Benoist ne trouva pas la Vergandonsk. Il devait un peu trop naviguer dans des zones pleines de troupes, aussi, après un rapide examen tactique, la décision fut prise de surseoir à cette recherche, voire de s’en passer carrément : « Je ne connais pas de problème qu’une compagnie d’artilleurs ne puisse résoudre. Il est plus sage de ne pas traîner dans les parages : nous reviendrons avec une force plus conséquente, au lieu de courir après une hypothétique magicienne. »
La première décision tactique de Dutilleul fut de poster une vigie en haut du donjon.
Le lendemain matin, ça cognait, sciait et herminettait dur sur le glacis défensif du château. Les assiégeants s’étaient attelés, de bonne heure, à une étrange construction. Les défenseurs, eux, ne voyaient pas cela d’un bon œil. En plus, le chantier se tenait trop loin pour leur envoyer quelque aide confraternelle, telle que pierres ou carreaux qu’on pourrait dispenser avec générosité et surtout vigueur.
Dutilleul testa sa tactique : « Vigie, ma mienne vigie, ne vois-tu viens venir ?
– Non, rien qui vient. Par contre je vois plutôt pas mal de gens qui restent. Je crois même que c’est notre problème. »
Judith, elle, était chez elle et ennuyée : « Mais quel éniantiomère d’étourdie de pacotille je fais ! » Elle regarda Hyacinthe, présentement occupé à rajuster son bonnet sur sa tête. « Nous devons retourner au château.
– Il est assiégné.
– Je ne vois pas le rapport.
– Et bien, quand on assiègne quelque chose, on essaie de ne pas permettre à quoi que ce soit d’entrer dans ce qu’on assiègne.
– Ça ne fait pas mes affaires. Je ne veux pas attendre, je ne sais pas combien de temps cette opération spéciale va durer, et j’ai oublié certaines de mes notes là-bas. Notamment celles qui concernent la fabrication d’un ciment qui prend sous l’eau. Ciment qui nous serait extrêmement utile afin d’éviter la reproduction de la scène de l’inondation. On doit donc y retourner. Ton neveu jouait bien avec une petite barque, l’été dernier ?
– Euh oui, mais on ne tiendra pas dedans, c’est taille demie-portion.
– Parfait. On n’ira pas dedans, mais dessous. Tu peux me découper ça en « S », s’il te plaît ? Et on va peindre cette barquette en blanc.
– Barquette ?
– Oui : une petite barque. On va passer en catimini.
– Avec un jouet et un tuyau coudé ?
– C’est l’idée. Je suis sûre que de nuit et ivre mort, ça fait un très bon cygne. Allez, prépare-toi, car :
Ce soir, dès vêpres, à l’heure où noircit la cascade,
Nous partirons. Vois-tu je sais que tu attends.
Nous irons par la forêt, nous irons en promenade
Je ne puis demeurer sans toi plus longtemps.
Je nagerai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans faire aucun bruit,
Seule, inconnue, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
Je ne regarderai ni l’or du soir qui choit,
Ni les soudards au loin qui intriguent,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta digue
Un bon tas de ciment premier choix. «
Le marquis des Scalliers, à peine entré, convoqua son host. Mais comme le temps pressait selon lui : « Une bonne femme assiégée, je ne donne pas cher de sa vertu », il rassembla les hommes qu’il put trouver et se prépara à repartir le lendemain matin.
Dutilleul essaya : » Vigie, ma mienne vigie, ne vois-tu rien venir ?
– Pas rapport à tout à l’heure ? Ben, non, tiens. »
C’est donc à quatre pattes dans la nouvelle petite rivière que Judith et Hyacinthe partirent en expédition, pour retrouver cette fameuse recette de ciment apte à consolider le barrage nouvellement bricolé. Ils avaient la barquette retournée sur eux, dans une misérable tentative de passer, dans la nuit, pour un volatile aquatique. Les aspirants infiltrés avançaient à la vitesse d’un canard. La peinture, encore poisseuse, marquait l’eau de traînées blanches, ce qui, à défaut de crédibilité, donnait un certain style. Judith tenait son tuyau dans un pitoyable pastiche de marionnette. « Il ne manque plus que le tutu pour en faire un ballet », siffla Hyacinthe. À quatre pattes dans l’eau, ils essayaient de ne pas trop faire ressortir leurs fesses. Un cygne, peut-être vexé de cette parodie d’imitation de sa noble espèce, s’approcha de l’esquif retourné. Il vit quelque chose bouger et donna un coup de bec dedans. Il venait de pincer la fesse de Hyacinthe, qui se redressa par réflexe dans un « Ouille ! » chuinté. Et « boum ! », fit sa tête sur la coque.
Ce bruit attira l’attention d’un soldat. Il désigna alors la silhouette du cygne à un archer confrère, lequel rigola bien : « Rôh la vieille astuce ! Alors, y’a quelqu’un qui veut passer sans nous dire bonjour ? C’est pas bien, ça ! » Son condisciple lui fit remarquer qu’il y avait d’autres volatiles sur l’eau. « Oui », lui fut-il répondu, « Mais celui-là est un faux. Une cagette retournée, on nous prend vraiment pour des idiots. Allez, démonstration, le bleu, prends en de la graine ! ». Et il décocha son trait. Qui alla se ficher dans la coque. De panique, Judith lâcha le tube en S qu’elle tenait, censé représenter le cou de l’oiseau, et abandonna le cadavre de bois : découverts pour découverts, autant filer rapidement. L’archer prit le « plouf » du tuyau pour le signe évident du décès du piaf. « Ah ben non, tiens, c’était un vrai. Qu’est-ce qu’on fait ? On va le chercher ? » Après une rapide négociation (« Qui va se tremper pour ramener le rôti ? »), un soldat alla à l’eau. Quand il découvrit le regrettable subterfuge, il en avisa ses compères : « Tentative d’intrusion ! ». Mais Hyacinthe et Judith avaient déjà pris pied de l’autre côté du fossé.
Dutilleul vérifia : » Vigie, ma mienne vigie, ne vois-tu rien venir ?
– C’est à dire qu’il fait très nuit, là. Je peux descendre, patronne ? J’aimerai bien dormir un peu et manger un bout. »
C’est exténués, après un quart d’heure de tambourinements obstinés que Judith et Hyacinthe purent enfin entrer dans le château assiégé. Évidemment, leur arrivée ne fut pas saluée par un déclenchement spontanés de hourras enthousiastes. Ils furent plutôt invités à passer la nuit sous bonne garde, en attendant qu’on décide de leur sort au lever du jour.
Mais quand l’aube dévoila l’objet du chantier des assiégeants, un murmure parcourut les rangs des défenseurs : ‘Trébuchet’. Un enchevêtrement de poutres. C’est généralement mauvais signe, cela signifie, entre autres, que les assaillants ont de la ressource et qu’ils ne craignent pas d’être pris à revers.
Dutilleul héla : » Vigie, ma mienne vigie, ne vois-tu rien venir ?
– Mais on va m’enquiquiner dès potron-minet ? » Caroline soupira : « Il faut répondre : je ne vois rien que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie.
– Ah. Moi, vous savez, les tactiques militaires… »
Puis elle fit la tournée matutinales des troupes. Comme le premier assaut n’avait pas encore été donné, tout le monde était à peu près frais. On présenta Judith et Hyacinthe à la châtelaine. Elle les dévisagea de haut en bas, l’air austère : « Je constate avec plaisir que l’équipe du génie nous a rejoint. Nous allons tenir un conseil stratégique. » Tout le monde se regarda : ils n’étaient qu’une vingtaine de militaires, pourquoi refaire une réunion après la revue ? « Ça signifie, Judith, que vous venez seule avec moi.
– Aaaaaaah…. » Et les deux femmes s’éclipsèrent.
Dans le bureau de Dutilleul, l’ambiance était électrique : « Croyez bien que je regrette de devoir vous solliciter une fois de plus, mais nous avons en face de nous une énorme machine de guerre.
– Ah oui, peut-être.
– Oui, ça ne doit pas vous concerner beaucoup, vu vos activités d’avant-hier soir.
– Euh… Je cherchais mes notes pour trouver de quoi fixer le barrage ?
– C’est ça. Et moi je dansais le can-can.
– Je trouve ça un peu léger pour une responsable, pendant une inondation et une attaque.
– Ne faites pas l’idiote. Quand je pense que le marquis est tombé dans la roture… »
Judith éclata de rire. « Comme elle est mignonne !
– Mais ?
– Une petite crise de jalousie au réveil, comme c’est tendre. J’ai pas croisé votre libidineux. À mon avis il s’est débiné vite fait bien fait, histoire de se refaire une santé dans ses terres. Il reviendra pour ramasser les restes fumant de ce fief.
– Non !
– Il aurait tort. Mais il se trouve que j’appréciais la relative liberté dont je jouissais ici, et je n’aimerais pas qu’un lourdaud vienne poser ses grosses papattes pleines de doigts sur mes ressources. Donc je vais vous aider à nous sortir de ce foutoir. Par contre, votre marquis, gardez-le. De toute façon, il n’est pas de mon âge. »
Benoist se réveilla soucieux. Les velléités de conquête de son homologue du sud ne lui plaisaient pas du tout. C’est pas parce qu’il lui avait acheté à prix d’or sa production qu’il fallait se sentir autorisé à faire n’importe quoi. Il ne prit pas d’œufs pour le petit déjeuner. Ni de lard. Ni de pain. En fait, il ne mangea pas du tout. Il avala une grande lampée d’eau. Et partit rapidement.
Judith réfléchissait : « Manquait plus que ça. Mission : détruire le trébuchet. Fastoche, depuis une citadelle assiégée, tiens. C’est vrai qu’on a de la ressource. Hé mais… » Elle pris une grande inspiration : « Hyaciiiiiiiiinthe ! Tu sais toujours coudre ? »
Judith réquisitionna un peu de charbon de bois. Elle alla gratter les murs du bureau de Caroline, qui l’observait, circonspecte : « Oh. « raser les murs » a donc un sens littéral.
– Oui, tout comme « sel de pierre » désigne effectivement un sel qu’on trouve sur les pierres. Il en reste un peu ici, du salpêtre, vous permettez ? ». Puis elle alla à la cave, et confisqua le soufre destiné à fumer les tonneaux. Dans les cuisines, elle prit un mortier, une balance et replongea dans son élément naturel.
Quant au marquis, il donna l’ordre du départ. Sa colonne se mit en marche, bannière au vent. Il l’estima. Bien sûr, ce n’était pas ridicule. Mais l’urgence de la situation ne lui permettait pas d’attendre que tous ses hommes viennent de toute la marche pour partir. Il fallait espérer arriver par surprise. Il nomma un lieutenant pour le rejoindre plus tard avec le reste de ses hommes.
Dutilleul redoutait l’ennui de ses troupes. Enfermés entre quatre murs, l’inactivité allait mettre ses hommes en transe, et ils allaient se mettre à trouver vouivres et basilics partout. Aussi dirigeait-elle des exercices derrière les remparts. On sentait l’inquiétude monter face à la menace grandissante de cette terrible arme de siège qui s’assemblait derrière les murs, hors de portée des petits onagres de siège. Mais souvent, Caroline tournait des yeux pleins d’espoir vers la vigie. Aurait-elle du secours ? Elle donnait à Benoist une journée entière, maximum deux, pour prendre les assaillants en étau. Après, tant que ses troupes seraient encore motivées, elle devrait tenter une sortie.
Après une journée de marche, Cabistan fit faire une halte. Il ne fallait pas être découvert de suite. Ce n’est qu’au crépuscule que Benoist fit avancer ses soldats. La charge commençait.
Au même moment, Judith présenta le fruit de son travail. C’était un tonnelet suspendu à un genre de grande aile delta. Bringuebalant, il semblait fragile et dérisoire. L’alchimiste en expliquait le fonctionnement : « Et on le monte tout en haut du donjon, on allume ici, n’est-ce pas ?, et on jette. ». L’objet était vaste et pas très pratique à manœuvrer. Rien que le monter sur la plus haute plateforme relevait du numéro d’équilibriste. Mais enfin il fut en place. Judith s’affairait autour de sa création. Elle vérifiait les fixations, les longueurs de mèche, et tout un tas de trucs auxquels personne ne comprenait rien. « Fais attention avec ta torche, tu vas foutre le feu. Alors, on déplie comme ça… Tudieu, fais gaffe, t’as failli me recoiffer façon flammèches. Est-ce que c’est bien fixé ? Hé mais ! Empoté éconduit ! Regarde la toile ! Tu viens d’y mettre le feu ! » Le porteur de torche s’excusa. « Bon, ben tant pis, dégrouille-toi alors : allume la mèche et balance, tant que c’est encore possible ! » La mèche se mit à produire des étincelles à profusion et à crépiter. On lança le plus fort possible l’engin vers le camp adverse. Et dans une gerbe d’étincelles, mi cramant, mi planant, l’engin alla à la rencontre du trébuchet. Qu’il loupa.
Benoist vit une horreur sifflante, fumante et rougeoyante dans le ciel nocturne. Il la vit voler vers le chantier. Puis une boule de feu surgit, calcinant poutres et tentes : « Mouais. Je savais bien qu’il y avait un dragon. » Le camp des assiégeants se transforma en une fourmilière éclatée sous le sabot d’un âne. Les soldats couraient dans tous les sens, poursuivis par leurs propres ombres dansantes. Un cri s’éleva : « Un dragon ! Ils ont invoqué un dragon ! » Le cri fit l’effet d’un couperet : la moitié des soldats se mit à détaler, hurlant à qui mieux mieux qu’ils n’avaient rien fait de mal. Ceux qui restaient découvraient que les renforts étaient arrivés. Maintenant pris entre deux feux, ils cherchaient leur salut… n’importe comment. Non mais franchement. On ne se frappe pas la tête avec son bouclier. On ne se met pas en colonne à deux, c’est ridicule et inefficace. Oui, c’est bien de se mettre en cercle, mais il faut mettre les tireurs à l’intérieur, pas les fantassins. Voyant cela, Benoist hocha la tête et avança : « Le dragon est avec nous !
– Ouaaaaaaais !
– Pas trop fort, il pourrait nous entendre. »
Judith était restée sur la plate-forme. Caroline, paniquée, demanda : « Vergandonsk, ma sœur Vergandonsk, ne vois-tu rien venir ?
– Je ne vois rien que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie. », répondit Judith sans réfléchir. Puis elle se reprit : « Il fait nuit, il y a un incendie dans le camp, qu’est-ce que tu veux que je voie ? »
Ils entendirent de grands bruits. Cabistan avait profité de la panique causée par le « dragon » pour, avec ses troupes, casser l’encerclement. Il attendait donc qu’on baisse le pont-levis. Dutilleul courut à sa rencontre. Elle hurla à Judith, restée en haut : « Et une armée entière en bas de chez moi, c’est trop discret pour être vu ?
– Oui, bon, ça va, certains détails peuvent m’échapper », dit Judith.