L’Apocalypse selon Ben Hoikin Ze 2

Neuilly-sur-Seine, clinique des Tilleuls, la veille au matin.

Neuilly-sur-Seine, clinique des Tilleuls, la veille au matin.

« Voici le faiseur de parents !

– Ouais, salut Nadine.

– L’entremetteur d’ovules et de spermatozoïdes !

– Ouais, ouais, ça va, moi aussi j’ai bien dormi. Et votre soirée a été bonne ?

– Quand est-ce que ce faiseur de maman va devenir un faiseur d’épouse ?

– Quand tu divorceras. On a qui aujourd’hui ?

– Un couple de dames. Tu verras, Gabriel, elles sont rigolotes. Malheureusement je crois qu’elles sont déjà prises. Tu aurais dû choisir de travailler à la CAF, ici toutes les dames sont déjà en couple ! »

Ledit Gabriel avait quarante-cinq ans. Et depuis vingt ans, quotidiennement, il faisait des bébés : il était technicien dans une clinique d’aide à la procréation. Son drame à lui, c’était la paternité. Certains rêvent de carrière, d’autres d’aventures, d’argent ou de reconnaissance. Son rêve à lui, c’était d’être papa. Et son gros problème, c’est que pour être papa, il faut commencer par être amant. De ce point de vue, sa vie était un échec plat. La chose qui ressemblait le plus à une étreinte dans son existence était l’ouverture d’un pot de confiture : le clac à l’ouverture est votre apothéose. Autant dire que son travail générait chez lui des niveaux de frustration qu’on ne trouve que sur les panneaux des ascenseurs des plus hauts gratte-ciel.

Élodie et Fatima étaient ses premières patientes du matin. Elles s’aimaient énormément. Ces deux-là étaient perdues depuis bien longtemps pour la concurrence libre et non faussée du marché amoureux : si les sentiments étaient un état, elles en seraient un service public. Et elles voulaient porter la vie. Elles voulaient transmettre l’héritage immémorial des premières molécules auto-réplicantes qui baignaient dans la soupe primordiale des premiers temps de la Terre. Les raisons de ce choix n’appartiennent qu’à elles, mais les modalités pratiques de la mise en œuvre peuvent être portées par la postérité. Ça n’avait pas été une partie de plaisir de se mettre d’accord : « Je porterai notre enfant.

– Non c’est moi !

– Mais pourquoi toi et pas moi ?

– Parce que j’ai envie aussi.

– Il faut tirer ça à chifoumi.

– Il faut qu’on en attende un chacune.

– Non mais ça va pas ? Déjà qu’on a de bonnes chances d’avoir des jumeaux, si on est enceintes ensemble on ouvre directement une crèche !

– Moi j’ai de l’ambition. Pourquoi ne pas directement viser le statut de famille nombreuse ? »

Et elles terminèrent en chœur : « Nos pareilles à deux fois ne se font point connaître, et pour leur tube à essai, veulent des coups de maître ! »

Elles partirent d’un rire cristallin qui bondit de vitre en vitre, éclairant leur chambre d’une joie de vivre communicative.

Mais de soir en matin, d’argutie en débat, de réflexion en introspection, de désir en envie, d’idée en besoin, elles avaient décidé que Fatima serait la mère biologique, Élodie la mère civile et le hasard fournirait l’autre gamète.

C’était le moment. Le médecin allait lui donner les ovules prélevés sur Fatima. Il devait préparer les gamètes mâles. Mais quand Gabriel s’approcha du congélateur, il repéra tout de suite le problème. La machine le lorgnait d’un œil rouge méprisant, et cette alarme visuelle se mariait magnifiquement avec l’acier nu de la trappe d’accès aux échantillons pour évoquer le Terminator. A chaque fois que Gabriel venait piocher dans la banque de sperme, il avait l’impression que l’humanité confiait de plus en plus son avenir aux machines.

Et aujourd’hui, le frigo se rebellait. Pourtant il n’était branché à aucun réseau, et à cet étage, il n’y avait ici ni sky ni net. Il alla se renseigner chez les commères : « Comment ça, ils ont mis les guirlandes de Noël et ils ont fait sauter les plombs du quartier ?

– Oui, mais enfin ça ne nous a pas affecté, ça a eu lieu pendant la nuit.

– Mais Nadine mais non ! Mon congélo a sauté du coup ! J’ai tous mes prélèvements qui sont morts… Qui sont… »

Ces mots, eux aussi, moururent sur les lèvres de Gabriel, qui quittera cette terre avec une dette d’au moins une phrase à finir. Nadine haussa un sourcil interrogateur :

« Gabriel ? Ça va ?

– Hein ? Ah, oui, oui, bien, t’inquiète. J’ai à faire, j’ai une fécondation in vitro sur le feu. »

Et Gabriel retourna dans le laboratoire, l’air pensif.

L’air pensif, d’accord, mais tout de même avec un court passage par une des salles de prélèvement de gamètes masculins.

Une fois seul, Gabriel sortit la revue de sa poche avec un certain dégoût. « Tiens, tiens, tiens, mais ce genre de lecture n’est pas très professionnel, non ?

– Métatron, archange et voix du Démiurge, la ferme.

– Ts, ts, ts, ts, ts, mon homologue. Alors, petite question de théologie : as-tu ton libre arbitre, frère Gabriel ?

– Métatron, le toubib va débarquer dans 5 minutes, et là je suis en train de me demander s’il ne faudrait pas que je m’injecte du viagra pour arriver à sortir quelque chose dans les temps. J’ai en tout et pour tout, comme matériel, un exemplaire daté du dernier millénaire et couvert de taches, qui va servir pour rempoter tout le stock que mon congélo a perdu pendant la nuit. N’en rajoute pas s’il te plaît.

– De toutes les créations, est-ce que seul l’humain est maître de son destin ?

– Mais dégage, le baveux ! C’est pas le moment ! Sors de ma tête ! »

Bien plus tard, dans une salle tranquille de la clinique cossue, l’obstétricien-gynécologue rassurait les futures mamans : « Bon, j’espère que ça ne vous a pas fait trop mal.

– Oh non, vous savez, j’ai plus senti les ongles d’Élodie dans mon bras que vos ustensiles de… dans mon …

– Ça ressemble quand même beaucoup à des ustensiles de torture.

– La science n’est ni bonne ni mauvaise, mesdames : elles n’est que ce qu’on en fait. Torture un jour, progéniture toujours. »

Quelques jours plus tard, Élodie reçut un coup de fil : « Bonjour, c’est Gabriel de la clinique des Tilleuls. J’ai une annonce à vous faire. Vos taux d’hormones sont fermes et définitifs : l’embryon s’est attaché.

– Je … suis enceinte ?

– Sauf si je ne sais plus faire un test ELISA, oui. »

L’apocalypse selon Ben Hoikin Ze 1

Il habite dans un grand appartement moderne, de ceux où il n’y a quasiment pas de séparation entre les pièces. C’est dans une tour nouvelle, sans mur, avec uniquement des baies vitrées. Il est remarquable de vacuité : tout ce qu’on voit en y entrant, c’est l’espace. Ce n’est pas qu’il est gigantesque, c’est qu’il est vide. Le canapé est immense et immaculé, et accompagné d’une table basse longue et plate comme un brancard, dans un aluminium froid et brossé. Seul l’usage permettrait de s’apercevoir que ce n’est ni pratique ni confortable. La penderie est cachée, mais elle est pleine. La cuisine a l’air très bien équipée, mais on n’y voit pas d’ustensile. Les plans de travail sont profonds, hauts et sombres. Néanmoins, elle n’a pas l’air utilisée. Le seul comestible qu’on y voit est un pot de marjolaine, tellement vert qu’il n’a jamais dû connaître les ciseaux. Juste derrière une baie vitrée, il y a un carré de cailloux : un jardin zen, avec une petite fontaine. Quelqu’un habite ici. Un homme. Il est grand, fin, élégant. Son front haut et sa chevelure soignée annonce le conquérant de l’intelligence, le maître de l’industrie, le banquier des entreprises. C’est Famine. Il entre, d’ailleurs, prend son casque, mat et noir, et ressort. Il descend au garage en enfilant ses gants, enfourche une de ces motos basses à guidon énorme et sort. Il conduit comme on fait la conversation : confortablement installé, plus sur un transat que sur un bolide, au téléphone avec ses subalternes. Il file sur l’autoroute, avalant le long ruban de bitume à vive allure dans un bruit modéré : il ne faudrait pas que la technique interrompe ses conversations.
C’est un pavillon de banlieue, banal comme une fissure dans du carrelage. Les murs se lézardent, le crépi tombe. Construit à la va-vite pendant l’expansion urbaine par des migrants sous-payés et pas formés, il symbolisait l’harmonie entre la ville et la campagne. Rêve de citadins arrachés à la terre, il n’est plus que le désarroi de la classe moyenne expulsée des centre-ville. Un homme jardine. Il désherbe ses rosiers. Il a un pulvérisateur sur son dos. Les joints fuient, et le désherbant coule goutte-à-goutte sur son short. Au-dessus de lui, une gouttière mal fixée laisse voir les résidus de feuilles de l’automne dernier. L’homme a l’air heureux. Il sifflote, tandis que plus haut, un sac plastique porté par le vent part s’accrocher aux branches d’un cerisier du Japon. La maison est défraîchie comme toutes celles du voisinage. Un barbecue gras rouille près de l’entrée du garage. L’homme entre par la porte en plastique. La maison, quoi qu’aérée par les travaux jardiniers, sent le renfermé. La VMC râle dans l’agonie de ses filtres bouchés. Les murs portent les stigmates d’une humidité endémique, le quartier étant construit sur des marais mal asséchés. Sans quitter son fardeau herbicide, l’homme ouvre le frigo. La lampe clignote avant de laisser voir le capharnaüm intérieur. Le moteur exprime sa peine à refroidir des restes de pizzas antédiluviens. Il farfouille quelques instants, la porte battante. Il déniche une bière tiède et l’ouvre. Il referme, laissant l’appareil à sa peine démesurée, et regarde par la fenêtre. Il a vue sur l’usine et la rivière. Des bidons flottent sur le cours d’eau. Un kayakiste fait la moue quand un hors-bord dépose un amas d’algues sur son esquif. Une odeur nauséabonde s’en dégage. Bienvenue chez Pestilence. L’horloge émet un coucou synthétique. Le jardinier vide sa bière d’un trait, éructe, se gratte, et fouille sous un tas de torchons. Il en extirpe un casque doublé de skaï, à catadioptres à moitié décollés, couvert d’autocollants « I <3 Douarnenez » « La Mer de glace : une expérience à vivre » et autres « ViaTraffic.com : l’exotisme à moitié prix. ». Le long de la maison, il extirpe d’un tas de planches une authentique mobylette au pot trafiqué certes, mais néanmoins percé. Il s’installe sur le plastique crevé de la selle, accroche soigneusement la lanière de son casque branlant, met le contact, et pédale. Le deux-temps démarre comme un pulmonaire se réveille, dans un nuage de crachats et une toux à inquiéter un radiologue. Au bout de la rue, demi-tour : dans un braillement infâme, le pilote revient. Il s’allume une cigarette, et jette son pulvérisateur par-dessus sa clôture. Fendu, son contenu coule lentement vers les égouts. Pestilence repart, le short en acrylique saturé d’herbicide, le bide dépassant de sous le maillot, zigzagant pour trouver son équilibre et signant son passage de gouttes grasses sur la chaussée.
Les grilles s’ouvrent dans un souffle. La voiture s’avance dans le crissement du gravier. Le château apparaît dans sa splendeur au soleil, éblouissante couronne d’un gazon soigné. Un homme sort de l’immense berline. Il est sérieux. Il est droit. Il lui manque un bras. Il entre. L’intérieur n’est qu’un cabinet de curiosité, tant l’œil est charmé des bibelots, meubles et décorations qui en remplissent l’espace. Cela sent le vieux livre, le cuir et le ragoût. Ici, on vit, on travaille, on grandit. L’hôtesse l’accueille sans se lever, perdue au fond d’un fauteuil club : c’est une dame noble, gilet en jersey sang de bœuf et jupe droite en tartan, les cheveux relevés en un chignon, couleur des poutres du plafond. Les âtres ne servent plus souvent car le chauffage central est installé, mais ils sont fonctionnels et entretenus. Il y a beaucoup de bibliothèques, qui montent haut, avec des escabeaux pour accéder aux derniers rayonnages. Ces meubles-là sentent la cire. Aux murs, quelques trophées de chasse finissent de vous dire que vous êtes chez une noble de la vieille noblesse. Vous êtes chez Guerre. L’homme dit : « Madame, votre rendez-vous. » La dame pose son journal, enlève ses lunettes, les plie soigneusement et les confie au domestique. Elle se lève, monte dans sa chambre. Quand elle redescend, elle porte du cuir : un pantalon droit en peau brute, glissé dans des bottes de cavalier, un blazer à épaulettes du même brun que son pantalon et de même matière. Un examen attentif permettrait de déceler de l’usure dans cette tenue. Le temps qu’elle zippe sa veste, on peut apercevoir dessous un chemisier de soie rouge à jabot plissé. Elle enfile un casque intégral comme on sangle un éperon, sort et démarre un bolide italien à la cylindrée énorme. Elle part comme une fusée, de toute la puissance de l’admirable mécanique qu’elle maîtrise. Les automobilistes ne voient d’elle qu’une lueur rouge alors qu’elle affole les radars.

Dans une zone d’activités standard comme on en trouve dans toute communauté d’agglomération qui se respecte, il y a un bâtiment quelconque en tôles ondulées, un genre de hangar à bureaux. Dans celui-ci avait lieu une réunion. C’était une petite femme un peu replète mais frêle qui la menait. Sa peau réussissait le tour de force d’être à la fois brune et blême, ses cheveux teints rassemblés en chignon oubliaient de cacher les racines poivre et sel. Elle portait un pantalon et une veste noirs sur un chemisier blanc, néanmoins avec un foulard aux tons criards : on aurait dit une mamie gâteau qu’on aurait forcée dans un costume de DRH. Un vidéo projecteur ronronnait derrière elle, projetant sur la toile de verre peinte une lumière tremblotante. Famine et Guerre attendaient stoïquement sur des sièges à la mousse usée par tant de postérieurs de conférenciers d’entreprise. Sur le parking, Pestilence gara sa mobylette à côté des engins de ses collègues. Il nota que Mort était venue à vélo, crevé qui plus est. Le bas du bâtiment était déjà rongé de rouille, la peinture s’écaillait. De la mousse envahissait le goudron du parking. Il entendit un bruit : le pot d’échappement du bolide de Guerre s’était détaché. Oups. Pestilence entra. « Excusez-moi, je suis tombé en panne… » Famine décrispa les mâchoires pour lancer : « Ça fait 2000 ans que tu tombes en panne, il faudrait peut-être que tu le prennes en compte dans ton temps de trajet. » La petite femme désamorça la situation : « Bonjour à tous, donc. Nous pouvons commencer. Avant toute chose, j’aimerai que vous notiez les issues de secours de cette salle : ici, et là. Les portes coupe-feu se trouvent dans le couloir. L’ordre du jour : pour cette fois, je nous ai fait un diorama. -Diaporama, rectifia Famine. -C’est ça. J’ai trouvé que c’était un outil que les mangeurs utilisent beaucoup. -Manager, corrigea Guerre. Puis elle souffla à Famine : elle parle couramment le moindre dialecte de la plus insignifiante tribu du plus petit îlot du Pacifique, et il faut encore qu’elle nous fasse le coup des à-peu-près. -Chers collègues, reprit mamie gâteau, voici donc le bilan semestriel.  » Et d’un pouce dubitatif, elle passa à la diapo suivante. Famine blêmit de tout le noir de sa peau. Pestilence sourit : « Oh, il y a même des animations entre les diapos ! » La Mort lui adressa un regard entendu. Guerre : « C’est d’un goût… Tu ne nous épargne rien. » Mort : « Bref : encore une fois, on n’est pas mauvais. Pestilence est en légère stagnation. » Pestilence : « Oui, ben quel est le con qui m’a foutu massivement des antiseptiques en Afrique, aussi ! »

« Je voulais vous parler de la prophétie. » Regards interrogateurs des trois autres. Mort reprit : « Comme vous le savez (diapo), le Messie a été conçu hier. » Les trois autres opinèrent : « Oh oui, bien sûr. Le Messie. » Aussi étrange que cela puisse paraître dans une réunion de cette importance, un ange passa.

La réaction de ses trois compères se faisait attendre.

Pestilence toussota : « Néanmoins, pour être bien sûr que personne ne se mélange les Annonciations, peut-être pourrait-on résumer de quel Messie on parle ? »

Famine regardait le plafond.

Guerre regardait ses mains.

Les deux acquiescèrent discrètement.

Mort leur adressa un regard sévère : « Ben, le Messie, quoi. Vous avez fait votre catéchisme, ou bien ? »

Devant l’intensité du vide des regards de ses acolytes, Mort expliqua : « ’De trois vierges naîtra un enfant, et il sera le Messie.’ Sérieux, vous faites du bon boulot d’accord, mais faites gaffe quand même à la culture d’entreprise, quoi, à la fin ! C’est dans l’épître de Ben Nanarivano aux Navajos. »

« Ben Nanarivo ? » chipota Guerre. « Il n’a pas été déclaré hérétique, lui ? ». Famine lui jeta un regard apitoyé : « Fayotte dès que tu le peux, hein ? Faudrait pas faire l’unité entre collègues, c’est pas dans ta nature.

– Tiens donc ? », s’amusa Pestilence, « tu fais dans le syndicalisme maintenant, l’Affameur ? »

Il se reprit aussitôt : « Il était bourré, le prophète ? ». Famine ricana : « T’sais, un prophète, la sobriété, il a plus tendance à la prophétiser qu’à la concrétiser !

– Non, je dis ça, parce que trois vierges pour un seul gamin, ça fait déjà trop de parents – virginité à part, bien entendu. »