Une histoire alambiquée 11

Ils ne partirent pas. En tout cas pas ce soir-là. En effet, de l’avis général, le problème pouvait attendre le lendemain, vu que pour le moment, il suffisait de se servir dans les gouttières.

Et peu après le réveil, quand l’équipée se prépara au départ, la situation se présentait ainsi :
Judith, chimiste altière et expérimentatrice réputée,
A pour mère Julie et pour aïeule Lilith
Elle fut pour cette chevauchée installée par Caroline
Sur le cheval d’icelle, dont la gloire
Avait pris l’ascendant sur la misère :
Hier bourrin de trait, aujourd’hui destrier seigneurial.
La bête, au sabot d’airain, portait sur l’échine
La fatigue des champs de blé et la noblesse des champs de bataille.
Sa robe, cuivrée comme le crépuscule, luisait sous le soleil levant.
Sa large encolure supportait le vent et la colère des dieux.
Hyacinthe, lui, avait l’âne Pompon.

« Hé mais ça ne rime pas ! » se plaignit-il. « Vers libre », lui répondit-on. Et on donna le départ : « Vers la Victoire ! Hue, go !
– Ça me dit vraiment quelque chose, vous savez, suggéra Hyacinthe.
– C’est normal, à cette source attendent les gens de ces siècles…
– Ça me parle vraiment, mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus…. »

~~Après une courte et rigolote chevauchée de patelins folkloriques~~ Après une longue, dangereuse et éprouvante traversée d’un pays dévasté par le sort, ils arrivèrent au bord d’un lac. « C’est ici, expliqua Caroline »
~~Le coin était plutôt sympa : ensoleillé, une belle exposition, dégagé, l’onde proposait une pause rafraîchissante.~~ L’endroit était lugubre : en plein cagnard, balayé par les vents, et l’eau froide proposait une mort glaciale.
~~Quelques types étaient là, à la cool, appuyés sur leur pelle, et se grattaient le menton d’un air dubitatif.~~ Les hérétiques terrassiers infernaux attendaient les ordres de leur maître impie. « Le lac est plein, et la conduite part d’ici, voyez : c’est tout sec. »
Et effectivement, la conduite, un simple conduit en demi-cylindre, débouchait vide des berges du lac.
« Oh. Je vois », dit Judith. « Est-ce que vos fontainiers, là, pourraient me creuser un trou le plus proche possible de la paroi, s’il vous plaît ?
– Dans le roc ? Ça va être dur !
– Non mais un petit, hein ! Pas plus gros qu’un gobelet.
– Ici ?
– Oui, et puis là aussi ce serait parfait. » Et assez rapidement, au fond du tunnel d’alimentation bouché, une ribambelle de petits trous furent percés selon ce schéma, voir figure 3.

Judith déposa alors, dans chacun de ces petits trous, avec d’infinies précautions, un peu du contenu de sa fiole enrubannée. Par souci pédagogique et si telle responsabilité un jour vous échoit, voici la méthode qu’il faut utiliser : mettre une tige dans le récipient de destination – ici le roc foré. Peu importe la forme et la matière de la tige, pourvu qu’une extrémité soit accessible à l’opérateur, et que l’autre repose au fond du récipient récipiendaire : baguette de roseau, tige de verre, dague sacrificielle, tout est bon ! Versez ensuite votre liquide, ici aussi, tout fonctionne : eau, café, extrait méphitique de purulence démoniaque – vous êtes libres. Et, magie de la science, vous éviterez ainsi de répandre vos précieuses incantations dans un effet théière (oui, c’est comme ça que ça s’appelle) des plus regrettables. Mais reprenons. Judith trempa aussi, dans ces godets rocailleux, une longue mèche d’un bien curieux tissu, qu’elle manipulait également avec énormément de précautions.
Les badauds prolétaires la regardaient d’un œil goguenard mais curieux. Il se murmurait, dans les rangs, que la patronne, à court de solutions, avait fait appel à une foldingue, qui sortait la nuit pour insulter la lune, pour faire revenir l’eau dans leurs tuyaux. « Hé ben, si on en est à s’en remettre aux vieilles sorcières…
– Il paraît que c’est un alchimiste.
– C’est bonnet blanc et blanc bonnet. C’est pas trois formules magiques et deux fioles qui vont nous péter la montagne. »
Enfin, l’allumée du ciboulot fit mettre tout le monde à l’écart, accroupis, les mains sur les oreilles, et demanda du feu.
Ce fut un petit chambardement. Essayez de faire du feu sans briquet au gaz et sans allumette, dehors, un lendemain d’orage, vous m’en direz des nouvelles. Bon, OK. Il vous faut un morceau de marcassite, roche courante dans les carrières de la région… Oui oui, d’accord, plus tard. Non, d’accord, d’accord, j’ai compris, plus tard. Bref, finalement, on lui apporta une branche portant flammèche. Elle la posa sur la mèche.
La suite est un peu confuse. D’après les témoins les plus proches, la mèche disparut dans un grand éclair blanc, suivi d’un énorme Bang! tonitruant qui fit trembler les entrailles de la terre. D’autres prétendirent que la terre s’ouvrit dans un horrible Crac ! pour libérer les hordes démoniaques dans un nuage de fumée. D’autres encore virent les roches voler en éclats et perdirent un moment l’ouïe. Hyacinthe ne vit rien : il s’était pris un coup de coude dans l’œil de la part d’un fuyard. Caroline regardait la scène attentivement en gardant Judith dans un coin de son champ de vision. Les chevaux fuirent. Des années plus tard, Judith évoquera cet épisode en disant : « Ouais, bon, ça va. C’était qu’un coup de nitro, quoi. » Elle décrira l’ambiance sonore d’un laconique : « Ben, boum, quoi. », avec un haussement d’épaule.
Cependant, le nuage de poussière retomba progressivement. La buse d’alimentation en eau de la ville était ensevelie dans un amoncellement de caillasses de diverses tailles. Et au milieu de ce capharnaüm, le lac s’était mis à se déverser tranquillement dans les canalisations.
La Dutilleul vint.
« Ahem. »
Judith ne regardait pas. Elle cherchait Hyacinthe et surveillait l’écoulement de l’eau comme une ébullition dans un ballon.
« Ahem. »
Il est vrai qu’il était normal que la pression de l’eau, maintenant libre du carcan rocheux, soit suffisante pour emporter les petits débris de l’explosion.
« Ahem.
– Pardon, j’étais concentrée. Oui ? »
Et le regard de Judith croisa le regard de Caroline.
Dans ce monde, il y a la populace, la roture, le tout-venant de l’humanité. Des âmes simples et concrètes, pour qui le jour d’après serait parfait s’il tenait beaucoup du jour d’avant. Et puis il y a les autres : éclats de diamant dans une gangue terreuse, ces âmes-là voient grand, loin et vite. C’est toute la noblesse de l’humanité incarnée en quelques individus remarquables. Et quand deux de ces éclats se rencontrent… à tout le moins ils se reconnaissent. Il est peu besoin de mots dans leur conversation. La Dutilleul ne s’était pas enfuie en courant lors de l’explosion. Elle avait solidement tenu sa monture par le mors. Elle était restée droite et inflexible. Et elle regardait maintenant Judith. Judith, elle, comprit immédiatement qu’elle avait changé de statut. Qu’elle n’était plus considérée comme une diseuse de bonne aventure qui peut quémander quelque faveur au royaume féérique. Non. Elle était devenue le royaume féérique.
« Et vous faites ça souvent ?
– Oh non, pas tant que ça. Jamais avant onze heures, et jamais après dix-huit. Sinon les voisins se plaignent.
– C’est puissamment puissant, la sorcellerie.
– La chimie.
– L’alchimie, pardon. Dites, je pensais créer un corps du génie, dans ma milice, quel est votre avisé avis ? »
Judith héla un fontainier : « Dites, j’ai oublié de vous demander : vous avez bien un barrage, en aval ?
– Non, pour quoi faire ?
– Oups. »
Caroline la prit par l’épaule : « Ne vous inquiétez pas, il vont se débrouiller. Et votre fiole magique, là… Vous en avez d’autres ?
Judith balbutia : « Euh, non, non, pas sur moi. Enfin je veux dire : il faudrait que j’en refasse.
– En refaire ? Comme c’est intéressamment captivant. Venez, vous êtes en béquilles, permettez que je vous raccompagne.
– C’est à dire que je dois retrouver Hya… »
Cela heurta Judith avec la force d’une vessie gonflée d’azote. Elle se déplaça pour être visible de tout le monde.
« Je dois retrouver mon élève, et m’assurer que le passage ouvert n’entraîne pas une… trop forte… inondation.
– Je loue votre professionnalisme responsable. Laissez-moi vous prêter main-forte, en vous mettant cette escouade à disposition. Et puis venez me voir immédiatement, j’aimerai discuter de comment on déplace votre chaudr… votre cuisin… Comment ça s’appelle ?
– Ça s’appelle un saresteula. Je n’y manquerai pas. »
Judith se retourna pour mieux appréhender la catastrophe. Caroline alla parler à un de ses gros bras. La conversation eut lieu à mi-voix, mais on put voir la châtelaine désigner l’alchimiste du doigt, et le trouffion fit un salut. Puis Caroline partit.
Franchement, c’était pas si pire. Le lac se déversait maintenant dans un canal plus ou moins naturel bloqué rapidement par un accident de terrain. Hyacinthe parut. « Alors, comment ça se passe ?
Judith persiffla : « Ignoble décantation sulfureuse de nodules de mercure ! Cette garce me fait prisonnière. »

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