Une histoire alambiquée 4

« Espèce d’isotope de résidu de distillat de putréfaction de vieille carne ! »
Judith jura.
« Chut oulalà moins fort malalatête », ajouta Hyacinthe.

Les deux compères étaient bien plaisants à voir. Cul par-dessus tête, ils étaient plongés au fond d’un grand trou boueux auparavant caché par des branchages, et une grille s’était refermée sur eux. Ce loft, quoi que gratuitement mis à disposition par un propriétaire peu au fait des coutumes d’hospitalité, était fort étroit, pour ne pas dire totalement exigu, et légèrement inconfortable. L’enchevêtrement des membres, têtes, sacs et accessoires de mode était assez délicat à décrire, mais se présentait à l’agent immobilier en goguette comme suit : Judith était tombée la première, elle était donc sur les genoux, et ses mains avaient glissé quand elle s’était réceptionnée. Du coup elle s’était retrouvée la joue contre la paroi, bras écartés et fesses en l’air. Hyacinthe, lui, était tombé droit comme un I. Le I s’était alors mué en L dans un choc de coccyx heureusement sans trop de conséquence. Le résultat, pour les parties intéressantes, était que Judith avait le nez sur les godasses de Hyacinthe et Hyacinthe le nez dans les jupes de Judith.
« D’où-ce qu’on est ?, reprit Judith, 60 décibels en-dessous.
– Dans une fosse à purin, à vue de nez, chuchota Hyacinthe.
– À l’odeur, j’aurai dit dans un concentré de fromagerie périmée. Et arrête de renifler ma culotte.
– Mes excuses. Gn’e me suis trompé. Plutôt dans une fosse à ours, à vue d’œil.
– Il n’y a pas d’ours dans la région.
– D’où mon étonnement. Ça va ?
– Malalacheville.
– Le piégn’eur va revenir relever ses piègn’es. Gn’e préférerais ne plus être là.
– Moi aussi. Ça douille.
– Attends, laisse-moi t’aider. Passe-moi ta musette. Merci. Allez, redresse-toi un peu. Appuie-toi sur les parois. Qu’est-ce que tu as senti ? »
Judith grimaça : « Quand j’ai posé le pied, c’est pas le pied qui s’est posé, mais la cheville.
– C’est une entorse, ça. Tu as de la glace ? »
Judith lui lança un regard tellement glacial que si le sens figuré pouvait passer au sens propre, ils auraient eu une belle patinoire.
« Bon, gne suis tout plié, c’est pas un piègne pour un grizzli, ça manque un peu d’espace. Franchement il aurait pu creuser un peu plus, il manque d’ambition ce trappeur. Je crois que j’ai le câble de la grille. »
Et telle les portes du paradis devant les pécheurs souillés mais repentants, la grille s’ouvrit dans un grincement rhumatisant.
Judith était encore en train de compter ses abattis que Hyacinthe était déjà dehors.
« Hé ho ! Hé ! Asteur ! Mais c’est qu’il ne viendrait même pas filer un coup de main à une dame, ce mufle ! Hé ! Pignouf, tu viens me tendre une main charitable ? »
Et la pauvre Judith essayait tant bien que mal d’escalader les parois glissantes de son trou puant, maudissant cette vilaine entorse qui commençait à gonfler.
« Rustre ! Mâle puant ! Je te garantis que je te le ferai payer ! Amène-toi si tu l’oses, putois ! »
Rien n’y faisait. Et elle rageait, rageait : « Dévergondé ! Malappris ! Goujat ! Fils de chacal vérolé ! Viens donc que je t’apprenne la politesse et l’entraide, résidu d’homoncule ! »
Mais rapidement, Judith s’essoufflait. La fréquentation assidue des fumerolles, acides, esters et autres vapeurs entêtantes ne fait pas bon ménage avec des poumons sains et vigoureux. Oui, Judith crachait ses poumons comme une gitane tuberculeuse.
« Rheuu… J’te revaudrai ça, poche à musc ! C’est quoi c’te bruit ? » Et Judith tendit l’oreille. D’abord, elle n’entendit que le silence. Puis des crissements légers sur le sentier. Et enfin une respiration profonde. Il était revenu.
« C’est maintenant que t’arrives ? J’ai failli t’attendre. T’étais en train d’inventer l’eau tiède, d’avoir mis autant de temps ?
– C’est à moi que tu parles, ma chérie ? »

Judith fut saisie d’un frisson qui va de là à là, voir figure 1. Car ce n’était pas la voix chevrotante de Hyacinthe qu’elle avait entendu, mais une voix de stentor, qui sentait la sueur, le poil et la chèvre. Il était revenu, oui, mais c’était pas le bon « il ». Elle leva timidement les yeux pour apercevoir dans le ciel un buisson ardent d’une pilosité rousse avec, très enfoncés très loin derrière ce tumulte barbu, deux cercles d’un bleu très très pâle. « Faut se laver au savon à la potasse, ça respecte mieux les couleurs que la soude, et à l’eau pas très chaude pour ne pas délaver. »

Personne, mais personne, n’est en droit de juger ce qui passe par la tête en situation ingérable de stress. Néanmoins, après cette tirade digne des plus belles publicités misogynes, le buisson eut un instant d’hésitation, que Judith ne mit pas à profit pour faire quoi que ce soit, vu qu’elle était tétanisée.

Le trappeur, avec une rapidité surprenante pour un homme de sa corpulence, la tira hors du trou et l’attacha comme un chevreuil. Judith se serait bien passé des allusions bestiales de son ravisseur : « Hé bien ma biche, on revient sur les lieux du crime en plein jour ? C’est assez bête, comme comportement, et les bêtes ça me connaît ! Allez, c’est de bonne guerre, un donné pour un rendu, alors souris, ma chatte ! « 

Aucune réaction. Il faut dire que bien que pourvu d’un cerveau de dimensions honorables (90-60-90, longueur-largeur-hauteur, en unités cléricales du cru), Judith était très occupée à suer très très fort et à flageoler abondamment, et vice-versa. « Souris, ma chatte, j’ai dit. »
Toujours rien. Le buisson roux s’approcha dangereusement :
« Sou-ris-ma-chat-te.
– Ben quoi ?
– C’est ma blague. Chatte. Souris. Drôle. Rire. Elle est bonne. Souris, ma chatte. Elle me fait rire depuis ce matin. Hein ? Elle est marrante, hein ? Hein ? HEIN ? Tu réponds quand on te parle ? Tu réponds ? » Le trappeur, surpris de l’absence de réaction à ce remarquable trait d’esprit, lui colla une baffe. « Réponds, je te dis ! » Il lui en colla une deuxième parce qu’il n’avait pas bonne mémoire. « Tu vas répondre, oui ? » Il voulut lui en mettre une troisième mais il n’avait pas si mauvaise mémoire que ça. Alors il réfléchit : « Ah ben c’est bien ma veine, elle s’est évanouie. Me v’là bon pour la porter, maintenant. » Il se gratta le menton, jeta un regard autour de lui, puis haussa les épaules. « Bah, ça fera l’affaire. » Le buisson se pencha, la saisit sans effort et la hissa sur son épaule comme un sac de farine. Judith, plus molle qu’une éponge trempée, se retrouva pliée en deux, empaquetée comme un tapis, ballottée au rythme de son pas chaloupé.
Heureusement, le malaise de Judith n’était que vagal, et elle reprit rapidement ses esprits. Peut-être à cause des odeurs. Son nez arrivait au creux des reins du trappeur, et le dos d’icelui sentait la transpiration rance, tandis que le futal sentait les fèces fraîches. Ses mains étaient si calleuses qu’elle le devinait au travers de ses chiffes, tant sa prise était désagréable. Et sa marche était ballotante au point que Judith se mit en devoir de chercher une position où elle pourrait décemment rendre son déjeuner. La vue d’un tas de chaux vive lui apprit rapidement deux choses : 1. ils étaient arrivés. 2. M. de la Brute s’était offert le luxe d’un ravalement domestique, actuellement en cours.

Le trappeur la jeta nonchalamment devant la porte de sa maison… enfin, plutôt de son antre… enfin, presque, de son… de son… Bon, pour gagner du temps, vous vous rappelez la fosse à ours ? Ben pareil, mais au-dessus du sol et un peu plus grand. Et l’odeur… Si les portes de l’enfer sentent quelque chose, ici, ça sentait le portail du garage de l’enfer. Pas étonnant que le maçon ait fui en laissant là son matériel. Et arborant un large sourire qui dévoilait un vide abyssal de quenottes fonctionnelles, la brute ouvrit le vantail branlant : « La livraison aura lieu demain, ma tourterelle. Voici ton lit pour la nuit. »

Hyacinthe, quant à lui et pour l’instant, gisait de tout son long, la tête dans le lit du ruisseau qui abreuvait les saules, les pieds reniflés par un sanglier qui hésitait entre fromage et dessert. « Franchement, philosophait l’animal, les glands c’est bon, mais un bon fromage affiné, c’est pas mal non plus pour finir le repas ». Aucune réaction du bonhomme. Il est comme ça, Hyacinthe : on lui mange dans la main. Mais comment était-il arrivé là ?
Et bien, en sortant de son trou, il avait entendu, faiblement mais distinctement, le cri de ralliement des tristement célèbres croquemitaines de la forêt enchantée :  » Hé ho, hé ho, on rentre du boulot ». La mélodie était chantée d’une voix traînante et fatiguée, mais parfaitement reconnaissable. Son sang n’avait alors fait qu’un tour, et son cerveau agile avait décidé que plutôt que de risquer d’être pris à deux, il valait mieux être sûr de n’être pris qu’à un. Il s’était donc discrètement coulé dans le bosquet voisin. Après tout, pour libérer quelqu’un, il vaut mieux être libre soi-même. Et sauver le contenu sacré de la précieuse musette de maraudeurs peu scrupuleux. Hyacinthe avait crapahuté en listant toutes les excuses qu’il pourrait donner si un jour il croisait à nouveau le regard de Judith. Las, les sols sont humides et glissants près des cours d’eau, et le malheureux avait dérapé dans une bouse de sanglier. Surpris, sa tête s’était réceptionnée sur une antique souche, pourtant heureuse mère de ribambelles de pleurotes succulentes. Sonné, le jeune homme avait fini de dévaler la pente pour finir par se rafraîchir dans l’onde claire d’un rû forestier. Et maintenant, inconscient ou mort, il était reniflé par un sanglier qui hésitait entre des orteils fromagers et deux petites boules glacées.