Une histoire alambiquée 2

« Judith, gn’étais venu te voir parce que depuis 3 jours gn’ai malalatête.
– En même temps, à force de te prendre des coups de pelle, ça n’a rien d’étonnant…
– Gn’ai pris qu’un seul coup de pelle. Chuchote moins fort, teuteplé, ça fait mal…
– T’as pris quelque chose ?
– Un grand coup de pelle, tu le sais bien.
– A part ça ?
– Gn’avais pris un lapin pour toi.
– Non, je veux dire : as-tu essayé de te soigner ?
– Y’a le père Magloire qui m’a fait boire son remède. Moins fort, moins fort. Y m’avait promis que c’était souverain contre les migraines. »
Judith porta sa main au visage. Le remède du père Magloire, il était souverain contre la ligne droite, surtout. Judith le connaissait trop bien, c’était chez lui qu’elle avait – comment dire – emprunté ? son premier mortier. C’était il y a… il y a … oh là là, ça remonte à… « Ça remonte à : il n’y a pas si longtemps que ça, hé, ho, petit malandrin, je ne suis pas vieille. Et puis je l’ai rendu, de toute façon, je n’en ai pas eu besoin longt… Je l’ai rendu il y a déjà de nombreu… Hé mais c’est fini, ces insinuations ?! ».
Bref. Mettons que Judith est jeune depuis tant de temps que ça force le respect.
Le père Magloire avait quelques pruniers, et était fainéant comme peut l’être un veuf avec deux garçons adultes et pleins de fougue. Déjà adultes. C’est fou comme le temps passe… Dire que Judith les avait connus quand ils étaient… Quand ils n’étaient que des… Quand ils n’étaient pas si petits que ça. Voilà. Donc ces garçons étaient pleins de fougue, certes, mais avec un grand courant d’air entre les oreilles. Judith avait voulu en essayer un, une fois : bien bâtis, ils venaient en double exemplaire, ça avait l’air d’être une affaire intéressante. Hélas, pendant la période d’essai, au milieu de la nuit, elle s’était retrouvée avec l’oreille collée à l’oreille de son étalon. Elle avait entendu la mer, comme dans un coquillage bien vidé. Elle a courageusement fuit la marée.
Mais passons.
Le père Magloire, donc, ne cueillait pas ses prunes. Il les ramassait. Ce qui implique que sa récolte était toujours dans un état de décomposition peu défini, et personne d’autre que les enfants n’avait jamais mangé telle quelle une prune du père Magloire. Oui, les enfants renâclaient à gâcher les quetsches et se dévouaient pour sauver une partie de la récolte de la pourriture. Les belles âmes.
Tandis que le père Magloire, lui, n’était pas du genre à risquer de se rompre une vertèbre sur un escabeau. Ce n’est plus un enfant, le père Magloire, c’est un respectable géniteur qui ne va pas s’amuser à passer les clôtures pour aller chiper les prunes dans son propre terrain. Il se contentait donc d’attendre que la gravité se donnât la peine de faire son boulot, et plutôt que de se hisser vers le ciel, se penchait vers l’abîme pour ramasser ce que les oiseaux ne voulaient plus. Il jetait alors son résidu de récolte dans une barrique stockée en plein cagnard et pourvue d’un couvercle à l’étanchéité totalement défaillante. Quelques semaines plus tard, près s’être remis de l’immense effort de la récolte, il vidait le contenu de sa barrique dans une cuve, insectes et larves inclus, et demandait à sa progéniture d’avoir l’obligeance de bien vouloir la porter à ébullition.

« Non mon fils, ébullition n’est pas une ville. Ni le percepteur. Ça veut dire qu’il faut la faire chauffer. Non, pas dans la cuisine. Ici, comme l’année dernière. Et l’année d’avant. Ramène du bois, quoi. »
Et aidé dans ses explications par quelques coups de trique, le père Magloire finissait par distiller une prune de fort mauvaise facture, qu’il distribuait alentours en lui prêtant maintes propriétés médicinales.
Judith en avait constaté, en effet, quelques-unes : excitante, puis sédative, puis, en usage chronique, cécitante. Oui, ça rendait aveugle. La faute à une distillation simple mêlée à une hygiène douteuse, et le refus d’ôter les têtes et queues de distillation. « Les gamins ont déjà du mal à comprendre qu’un pinard ait du corps, alors une tête et une queue, on n’est pas rendus, asteur ! », justifiait-il dans l’intimité du banquet annuel du village.
Sachant tout ceci, Judith pesta. « Mon cher Hyacinthe, ton remède, c’est pas une conséquence, c’est une des causes de ton problème. Je vais te préparer une dose d’aspiri… d’acide acétylsa… Une tisane d’écorce de saule. Pas trop chaude.
– Avec du miel.
– Avec du miel.
– Et moins fort.
– Et moins fort.
– Et un nuage de lait.
– Et un nuage de… Tu ne te moquerais pas, là, tout de suite, maintenant, par hasard ?
– Moi ?, dit Hyacinthe, avec un rictus mi-choqué, mi-douloureux, mi-narquois.
– T’es encore ruisselant d’eau de vaisselle, t’as un bout de salade dans les cheveux, je serai toi, je ne ferai pas le malin. »
Et elle s’en fut dans sa cuisi… dans son labo… dans … Là où elle préparait ses trucs avec force incantations magiques. Enfin, incantations magiques… Disons que Judith avait un langage particulièrement fleuri, abondant et varié, et qu’effectivement, « saleté de vésicule enflammée par les vapeurs méphitiques de ces enfoirées de terres rares à la stabilité copiée sur un funambule sous psychotrope », pour un observateur ignare, ça peut passer pour l’invocation des puissances chtoniennes et impies. Alors qu’il ne s’agit que d’un honnête juron. Et elle fouilla, fouilla… « Non, pas ça, ça c’est pour blanchir le linge. D’où-ce que j’ai mis l’aspiri.. Non, pas ça non plus, ça c’est un somnifère. Tudieu, mais d’où-ce qu’est cette écorce de saule ? Non, pas ça, ça va lui faire des trous dans l’estomac. Et aussi après l’estomac. Tiens, c’est quoi, ça ? Ah oui, je me rappelle. Et c’est encore stable ? Pas mal, pas mal… Bon sang, j’en avais à ne savoir qu’en faire… Ça on ne touche pas, c’est sensible aux chocs. Cré nom, j’étais persuadée qu’il m’en restait ici… Oh, j’ai de l’huile de benjoin ? Il faudrait que j’en fasse quelque chose… »
Hyacinthe, lui allait mieux. Pas mieux-top ou mieux-mieux, mais mieux quand même. Il se leva, histoire de ne pas paraître totalement étranger aux soins que Judith se proposait de lui prodiguer. Et par masochisme, ou par curiosité – c’est à peu près pareil, il se dirigea vers là où ça faisait le plus mal au crâne : les sons de contenants divers qui étaient entrechoqués.
Judith était maintenant assise au milieu d’un capharnaüm de fioles, pots, jarres et autres formes tarabiscotées. Elle contemplait sa collection de résultats plus ou moins aboutis de mois de travail, perdue et désemparée : « Bon ben je crois que je n’en ai plus. Je vais devoir aller en chercher. »
Hyacinthe, un peu anxieux à l’idée de se retrouver seul au milieu de tous ces produits – si ça se trouve ils allaient sortir d’eux-même de leur contenant pour finir de lui broyer la tête, proposa : « Je viens avec toi. » Judith leva la tête :  » Mauvaise idée. Tu as une tronche à faire fuir un pourceau. Attends-moi là, je n’en ai pas pour longtemps.
– Gn’udith, la dernière fois que tu es allée aux champignons, tu as fini à 5 lieues d’ici.
– Oui ben si le soleil ne se déplaçait pas n’importe comment entre le matin et l’après-midi, je serai rentrée tranquillement. Et c’était tout à fait volontaire. Je voulais passer voir la euh…
– Gn’udith, il suffisait de suivre la route pour ne pas se perdre.
– Je voulais passer voir la pépiniériste.
– En automne ? En rentrant des champignons ?
– Oui, je voulais lui euh… commander… un euh…
– Gn’udith ?
– Ouiiiii ? (yeux de biche)
– Ça se voit que tu racontes n’importe quoi. Gne viens avec toi. Gn’uste pour te voir rentrer. Et moins fort, teuteplé. »
Judith ajusta son châle, empocha un couteau pliant, jeta sa musette sur l’épaule et sortit. Hyacinthe, qui était un peu trop près, pris également la musette – mais dans la figure, et sortit également.