Une histoire alambiquée 6

Le vantail s’ouvrit dans un grincement sinistre. Profitant de cette aubaine inespérée, une lumière blafarde de matin dégueulasse se faufila dans le trou à rat où Judith et la brute ronflaient du sommeil des affamés. À sa suite, un air froid comme une couleuvre, insidieux comme une pluie froide et vicié comme une décharge coula dans le terrier des malheureux. Une voix pinçante, grinçante et gueulante se fit entendre : « Debout, fainéant ! C’est mercredi, et le mercredi, je chasse ! »
Judith sursauta dans un bond : « Quel amputé des neurones fini au perchlorate de manganèse ose beugler dans mes oreilles avant midi ? » Il ne faut pas se relever brutalement, comme ça, quand on a une entorse toute fraîche : « Aïe ma cheville, chié ça fait mal ! » Sinon on finit à regarder par terre, courbée et accroupie, à se tenir le membre blessé. C’est dans cette position qu’elle découvrit la pointe d’une botte de cuir noir. Et lentement, très lentement, son regard suivit la botte, découvrant un pantalon de velours noir également, sombre comme un jour sans espoir. Puis il remonta le long d’un justaucorps vert émétique, comme en portent les chasseurs, couvert d’une veste de cuir vieux mais entretenu. Il grimpa encore pour rencontrer un visage de la blancheur de la faïence d’aisance, encadré par des cheveux noirs de charbon coupés en un carré sévère. La tête était nue, sans coiffe aucune, et fière. Dans le même temps, le regard inconnu glissa le long du corps de Judith. D’abord sur sa figure, couverte de boue et parsemée de taches de son, perdue dans une tignasse oscillant entre l’auburn et le délavé. Puis sur ses épaules recouvertes d’un châle troué, le buste serré dans une blouse maladroitement brodée. Ensuite sur sa jupe ample, usée et pleine de replis, pour finir par ses pauvres godasses qui rêvaient d’un passé plus glorieux.
Les regards s’accrochèrent, et le monde sembla s’immobiliser. Judith se redressa lentement, le dos raide de fierté. Ses prunelles d’un brun velouté croisèrent l’acide vert de celles de l’autre. Les âmes se jaugeaient. Les yeux étaient à même hauteur et ne cillaient pas. Ceux de Judith étaient interrogatifs, et les autres inquisiteurs.
« Bon, mes biches, quand vous aurez fini de vous reluquer, on pourra peut-être faire quelque chose de la journée ? »
La femme en vert tourna lentement la tête vers lui et le fusilla du regard. L’effet fut immédiat : la brute se renfrogna dans un coin d’ombre.
« Qui est cette femelle femme ? dit la voix avec autorité.
– C’est le braconnier que j’ai capturé hier. »
Le regard fronça les sourcils.
« Si, je l’ai trouvée dans le piège hier. »
Le regard fronça davantage les sourcils.
« C’est pas un braconnier braconnant. Mon braconnier court encore les bois boisés. Qui est-ce ?
– C’est euh… c’est… »
Judith comprit. Elle n’était que la malheureuse victime collatérale d’un jeu morbide entre cette terrible dame et un pauvre crève-la-faim qui chassait les lapins dans la forêt. Elle allait pouvoir rentrer chez elle.
C’était sans compter que le trappeur devait maintenant justifier une capture inutile, ce qu’il fit ainsi :
« C’est une sorcière !
– Une sorcière ? » L’inconnue jeta un regard en biais à Judith. Peut-être l’avait elle mal évaluée en première instance.
« Une sorcière comment ?
– Une sorcière ensorcelante ! Elle m’a fait ça !, » argumenta-t-il en secouant ses mains empaquetées pour appuyer son propos.
Judith se sentit dans une posture légèrement fâcheuse, tendance jugement expéditif. Elle prit la parole : « Alors, euh, techniquement, il s’est fait ça tout seul. » Quoi ? C’était bien lui qui avait mis les mains dans la chaux, non ?
Ca n’eut pas l’effet escompté : « Je vous ai autorisée à parler ?
– Fleubeuleu », fit l’amour-propre de Judith.
« Une sorcière… intéressant », répéta l’inconnue.
Le mot atteint Judith comme une fléchette empoisonnée. Le poison était de la terreur pure. Judith n’était pas sans ignorer la haine que la vindicte populaire porte aux sorcières, et se voir affublée de cet épithète avait tendance à raccourcir drastiquement votre espérance de vie.
« J’ai besoin d’une sorcière. Je vous retrouve après la chasse, cet après-midi, au castel châtelain. Soyez ponctuelle.
– J’ai une entorse, comment je me déplace ?
– Un détail. »
Et la châtelaine sortit de la maisonnette qui maintenant semblait ardemment confortable à la promue sorcière. Elle prit la hache d’armes qu’elle portait à la ceinture – on se bat avec ce qu’on veut – et de quatre coups bien sentis, fit tomber deux branches fourchues tout à fait appropriées à l’usage de béquilles.
Une de ces branches portait un nid. Son habitant, furieux de se voir délogé, s’envola d’un battement d’ailes rageur. Il remonta le ruisseau, tourna trois fois au-dessus des eaux et, d’un naturel rancunier, lâcha sa vengeance d’un trait blanc. Le projectile, filant droit comme la justice, s’abattit pile sur le crâne d’un Hyacinthe qui, jusque-là, flirtait avec l’inconscience. Son regard vide fixa le ciel un instant. Puis il grogna, et ses yeux se refermèrent tout seuls.
Judith s’apprêtait donc à vider les lieux en béquilles. Elle se retourna pour demander son chemin, et vit que par un triste coup de malchance, il se trouvait que le petit arbre élagué par la châtelaine soutenait un très vieux chêne, respectable mais moisi, qui attendait l’éternité en surplomb de la demeure du trappeur. Pauvre chêne, de finir ainsi sa glorieuse carrière, à s’effondrer sur le toit branlant d’une bicoque mal retapée.
Le trappeur, les mains souffreteuses, vit l’arbre. Sa maison. L’arbre. Sa maison. La rencontre entre les deux. D’abord, il ne dit rien. Puis ses lèvres tremblèrent, ses épaules secouées de petits soubresauts. Une première larme coula lentement, comme à regret, suivie par d’autres qui roulèrent en silence le long de ses joues sales.

Mais on le hélait : « Bon, on y va ? Et allez mettre un pantalon, c’est indécent ! »