Une histoire alambiquée 3

« C’est encore loin ?
– Non non, plus très.
– Ça me paraît super loin.
– Ça va, c’est pas si loin que ça. Hé, il faut savoir faire usagne de ses gn’ambes ! Quand on a oublié de refaire ses stocks, il faut marcher. Quand on n’a pas de tête, on a des gn’ambes.
– Moui, maugréa Judith. Je persiste à dire que ce n’est pas la bonne route.
– Mais si, mais si.
– Mais non. Pour moi on a pris la mauvaise sortie du village, on aurait dû descendre vers…
– Gn’udith. Ma mijonne. Tu es tellement mauvaise en orientation que tu t’es dégn’à trompée dans un couloir. Donc non, c’est par ici.
– Alors ça c’est petit. Déjà c’était pas de ma faute si le couloir avait DEUX bouts. Ça fait une chance sur deux, hé. C’est pas gagné à tous les coups. Ensuite il y avait une ÉNORME créature cauchemardesque qui me barrait le passage, j’ai dû battre en retraite calmement sur des positions préparées à l’avance.
– Tu es partie en courant en agn’itant les bras en l’air.
– C’est ce que je viens de dire.
– Parce que tu as croisé une araijée.
– Ça n’était pas une araignée ! »
Hyacinthe plissa les yeux en baissant la tête : « Engueule-moi en chuchotant, s’te plaît ! ». Un sourire passa sur son visage : « Ça arrive à tout le monde d’être araignélopho… aragologi… arachnophobe. Regarde, moi, gn’ai bien de l’herpès… non, c’est pas ça. Gne suis herpétomane… herigé… herpétophobe.
– Ça n’était pas une araignée et je ne suis pas arachnophobe. Les araignées sont de mignons petits arthropodes qui ont des pas hésitants, des danses amusantes et qui se nourrissent des vermines suceuses de sang. Moi j’ai croisé un monstre noir et velu aux yeux jaunes. Ils scintillaient dans l’obscurité glauque de cet endroit oublié des dieux, comme si la bête me jaugeait, prête à bondir. Sa respiration faisait un bruit étrange, rauque et roulant, un peu comme le grondement infernal des eaux du Styx. Il avait des griffes rétractées, mais je les ai devinées dans l’éclat perfide de ses pattes, et des mâchoires sanguinolentes de ses derniers méfaits. L’air était saturé d’une odeur piquante qui m’a fait tousser. Ça sent le diable, j’ai pensé. » Judith s’arrêta un instant, dramatisant son récit avec un frisson calculé.
« Alors évidemment, j’ai fait demi-tour. C’est une réaction logique.
— Logn’ique. En battant l’air de tes bras.
— Oui. Logique, je dis.
– Hé ben. Gne ne savais pas que notre villagn’e était une base avancée des hordes démoniaques.
– La ferme. Pis j’ai pas à me justifier. C’est pas la question. La question est : ça ne me paraît pas être la bonne route : c’est trop loin.
– C’est la bonne route. Tu ne sais pas t’orienter. Et arrête de te plaindre de la distance, hein : quand on n’a pas de tête, on a des gn’ambes.
– Ce n’est pas parce que je ne sais pas m’orienter que c’est la bonne route. Ce n’est pas parce que j’ai souvent faux que tu as nécessairement bon. C’est pas un argument.
– Tch tch tch tch tch. Malalatête.
– « Gné gné gné, malalatête » dès qu’il s’agit de se justifier, marmonna Judith. Macho, va.
– Qu’est-ce que tu as dit ?, demanda Hyacinthe en se retournant.
– Chuut, ta migraine… malalatête, tout ça, silence, calma Judith, l’index sur ses lèvres et la main sur la tempe de son ami.
– Gn’ai la vague impression d’être pris pour un idiot, là, tout de suite.
– Mais non, mais non, c’est ta migraine, elle te met sur les nerfs », dit Judith en tapotant sur les cheveux de Hyacinthe.

C’est horripilant de faire ça. Il n’y a pas mieux pour dire : « Non, je ne te prends pas pour un idiot, je te prends pour un débile profond ». Judith enfonça le clou, tout sucre tout miel : « Fais attention au caillou qui dépasse, là. Sinon, on arrive bientôt ?
– Oui. C’est un peu plus loin sur la droite.
– Oh. On est bientôt arrivés ?
– Oui, je viens de te le dire, c’est un peu plus loin sur la droite.
– D’accord. On est bientôt arrivés ?
– Tu as compris ce que je viens de dire ?
– Oui oui, on tourne à droite maintenant.
– Non, c’est un peu plus loin. Et la droite c’est de l’autre côté.
– C’est maintenant ? On est presque arrivés ?
– Non, c’est pas maintenant, maintenant tu prends ton bouquin et tu lis, et tu arrêtes d’embêter papa qui condui… Qu’est-ce que gne débloque, moi ? »
Judith se mit un peu en arrière de son ami, croisa ostensiblement les bras et garda le silence. En d’autres termes : elle bouda.
S’ensuivit donc le dialogue immémorial avec les gens qui boudent :
« Tu boudes.
– Nan.
– Si, tu boudes.
– Nan je boude pas.
– Si tu boudes.
– Arrête ça m’énerve.
– Ah, tu vois, tu boudes.
– La ferme.
– Oh le boudin !
– Tais-toi.
– Oh le gros boudin !
– Au lieu de faire l’andouille, regarde où tu vas. »
Et boum la tête. Et de la gorge rageuse du mâle Sapiens sortit le long cri de guerre ancestral du quidam déboussolé, ce cri maintes fois poussé par des générations d’étourdis qui ne regardent pas devant eux :  » Cré vingt noms de saleté de bon sang de bonsoir d’idiot dégnénéré ! Mais qui qu’a foutu un unique arbre aux branches basses le long du chemin en plein milieu des champs ?
– L’unique arbre aux branches basses au milieu des champs, tu es bien content de l’avoir quand tu moissonnes en plein cagnard. Sinon, avec un boudin et une andouille on a un beau plateau de charcuterie. Oui, en plus, s’énerver ça fait mal, hein ? »

Quelques temps plus tard et après de bien trop nombreux pas au goût de Judith, Hyacinthe s’arrêta, écarta les bras comme pour séparer les eaux de la mer Rouge et dit : « Et voilà ! »
Et juste après, Hyacinthe plissa la yeux et se tint le front : il avait parlé trop fort. Mais il était quand même fier de lui.
« Euh… Voilà quoi ?, chuchota Judith.
– Ben, des saules. Tu cherchais de l’écorce de saule, voilà des saules, plus qu’à prendre l’écorce, expliqua-t-il en bombant le torse.
– Les chênes liège.
– Pardon ?
– Les chênes liège. Ce sont les chênes liège dont on récolte l’écorce à la sagouin. Pour avoir de l’écorce de saule, on va chez le vanneur.
– …
– C’est bien les mecs, ça. Ça t’explique la vie, mais ça n’a pas compris le début du problème. Allez, retour au village.
– Euh, attends. Pourquoi le vanneur ?
– Il utilise quoi, comme matière première, le vanneur ?
– De… de l’osier ?
– Très bien, et c’est quoi de l’osier ?
– De… euh… des tignes ?
– C’est bien, tu progresses, des tiges de quel arbre ?
– C’est pas un arbre, l’osier ?
– Oh. Si. Bien sûr. Un arbre. De l’espèce Osierus Vulgaris, décrite par Hyacinthe T. Con en 1382 avant l’invention de l’intelligence.
– Gne sens une légère pointe de sarcasme dans ton discours.
– ATTENTION FAIS GAFFE ! LÀ ! Un euphémisme sauvage !
– Gueule pas, par pitié gueule pas, ça fait super mal.
– Pardon. C’est du saule, ici, l’osier blanc. C’est même du saule écorcé. Écorce qui est par conséquent un déchet pour le vanneur, dont il sera très heureux de nous céder quelques lots.
– Mais c’est super intelligent !
– Comme quoi, quand on n’a pas de tête, les jambes ne servent à rien non plus. Allez, retour à l’envoyeeEEEEEEUR ! », dit Judith en tournant à gauche et en disparaissant.
« Mais ne gueule pas, par pitiééÉÉÉÉÉ ! » ajouta Hyacinthe. En train de plisser les yeux de douleur et fort occupé à ne pas se laisser distancer, il n’avait pas vu où il allait en lui emboîtant le pas, et une branche ployée par Judith lui était revenue dans la figure, l’envoyant dans le même trou.