Une histoire alambiquée 9

« Saleté de cristallisation de scoumoune pure à la manque ! » jura Judith en claquant la porte du laboratoire. Elle tournait sur elle-même, furieuse et enragée, comme un renard pris au piège. Hyacinthe, doucement, lui posa la main sur l’épaule, puis la serra dans ses bras. Ses griffes d’orgueil cédèrent d’un coup, et elle éclata en sanglots : « J’ai peur, j’ai peur, j’ai tellement peur… Je m’en veux, tu sais, de t’avoir embarqué là-dedans
– Gn’udith, calme-toi. C’est moi qui ne t’ai pas écoutée et qui t’ai mise sur le mauvais chemin. Gne propose de dire que ce n’est pas notre faute à nous. »
Judith essuya ses joues d’un revers de main. « Mettons. Mais va te laver quand même le temps que je te prépare quelque chose à manger. »
Et en ce début de soirée, Hyacinthe et Judith jouirent d’un instant de tranquillité domestique. Hyacinthe observait son amie. Il se dit qu’elle n’avait pas du tout le physique de son esprit. Ou l’esprit de son physique. Enfin bref, c’était dissonant. Car malgré son esprit acerbe et ses répliques assassines, Judith avait le regard le plus doux qu’on puisse imaginer. On n’y pouvait voir aucune animosité envers qui que ce soit, et quand elle vous regardait calmement, vous vous sentiez envahi d’un bien-être agréable comme un rayon de soleil qui vous caresse le corps. Cette douceur était affichée sur son visage. Nulle pommette saillante, nulle mâchoire proéminente ne venait troubler les tendres courbes de son sourire.
Il était encore dans sa béatitude contemplative quand la voix de Judith le ramena sur terre : « Et tu le connais, toi, le marquis de Casse Rapace ? « 

Hyacinthe grimaça.
« Cabistan. Benoist Cabistan.
– Oui, bon, tu m’as comprise. On sait de quel bonhomme il s’agit ?
– Hélas, sa réputation n’est pas très bonne. »
Judith plissa les yeux.
« Avant de parler de sa réputation on va parler du garçon. Âge ?
– Gn’ai pas son extrait d’acte de naissance, mais il doit avoir dans les 35 ans… Néanmoins on raconte qu’il garde dans son château un tableau qui…
– Oui oui. Taille ?
– On dit qu’il n’est pas très grand. Mais il compense par une immense…
– Oui oui. Corpulence ?
– Gros. Il est gros. Il a sur lui les stigmates du péché de gourmand…
– Oui oui.
– Mais tu vas me laisser en placer une ?
– … Oui oui.
– …
– Bon, ben si tu n’as rien à dire : il vit seul ?
– Légalement il est célibataire, mais tous les soirs, dans les quartiers mal…
– D’accord. D’où-ce que tu le connais ?
– Ben, gne sors de ma cambrousse, des fois, moi… »
Judith accusa le coup.
« Pendant qu’il y en a qui suent sang et eau sur l’autel de la science, y’en a qui courent les mondanités. Au final l’un a besoin de l’autre. Bon, maintenant que j’ai sa carcasse en tête, présente-moi son fond de commerce. « 

« Cet homme-là est l’incarnation des péchés capitaux. Gourmandise : il bouffe et boit autant qu’il le peut. Luxure : il entretient des malheureuses pourvu qu’elles satisfassent ses perversités. Avarice : son peuple est exsangue tant il lève d’impôts. Orgueil : il passe ses gnournées à manigancer pour se faire couronner. Paresse : la dernière fois qu’on l’a vu à l’entraînement, c’était pour faire ferrer son cheval. La colère : ses prisons sont pleines et le bourreau n’a pas assez de bras pour les vider par le fer. L’envie : et malgré cette vie de pacha, il veut encore étendre sa domination. Il est fat, gredin et égoîste.
– Charmant programme. Et c’est avec ça qu’on doit être plus heureux. Idiot ?
– Possiblement. »
Judith sourit avec une étincelle dans les yeux. Elle prophétisa :
« C’est un défaut qui peut lui corriger tous les autres, ça…
– Probablement. Dis-moi, tu as demandé à la châtelaine de trouver un tailleur…
– Oui ?
– Si elle va à « Au fil du taon », le tailleur du bourg, je ne suis pas certain-certain du résultat. C’est pas que gne cherche à tailler un costard à un honnête artisan, hein, mais vu les étoffes qu’il manie, on va avoir plus de guenilles que de gala.
– La Dutilleul et moi ne sommes pas très versées dans l’art des fanfreluches. Si tu as une proposition…
– Oh, je n’oserai pas… rougit-il. »
Judith était fine. Non, pas comme ça. Enfin, comme ça aussi, mais ce n’est pas le sujet. Elle était psychololo… Psychopomp…Psychédéli… futée. Elle était futée.
« Tu as envie de l’habiller pour l’occasion ?
– J’ai surtout envie de faire ce que je peux pour sauver mon amie du bûcher.
– Vas-y, alors.
– Merci. Je vais y aller, alors. »
Hyacinthe n’était pas fâché de sa façon spirituelle de prendre congé. Il enchaîna :
« Je vais débarrasser avant de rentrer chez moi.
– Non non, Hyacinthe, je vais le faire. Reste assis. Ta migraine…
– Merci, c’est gentil. »
Judith empila les assiettes et prit le broc d’eau. Mais au moment de partir vers la cuisine, elle donna un grand coup de pied dans la table. Un de ces trucs qui vous retourne les nerfs. Alors qu’elle lâchait la vaisselle pour se tenir ce foutu petit orteil dans une bordée de jurons, une assiette se libéra de la pile et vint s’échouer contre le nez de Hyacinthe. Judith s’arrêta dans son mouvement pour porter secours à son hôte : « Oh pardon, quelle maladroite je suis ! Oh, désolée ! Ca va ? »

Ce soir-là, devant le miroir de sa penderie, au château : « Je ne comprends pas. Je la trouve très bien, moi, cette vareuse. Je l’avais mise pour le mariage de mon frère. Pour son enterrement aussi, d’ailleurs. »

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