Romantisme et mycoses 4

Ils se rencontrent au mois d’janvier
Car une nouvelle année commence
Mais depuis des éternités
L’a pas tellement changée, Romance

Passaient les jours et les semaines,
Les deux pendus au téléphone,
En visioconf, c’est de la bonne
Moi, sur ce coup-là, j’tiens la chandelle…

Enfin, la lampe torche. Mais pas pour longtemps, on allait avoir besoin de moi. On allait solliciter ma grande lucidité et mon immense clairvoyance. Ainsi, vint ce jour :
Elle : « Je serai à Paris la semaine prochaine.
Lui : – Non ? Vraiment ? Formidable ! »
Moi : j’étais sur les sites « comment détecter un brouteur ».
Elle : « J’ai un souci, je ne sais pas si je vais pouvoir venir.
Lui :- Ah mince, de quoi s’agit-il ? »
Moi : Au dernier moment, le brouteur prétextera un problème.
Elle : « Ma carte bancaire n’est pas passée pour l’hôtel.
Lui : – On peut essayer avec la mienne ? »
Moi : Le brouteur essaiera de vous faire avancer les frais.
Elle : « Non, je ne veux pas que tu paies. C’est mon voyage, mon problème.
Lui : – Écoute, ici j’ai une chambre vide. Dans le pire des cas pour toi, tu ne trouves pas d’hôtel tout de suite et tu viens dormir là. Dans le meilleur des cas pour moi, tu ne prends pas d’hôtel du tout et chez moi devient ta base avancée pour tes vacances parisiennes. »
Moi : Le brouteur essaiera de vous faire avancer les frais.
Elle : « Non non, je préfère l’hôtel.
Lui : – Je comprends. Mais tu as prévu ce voyage depuis longtemps quand même, tu es déjà en Turquie, tu ne vas pas faire demi-tour si près du but ? »
Moi : Le brouteur prétextera un problème.
Elle : « J’arrive par le train de 19h17, gare de Lyon.
Lui : – Juste pour vérifier parce qu’en langue étrangère on peut se perdre. La gare de Lyon, de Paris ? On est d’accord ? Pas la gare de Lyon de Lyon ?
Elle : – Paris. Comment j’arriverai chez toi ?
Lui : – Je viendrai te chercher. »
Toute la journée. Toute la journée il avait les yeux rivés sur le téléphone. Et à 18h00, il est parti se changer. Il s’est fait propre, cette andouille, il s’est coiffé, il a choisi une pelure propre, et ce sous-doué est parti.
Il a pris le tram, le RER, le métro, et ce n’est qu’à la gare en voulant vérifier l’horaire de train, qu’il s’est rendu compte de sa stupidité. Il avait changé de pantalon. Le téléphone était resté dans l’ancien.
Il a été beau joueur. Vu qu’avant les téléphones cellulaires, les gens arrivaient à se rejoindre dans une gare, il a piqué une feuille à un étudiant et un stylo à un guichet, et il a écrit son nom, son nom à elle, son nom qu’il avait prononcé tant de fois ! Mais qui s’écrit en cyrillique. Déjà qu’il a du mal à déchiffrer cet alphabet-là, alors pour l’écrire, tintin !
Il s’est posté comme un chauffeur de taxi devant la voie. Le train n’arrivait pas. Le stress était fort. Le train est arrivé. Les voyageurs sont descendus. Il ne la voyait pas. Le stress montait. Il n’y avait plus de voyageur. Elle n’était pas là. Le stress était au plus haut. Il s’imaginait tout et n’importe quoi. Impossible de la joindre, forcément. Il l’imaginait paniquée quelque part dans un pays hostile, abandonnée. Putain d’étourderie. Il se mit à courir dans la gare. Il voulait appeler quelqu’un : un chef de gare, un guichetier, n’importe ! Foutue automatisation, où est l’humain, bordel ! Y’a personne dans c’te gare ?
Et il reprit contrôle de lui -même. Et avant de repartir chercher son téléphone, il retourna sur le quai. Et tout au bout du train, là-bas, au loin, il vit une petite silhouette descendre. Son cœur ne fit qu’un bond et il se remit à courir, mais cette fois en riant, en riant ! C’était elle ? Oui, ça ne pouvait être qu’elle. Ce pas-là. Ce manteau-là. Il bondissait. Il dansait. Le quai semblait s’étirer sous ses pieds, comme un rêve où on n’avance pas. Et il l’arracha du sol dans un tourbillon de joie et d’émotion. C’était réel. C’était irréel. C’était elle.
Moi je dis : probablement un scammer.

Romantisme et mycoses 3

Vous avez un nouveau message.
« Ne refais jamais ça ! J’ai eu peur.
– Mais euh, si, tu as un nouveau message.
– Purin l’attaque que tu m’as filée. J’ai cru que l’ordinateur était devenu berserk.
– Mais c’est pas moi, c’est ton ordinateur.
– Ah, ça va, hein, ne cherche pas à faire porter la faute sur quelqu’un d’autre !
– Mais je t’assure que ton ordinateur te dit que tu as un message.
– J’ai jamais de message, tu me connais suffisamment pour savoir que je n’ai jamais de message.
– Je te connais suffisamment pour savoir qu’il ne faut jamais dire jamais. »

Néanmoins, l’écran blafard me narguait bien avec un 1 blanc sur fond rouge. Nul doute n’était possible.
« Vieux lisier sur la préfecture… T’as raison, j’ai un message. Il raconte quoi ?
– C’est écrit : « Je crois qu’il n’est pas trop tard chez toi. Serais-tu disponible ? »
– Seb ?
– Hein ?
– C’est Seb ?
– Non, ce n’est pas Seb.
– Nico ?
– Non !
– T’as raison, c’est pas son genre.
– C’est ta nouvelle rencontre.
– Aaaaah !
– …
– Purin t’es con. L’attaque que tu m’as filée !
– Mais non, mais atterris, potot. C’est elle.
– C’est gentil d’essayer de me remonter le moral, mais j’ai été une catastrophe au téléphone et…. Ouhou nom d’un crottin – de Chavignol, c’est elle !
– Puisque je te le dis. Ah vraiment, ça fait plaisir d’être cru.
– Oui ben excuse-moi de ne pas savoir gérer les sorties d’un générateur d’improbabilités infinies.
– De ? Je ne que pardon ?
– Guide du routard galactique. Tu l’as lu autant que moi. Il était infiniment improbable qu’il y ait une suite à ma désastreuse prestation, donc il y a un générateur d’improbabilités infinies quelque part.
– Tu veux dire que l’univers est en train de trafiquer les dés, là ? Tu crois que tu vas gagner au loto de l’amour ?
– Arrête les paraphrases et réponds que je suis disponible.
– Maintenant ?
– Non, le siècle prochain.
– Sarcasme mis à part, tu es sûr ?
– Oui, évidemment, j’ai autre chose de prévu ?
– Possiblement.
– Quoi donc ?
– Mettre un pantalon, par exemple ? »
J’étais en effet en cours de nettoyage de la salle de bains, et j’avais précédemment remarqué que mes genoux supportent nettement mieux l’eau de Javel que mes pantalons. Donc je nettoie à poil et je vous conchie.
Une fois présentable, je me connecte. Mais je me connecte comme on se connecte à la sortie du couvent : raide comme la justice et niais comme un ministre, un sourire de figue éclatée sous un pif rouge d’avoir été expurgé de ses points noirs.
Bon. Ben c’est parti.
Moi je croyais qu’elle allait me raconter que suite à l’intervention du GIGN, sa voiture avait été fracturée par un fuyard qui avait pris en otage le fils du président du Niger et qu’il exigeait le paiement d’une rançon qui lui était dûe parce qu’il l’avait aidé à transférer des fonds pendant une guerre civile qui… Mais non. Pas du tout. J’étais très surpris. En fait j’ai beaucoup parlé de moi. Je ne sais pas trop comment elle a fait, je promets que je voulais écouter toute son histoire, mais elle avait le chic pour poser les questions et éluder les miennes. Non mais c’est vrai. Il parait que les mecs ne parlent que d’eux, alors je fais bien attention à écouter ce qu’on dit autour de moi, pour savoir si c’est vrai. Et puis, je me pose quand même beaucoup de questions qu’on pourrait résumer en : scammer ou brouteur ? Donc j’ai une enquête à mener, je dois trouver des indices, donc chut. Donc j’ai parlé.
Mais je n’ai rien dit de compromettant. Rien du tout. Nada. Muet comme une tombe. J’ai peut-être lâché une info par ci par là, mais pas plus. Si j’avais des enfants, par exemple. Ou mon métier. Oui, là où j’habite aussi. Mais elle est à peine sur le même continent, c’est pas bien grave. J’ai peut-être donné la composition de ma famille, oui. Pas beaucoup. J’ai dû m’arrêter aux cousins issus de germains. En tout cas rien d’exploitable. Sauf là où je travaillais, ça m’a échappé. Et pour quoi. Combien et comment aussi. Rien de médical en tout cas, sauf mes allergies, c’est pas la peine si elle ne mange que du poisson. Bon, mon psoriasis aussi, et je lui ai demandé ses astuces pour les mycoses. Rien d’autre. Promis. À part l’intégralité de mes relations sentimentales. Et je lui ai joué la sérénade.
Par contre, j’ai habilement réussi à la connaître profondément. Elle a les yeux d’une douceur infinie, des cheveux noirs comme le jais et la peau couleur de lait. Ses dents régulières se cachent derrière des lèvres pulpeuses qui articulent les mots comme on savoure un bonbon. Elle se tient fière, les épaules en arrière et les jambes en tailleur. Elle rayonne de sérénité, et sa voix calme charrie avec elle les charmes slaves des ruisseaux du printemps. Parfois elle regroupe ses cheveux d’un bras assuré et les ramène d’un seul côté. Alors ils se dispersent à nouveau dans une cascade de boucles brunes qui projette vers moi des éclats soyeux. Elle est vêtue d’élégance et de sobriété. Ses gestes sont fluides et sûrs. Ses mots sont choisis et réfléchis, et chaque phrase est empreinte d’une sagesse qu’on dirait orientale. Et je crois qu’elle a deux fils.
« Bref, tu t’es fait rouler dans la farine, mon asticot.
– Hé mais ?! Je ne te permets pas !
– Bien sûr que si, tu me permets. Bon, et tu n’as rien repéré d’étrange ?
– Hein ? Non, pourquoi ?
– Oh. Elle est curieuse, hein ?
– Elle s’intéresse.
– Bien sûr. Tu es intéressant.
– Mmmm… Toi tu me suggères quelque chose.
– Oui, hein ? Donc elle a une bonne idée de la valeur de ton patrimoine, maintenant, bravo. En plus elle connait tes horaires. T’as une alarme ? »

Je blêmis.
« Elle habite où, déjà ?
– J’ai… j’ai mal entendu, balbultiais-je.
– Forcément. Elle n’a pas articulé.
– Comment tu sais ça, toi ?
– T’étais en haut-parleur. En tout cas, que tu aies fait précédemment bonne ou mauvaise impression, il va falloir que je fasse un peu de place à cette dame, au moins pour un temps.
– Dis-moi. Est-ce qu’il te serait possible, parfois, de me laisser sur mon nuage, au lieu de ne jamais manquer une occasion de me replonger dans le sordide ?
– C’est à dire que si je ne le fais pas, je ne saurai pas quand tu dégringoleras de ton extase béate, et je risquerai de ne pas être là pour te réceptionner, et tu pourrais te faire très mal, et j’en serai très chagrin.
– Oh. Il faudrait donc que je te remercie de me remettre dans la fange ?
– Pour l’instant, oui. J’aimerai que ton envol soit sûr plutôt que devoir te rafistoler 60 fois. Et va faire la popotte, j’ai faim. »

Romantisme et mycoses 2

Vous avez un message.
« France ne je très parler pas »
Après cette entrée en matière des plus explicites et à l’usage des lecteurs peu familiers avec la langue internationale… Qu’est-ce que la langue internationale ? Et bien, c’est un dérivé de l’anglais, mais avec des « s » disposés de manière aléatoire, parfois sur des pluriels, parfois sur des conjugaisons, jamais à propos. Donc, afin de ne pas heurter la sensibilité des amateurs de belles lettres, la suite sera donnée directement transcrite en Molière le plus pur.
« Et l’anglais, tu le parlacauses ?
– Oui, l’anglais je le comprécris.
– Supernial.
– Je m’appelle du nom de Tatiana. Et toi-nom ?
– Stéphane.
– On s’appelléphone ? »
Oui, au XXIème siècle, avec le réseau de télécommunication qui couvre toute la planète, y compris dans l’espace, on ne se parle pas tout de suite. On se textote avant.
« Hein ? Je ? Hé, minute, non mais 3 secondes, je suis au rayon layette d’un magasin de vêtements dans une zone commerciale vaste comme le désert de Gobi en train de faire les soldes, là.
– Moi nonaussi. Donne 5 minutes à moi. »
Pétard, l’est gonflé le scammer. Je vais avoir droit à une caméra virtuelle avec une séquence en boucle et une justification foireuse sur la non stabilité du réseau. Hé mais, où je vais me mettre, moi ? J’ai une demie heure de route pour rentrer chez moi, je n’ai pas le temps. Réfléchisse, Stéphane, réfléchisse ! Je sais. Dans ma voiture.
Ok, ok, pas stressé le garçon, pas du tout du tout du tout. Toute façon je vais tomber sur un brouteur. Elle ne va pas ressembler à son profil, c’est couru d’avance. Ou elle ne va pas appeler. Non, je reste à l’arrêt, je ne vais pas mettre la ceinture. C’est pas la peine. De toute façon, c’est pas elle, c’est il. C’est un brouteur. Je ne me suis pas maquillé ce matin, je vais avoir l’air de… Oui, je ne me maquille jamais. Ou alors pour faire l’idiot. Je ne suis pas rasé, je ne suis pas rasé… Ah si, tiens. Je vais entendre sa voix. Non, ça va être un vocodeur. C’est un mec qui va parler avec un vocodeur. Aaah, le téléphone sonne. Je ne décroche pas. Si. C’est le but quand même. Je décroche. Non. Si. Allez dégrouille, ça sera réglé comme ça.
« Allô oui bonjour ? Ne quittez pas, votre correspondant va prendre votre appel… Non c’est pas ça.
– Hallo bonjour, tu aller bien ?
– … Un moment… Un moment, s’il plaît toi… »
Elle se ressemble vachement beaucoup quand même. Et puis elle est normale. Elle ressemble à quelqu’un de normal. Peut-être ils ont récupéré une vidéo d’un entretien d’embauche ? Les lèvres doivent être corrélées avec le son. Mes 5 ans d’animation dans un club de sourds-muets doivent me servir maintenant !
En tout cas, elle a une jolie voix. Soprano, à vue de nez. C’est complètement con comme expression. En 5 mots on vient de faire référence à 3 sens alors qu’un seul est concerné. Une voix sûre et riche en harmoniques. Les vocodeurs font des… Ca n’a pas le son d’un vocodeur. Trop riche.
« Ah, ah, ah ! Alors tu tu tu… De Sibérie ?
– Oui. Tu as fait de bonnes affaires, pendant ton shopping ?
– Oui, probablement… Je… pas moi savoir…
– Tu as un bébé ?
– Hein ? Non… Ah oui, si ! Enfin non, pas moi ! Enfin si, mais pas maintenant. Non, c’est pas… « 
Je m’enfonce. Je m’enfonce. Je coule. Je me noie.
Mais qu’est-ce qui m’a pris, bougre d’imbécile que je suis, de préciser dans quel rayon j’étais ? Bonjour, je cherche à faire des rencontres au rayon layette. Roger, tu es devenu papa précisément le mauvais jour. Je te revaudrai ça.

« – …Ami papa depuis hier. Cadeau.
– Je veux venir passer des vacances en France le mois prochain, et peut-être voir la mer.
– Mais je… les frontières ?
– J’en fais mon affaire personnelle.
– Et… Conjoint ? Enfants ?
– Je serai seule.
– …
– Ca va ?
– Oui oui, je… J’ai…
– Vis-tu seul ?
– Hein ? Ah, ah, ah, hé, hé… Hé hé… Hé oui…
– As-tu des enfants ?
– Oui… Oui. Deux.
– Est-ce que tu sais faire des phrases, ou bien tu sais juste coller les mots les uns aux autres au mépris de toutes les lois grammaticales pourtant abondamment violées par les étrangers qui parlent entre eux ?
– …
– ?
– Oui, je sais, lorsque les circonstances me sont plus favorables, parler dans un registre approximativement normal. J’ai malheureusement du mal à me faire à l’idée que nos voix sont actuellement transformées en ondes électromagnétiques qui nous permettent de communiquer bien plus vite et sur de bien plus longues distances que ce que permet le son. 4000 km sont bien plus loin que ce qu’autorisent même les ondes courtes, et il est remarquable que l’information ne connaisse pas les frontières. Et tu viens de déplacer ton téléphone, ce qui signifie que la vidéo ne peut pas être une boucle.
– Ah c’est mieux.
– Oui, ben c’est pas du Shakespeare non plus. »
Je hais Shakespeare. Pas du tout à cause de Hamlet, du songe d’une nuit d’été ou de n’importe quoi qu’ait pu écrire ou faire le bonhomme. Non. Si je hais viscéralement Shakespeare, c’est à cause de son nom. En français, il s’appellerait quelque chose comme Branslelance : shake, secouer, et spear, lance. Du coup, cet éminent homme de lettres à l’humour féroce et à la critique construite, je ne peux me l’imaginer que comme un légionnaire romain sénile, parkinsonien affecté à la garde de la niche du molosse de la légion, recroquevillé derrière son bouclier et le pilum tremblotant dans la nuit claire des plaines de Germanie. Oui je sais, les légionnaires n’avaient pas de lance.
« Pour ma défense, je me permets de préciser que je n’ai pas du tout l’habitude de ce genre de situation, ce qui me coupe un peu la rhétorique.
– J’ai un peu de mal à comprendre.
– Le réseau passe mal ?
– Non…
– Oh. Il n’y a pas de ‘h’ en français. On ne les prononce pas ici. Du coup ils manquent dans tous les mots anglais. Mais ce n’est pas mon meilleur langage.
– Hélas je n’en comprends pas d’autre.
– Je suis sûr que si.
– Je ne comprends pas encore le français.
– Non, mais je suis certain que tu comprends la musique.
– Je ne comprends pas. »
Elle existe. C’est une vraie personne. La conversation était aussi fluide qu’elle puisse l’être. Tout allait ensemble. Elle était profondément impliquée.
Elle n’existe pas. Je n’ai pas vu la boucle dans la vidéo parce que j’étais trop surpris.
Elle existe. Sa voix est authentique et totalement synchronisée avec ses mouvements. Elle a changé la scène avec des façons qui ne peuvent pas être inventés par une machine moyenneuse de comportements.
Elle n’existe pas. Elle est là pour obtenir quelque chose de moi, probablement de l’argent.
Elle existe. Elle n’existe pas. Elle existe.
Elle ne viendra pas. Elle va appeler pour dire qu’elle a des problèmes pour venir.
J’ai été complètement ridicule.

Romantisme et mycoses

« De toute façon, je ne sais même pas ce que je fous là. Ca ne sert à rien.
– Ben pourquoi tu continues, alors ?
– Puisque je te dis que je ne sais pas.
– Tiens, elle ne te plaît pas, celle-là ?
– Quoi ? Elle te plaît, à toi ?
– Euh…
– Moi non. Regarde, la seule photo d’elle est de dos, le reste c’est une brochure d’agence de voyage : une photo de plage qu’on dirait générée par stableDiffusion, de la bouffe de buffet de chez club Med, et sa prose, on la dirait tout droit crachée par chatGPT : « Bonjour ! Je suis une femme simple et authentique, qui croit encore aux valeurs de respect, de bienveillance et de partage. Je suis ici pour construire quelque chose de sincère, avec une personne prête à avancer dans la même direction. Si tu es quelqu’un de vrai, qui sait écouter autant que parler, et qui croit que la complicité se crée dans les petits moments du quotidien, on pourrait bien s’entendre. » . C’est pas la prose de Sun Li, directrice marketing de Singapour, ça. C’est plutôt le copié-collé de Juste Désiré César, 12 ans, collégien au Mali, dans un cyber-café de la banlieue de Bamako.

– T’es rude. Et celle-ci ?
– Mon garçon, regarde, elle n’a rien mis comme texte. Que des photos. Si ça se trouve c’est une psychopathe et elle ne peut pas articuler 3 mots sans baver. Allez, tu sais faire une recherche d’image ? On prend une capture d’écran et on recherche, et on tombe sur… Oh ben ça alors ! Dis donc ! 5 profils Tik Tok directement ! Soit elle est schizophrène, soit c’est un fake. Dans les deux cas ça ne m’intéresse pas. Je plains la vraie dame qui s’est fait chourer toutes ses photos pour se retrouver sur des sites de rencontre. Et j’imagine si elle est en couple : « Dis donc, chérie, comment ça se fait que j’ai trouvé nos photos de notre weekend à Venise sur un site de rencontre, avec ma trogne barbouillée par un gros smiley ? – Question pour question: qu’est-ce que tu fous sur un site de rencontre ? ». L’ambiance du weekend d’après va être trop bien.
– Maintenant que tu le dis, je dois avouer que c’est vrai. Et celle-ci ?
– Celle-ci, c’est une apprentie influenceuse. 4168 photos sur ses comptes de réseaux sociaux. J’ai connu des mannequins qui avaient fait toute leur carrière avec moins de poses. Elle ferait mieux de mettre son appareil photo en mode rafale, ça lui ferait gagner du temps. Elle est là pour faire sa pub, pas pour des relations humaines.
– Ouch, celle-ci, elle pique les yeux !
– Pas tant que ça. Enfin, si, mais pas pour les raisons que tu crois. C’est la misère du monde qu’on retrouve sur le web. Elle cherche un moyen de sortir de son immense détresse…
– Attends, mais tu as la larme à l’œil ?
– Je t’ai dit que ça piquait les yeux. On passe, je ne suis pas d’humeur à réfléchir sur l’injustice des hommes.
– Ouh la vache ! Elle est hyper suggestive celle-là !
– Oui, et cependant parfaitement en accord avec les règles de la censure de ce site.
– Mais ? On ne voit pas sa tête ?
– Hé non ! D’ailleurs on n’a pas son nom non plus, ni son âge, même le pays est faux. Les photos ne sont pas d’elle non plus, probablement. Par contre on a bien un moyen de contact direct sans passer par le site.
– Où ça ?
– Dans les photos. Il y a, subtilement, derrière, son pseudo sur un autre site. Et vu le pseudo, ce n’est probablement pas pour du prêt hypothécaire garanti par tontine.
– De… De la…
– Prostitution, oui. Combien il y a d’hommes sur les sites de rencontre ? Ouais, des millions. Tu crois que les maquereaux se tiendraient éloignés d’un si grand public ?
– L’humain ne perd jamais une opportunité de dévoyer un truc… Bon. Je suppose donc que celle-ci est un pur fake ?
– Attends.
– Regarde, ses photos viennent clairement d’une séance de pose, elle a écrit sa bio en cyrillique, il n’y a que des beaux paysages, avec des photos cheveux au vent. On a sa story insta, ça coche toutes les cases pour être un fake.
– Attends.
– Attends quoi ? C’est tout vu, c’est un fake. Qu’est-ce que tu fais ?
– Je déchiffre.
– Tu déchiffres quoi ? C’est du cyrillique !
– Justement, je ne lis pas, je déchiffre.
– Tu sais lire le cyrillique ?
– Non, puisque je ne lis pas, je déchiffre. Elle est directrice marketing.
– Super. Le métier des brouteurs. Allez, next !
– Elle me plaît.
– Mais c’est un fake, potot !
– Il est fort possible que non. Ses photos ne sont pas référencées par les moteurs de recherche. Son texte contient des noms propres, donc il n’est probablement pas généré par une IA. Ses photos ne sont pas sur ses autres comptes, qui doivent être liés à son activité professionnelle plutôt qu’à sa personne.
– Et elle te plaît ?
– … Elle a l’air en bonne santé… d’une culture proche… C’est déjà beaucoup…
– Oui, m’enfin c’est pas vraiment notre… ton style.
– C’est vrai. Elle a plus un physique à manger des courgettes et du melon que des tournedos Rossini et de la purée Soubise. Et pourtant je la trouve magnifique. Et je suis sûr qu’elle est très intelligente. Et ça, un seul moyen de le savoir.
– Potot, tu viens de demander le contact ! T’es un ouf dans ta tête !
– …
– Quoi ?
– En 5 ans personne n’a jamais répondu à une seule de mes demandes de contact. Ça ne sert à rien ce que je viens de faire.
– Mais ?
– Oui, je ne sais pas pourquoi je fais ça.
– Il faudrait peut-être que tu abordes des gens en vrai. Que tu aies des activités.
– J’ai des activités. Je suis même bon dans ce que je fais. Je cours et je joue de la trompette.
– …
– Quoi ?
– …
– Ben ?
– Tu cours 10 bornes en partant de chez toi et en y revenant sans t’arrêter. Et tu joues en soliste, les cours d’instrument sont toujours des cours particuliers. Autrement dit, tes activités, pour rencontrer quelqu’un, c’est mort. T’as essayé de sortir de temps en temps ?
– Écoute, mon garçon, je me refuse à aborder quelqu’un qui n’a pas spécifiquement manifesté son désir d’être abordé.
– …
– Quoi ? J’ai dit une bêtise ?
– C’est vrai que c’est compliqué. Comment tu manifestes ton désir d’être abordé ? Tu te balades avec un T-shirt « Draguez-moi » ?
– Vas-y, te fous pas de ma gueule. C’est important de limiter le nombre de gros lourds dans ce monde.
– Ouais ouais, monsieur la délicatesse. Tiens, ta demande de contact a été acceptée.
– Hein ?!?
– C’est écrit là.
– Mais ? Je fais quoi ?
– Qu’est-ce que tu veux que j’en sache ?
– Et moi donc ! Les rares contacts que j’ai eu ont toujours eu lieu dans l’autre sens.
– Allez, le pied à l’étrier : dis bonjour, et évite « Bonjour, M. le brouteur », bonne chance potot ! »