je peux me permettre, sur le problème. Ils ont passé en revue tout le réseau de canalisations sans trouver le bouchon. Ils mettent le problème sur les forces occultes.
– Elles ont bon dos, les forces occultes. Bon, on va voir ce qu’on peut vous trouver comme déboucheur… »
Judith alla à son armoire. Elle ouvrit le battant, prit une grande inspiration, ferma les yeux, les rouvrit, et brutalement, devint d’un calme olympien. Elle prit délicatement une fiole assez grande, plein d’un liquide huileux, qu’elle alla poser avec énormément de précautions sur la paillasse. Elle l’enveloppa dans beaucoup de chiffons.
« On part, dit-elle. Mais doucement. »
Hyacinthe intervint : « Excusez-moi de vous importuner en vous demandant pardon, mesdames, mais il fait nuit. Vu la dégringolade qu’on se prend, cela m’étonnerait que quelqu’un manque d’eau cette nuit. Donc gne nous imagine mal crapahuter dans cette nuit humide pour trouver un bouchon dans une meule de noir. En plus les rognons sont prêts. »

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