Une histoire alambiquée 6

Le vantail s’ouvrit dans un grincement sinistre. Profitant de cette aubaine inespérée, une lumière blafarde de matin dégueulasse se faufila dans le trou à rat où Judith et la brute ronflaient du sommeil des affamés. À sa suite, un air froid comme une couleuvre, insidieux comme une pluie froide et vicié comme une décharge coula dans le terrier des malheureux. Une voix pinçante, grinçante et gueulante se fit entendre : « Debout, fainéant ! C’est mercredi, et le mercredi, je chasse ! »
Judith sursauta dans un bond : « Quel amputé des neurones fini au perchlorate de manganèse ose beugler dans mes oreilles avant midi ? » Il ne faut pas se relever brutalement, comme ça, quand on a une entorse toute fraîche : « Aïe ma cheville, chié ça fait mal ! » Sinon on finit à regarder par terre, courbée et accroupie, à se tenir le membre blessé. C’est dans cette position qu’elle découvrit la pointe d’une botte de cuir noir. Et lentement, très lentement, son regard suivit la botte, découvrant un pantalon de velours noir également, sombre comme un jour sans espoir. Puis il remonta le long d’un justaucorps vert émétique, comme en portent les chasseurs, couvert d’une veste de cuir vieux mais entretenu. Il grimpa encore pour rencontrer un visage de la blancheur de la faïence d’aisance, encadré par des cheveux noirs de charbon coupés en un carré sévère. La tête était nue, sans coiffe aucune, et fière. Dans le même temps, le regard inconnu glissa le long du corps de Judith. D’abord sur sa figure, couverte de boue et parsemée de taches de son, perdue dans une tignasse oscillant entre l’auburn et le délavé. Puis sur ses épaules recouvertes d’un châle troué, le buste serré dans une blouse maladroitement brodée. Ensuite sur sa jupe ample, usée et pleine de replis, pour finir par ses pauvres godasses qui rêvaient d’un passé plus glorieux.
Les regards s’accrochèrent, et le monde sembla s’immobiliser. Judith se redressa lentement, le dos raide de fierté. Ses prunelles d’un brun velouté croisèrent l’acide vert de celles de l’autre. Les âmes se jaugeaient. Les yeux étaient à même hauteur et ne cillaient pas. Ceux de Judith étaient interrogatifs, et les autres inquisiteurs.
« Bon, mes biches, quand vous aurez fini de vous reluquer, on pourra peut-être faire quelque chose de la journée ? »
La femme en vert tourna lentement la tête vers lui et le fusilla du regard. L’effet fut immédiat : la brute se renfrogna dans un coin d’ombre.
« Qui est cette femelle femme ? dit la voix avec autorité.
– C’est le braconnier que j’ai capturé hier. »
Le regard fronça les sourcils.
« Si, je l’ai trouvée dans le piège hier. »
Le regard fronça davantage les sourcils.
« C’est pas un braconnier braconnant. Mon braconnier court encore les bois boisés. Qui est-ce ?
– C’est euh… c’est… »
Judith comprit. Elle n’était que la malheureuse victime collatérale d’un jeu morbide entre cette terrible dame et un pauvre crève-la-faim qui chassait les lapins dans la forêt. Elle allait pouvoir rentrer chez elle.
C’était sans compter que le trappeur devait maintenant justifier une capture inutile, ce qu’il fit ainsi :
« C’est une sorcière !
– Une sorcière ? » L’inconnue jeta un regard en biais à Judith. Peut-être l’avait elle mal évaluée en première instance.
« Une sorcière comment ?
– Une sorcière ensorcelante ! Elle m’a fait ça !, » argumenta-t-il en secouant ses mains empaquetées pour appuyer son propos.
Judith se sentit dans une posture légèrement fâcheuse, tendance jugement expéditif. Elle prit la parole : « Alors, euh, techniquement, il s’est fait ça tout seul. » Quoi ? C’était bien lui qui avait mis les mains dans la chaux, non ?
Ca n’eut pas l’effet escompté : « Je vous ai autorisée à parler ?
– Fleubeuleu », fit l’amour-propre de Judith.
« Une sorcière… intéressant », répéta l’inconnue.
Le mot atteint Judith comme une fléchette empoisonnée. Le poison était de la terreur pure. Judith n’était pas sans ignorer la haine que la vindicte populaire porte aux sorcières, et se voir affublée de cet épithète avait tendance à raccourcir drastiquement votre espérance de vie.
« J’ai besoin d’une sorcière. Je vous retrouve après la chasse, cet après-midi, au castel châtelain. Soyez ponctuelle.
– J’ai une entorse, comment je me déplace ?
– Un détail. »
Et la châtelaine sortit de la maisonnette qui maintenant semblait ardemment confortable à la promue sorcière. Elle prit la hache d’armes qu’elle portait à la ceinture – on se bat avec ce qu’on veut – et de quatre coups bien sentis, fit tomber deux branches fourchues tout à fait appropriées à l’usage de béquilles.
Une de ces branches portait un nid. Son habitant, furieux de se voir délogé, s’envola d’un battement d’ailes rageur. Il remonta le ruisseau, tourna trois fois au-dessus des eaux et, d’un naturel rancunier, lâcha sa vengeance d’un trait blanc. Le projectile, filant droit comme la justice, s’abattit pile sur le crâne d’un Hyacinthe qui, jusque-là, flirtait avec l’inconscience. Son regard vide fixa le ciel un instant. Puis il grogna, et ses yeux se refermèrent tout seuls.
Judith s’apprêtait donc à vider les lieux en béquilles. Elle se retourna pour demander son chemin, et vit que par un triste coup de malchance, il se trouvait que le petit arbre élagué par la châtelaine soutenait un très vieux chêne, respectable mais moisi, qui attendait l’éternité en surplomb de la demeure du trappeur. Pauvre chêne, de finir ainsi sa glorieuse carrière, à s’effondrer sur le toit branlant d’une bicoque mal retapée.
Le trappeur, les mains souffreteuses, vit l’arbre. Sa maison. L’arbre. Sa maison. La rencontre entre les deux. D’abord, il ne dit rien. Puis ses lèvres tremblèrent, ses épaules secouées de petits soubresauts. Une première larme coula lentement, comme à regret, suivie par d’autres qui roulèrent en silence le long de ses joues sales.

Mais on le hélait : « Bon, on y va ? Et allez mettre un pantalon, c’est indécent ! »

Une histoire alambiquée 5

« Ben allez, entre, tourterelle, quoi. »
Judith pesta : « Gnemini, bloubeuleu fleu greugneu graaaaa ! »
– Ah oui, c’est vrai, tu es attachée. Allez, debout la chouette ! » dit-il en levant Judith.
« Aaaaaaaah ! » répondit-elle en posant les pieds sur le sol, puis en sautillant benoîtement. Oui, l’entorse. Et boum, par terre. « Ah, pardon. Je ne savais pas que tu étais en porcelaine. – Gneumeugnan, flagrala ! »
M. de la brute la mit à l’intérieur de sa… non, vraiment, j’ai pas le vocabulaire. Il la mit à l’intérieur, ferma la porte et la détacha. Judith avait très, très très envie de faire étalage de ses connaissances encyclopédiques en ornithologie, mais elle se retint de l’affubler d’une farandole bien sentie de noms d’oiseaux. Elle resta coite.
« Bon, ben puisque tu ne racontes pas grand-chose, j’ai faim, fais-nous à manger, mon écureuil blessé. »
S’il y a une partie de l’anatomie de Judith qu’elle entraîne par beaucoup d’activité, c’est bien sa cervelle. Pas forcément d’une activité pertinente, mais à tout le moins débordante. C’est toujours ça de pris. Donc en cet instant, Judith faisait tourner ses méninges à fond la caisse. Un trappeur. Qui faisait des travaux chez lui. Et qui voulait manger. N’importe quoi, apparemment. C’est parti. « Ca fait combien de temps que l’ours n’a pas mangé de pain ? »
Sentant confusément qu’on s’adressait à lui, le trappeur ouvrit de grands yeux qui scintillèrent : « Du … pain. Du pain. » C’est quand même autre chose que de la viande faisandée et des racines terreuses. « Ca fait… on va faire du pain ? » On sentait dans sa voix qu’il était pris par l’émotion. Cette grande brute perdue pour la civilisation n’avait probablement pas eu un aliment correctement cuit depuis des années.
– Oui. Un truc un peu civilisé. C’est parti. Farine, if you plize »
Et l’ogre se retourna pour farfouiller dans sa hut.. dans son foutoi… Dans son bazar. Judith profita qu’il avait le dos tourné pour relever le loquet de la porte. Première étape.
La brute trouva ce qu’il cherchait. Il tendit à sa captive une vanneri… un… récipient ? plein d’une poudre blanchâtre. Judith y jeta un oeil circonspect.
« Farine ?
– Farine.
– Bon, on va commencer par la rendre comestible. Passoire ?
– Passoire. »
Judith passa la farine. Elle se retrouva avec un tas de farine et un monticule de chiures et de cadavres de mites. « Beuah. Je vais jeter ça. » Elle prit la jatt… le truc, là, plein de farine à peu près propre, et franchit la porte. Non, elle ne se mit pas à courir. Elle a une entorse et le gaillard court vite. Non. Elle jeta prestement la farine et la remplaça par la poudre blanche qu’elle avait vu précédemment. Et elle balança aussi les cadavres avec une grimace de dégoût. Deuxième étape.
Puis elle rentra. Enfin, elle rentra surtout dans le bide de la brute, qui avait imaginé que sa proie avait pris la poudre d’escampette et s’était élancé pour lui courir après. Et non, mon grand, elle n’a pas pris cette poudre-là. Il se trouvèrent donc tous deux les fesses à terre : « Mais fais gaffe, tudieu, j’ai failli renverser. T’imagine j’aurai porté de l’eau ? On serait bien, tiens. Allez, aide-moi. Mets-toi là. Plonge tes mains là-dedans, je vais mettre de l’eau, il faut que tu pétrisses.
– Du pain…
– Oui, enfin… Ca va être super. Avec un peu d’eau, ça va être chaud chaud chaud !
– On ne met pas de sel ?
– Hein ? Non, y’a pas besoin d’une solution ioniq… Aaaaaah, du sel ! Si si si, du sel ! Excellente idée. Du sel. Il est ?
– Sur l’étagère.
– La quoi ?
– La planchette au-dessus de ta tête.
– Voilà. Une bonne dose de bon sel, dit-elle en vidant le pot allègrement.
– Y’en a pas trop ?
– Non non, au pire on en retirera. Allez, tu es prêt ? Je verse l’eau.
– Tiens, c’est marrant, ça fait des bulles.
– Oui, hein, c’est rigolo. C’est l’air de la poudre qui s’en va au travers de l’eau. Pétris, pétris.
– Dis donc, c’est tout doux.
– Oui, c’est l’hydratation du carbonate de…
– Dis donc, c’est moi ou ça chauffe ?
– Oui, c’est normal, c’est la levure qui travaille.
– La levure ? Mais on n’a pas mis de aaaaaaaah ! Ca brûûûûle ! »

Et l’ours sortit les mains du mélange bouillonnant en criant. Elles étaient encore couvertes de chaux, et il les secoua pour s’en débarrasser. Judith s’abrita vite sous la table. L’ours hurlait. Et projetait des gouttes de chaux brûlante un peu partout, y compris sur son visage, qu’il voulu s’essuyer. Avec ses mains. Pleines de chaux, donc. Hurlements pires. Bruits de choses qui tombent. L’ours se débat, constatait Judith de sous la table.

Vous a-t-on déjà parlé de la praticité de l’eau courante ? Une invention formidable. Bien pratique quand, par exemple, on se brûle. Hop, sous l’eau courante le temps que ça se calme. Ou quand on a les mains pleines de saleté. Hop, sous l’eau courante et tout propre ! Formidable. C’est dommage d’avoir à aller chercher de l’eau à la rivière sous prétexte qu’on est un trappeur dans une cabane au fond des bois. Surtout quand on n’arrive pas à ouvrir la porte, vu que les mains brûlent.

Mais Judith, dans son infinie bonté, ouvrit cette fameuse porte. Et la lui claqua au nez pour s’enfuir en boitillant.
Libre. Judith était libre ! Elle prit une profonde inspiration. Avec les occupations qu’elle lui prévoyait, quand son ravisseur aura le temps de s’occuper d’elle, elle sera déjà loin ! Chez elle, même ! Plus qu’à rentrer à la maison. Il suffit d’aller par là. Enfin, je crois que c’est par là. Il faut monter la pente ou la descendre ? La prendre en travers ? Tous ces arbres, vraiment, ça bouche l’horizon. Personne ne fait donc l’entretien, dans cette forêt ? Au bout d’un moment, Judith s’arrêta un instant : « Ce paysage me dit quelque chose… Je ne dois plus être loin ». Et de plus très loin en plus très loin, de scène qui lui disaient quelque chose en lieux qu’elle trouvait familiers, de plus en plus familiers, le jour déclina, et la nuit chut mollement sur la forêt indifférente.
« Jean-foutre de rapiat d’apothicaire de bar-tabac ! Je te jure que si je retrouve cet empaffé de chemin, je te ferai regretter ce que tu m’as fait jusqu’à ce que tu aies fini de griller au fond d’un creuset qui colle au fond. »
Et désespérée, Judith se laissa choir le long du mur. Le long du mur. Le long du mur ? Attends… Ca veut dire que j’ai réussi à sortir de… Mais… Une goutte de sueur glacée lui courut le long du dos, d’ici à là, voir figure 2. Ce tas de poudre blanche abandonné au sol. Ce vantail branlant. Ce toit trop bas. Oh non. Dis-moi pas que c’est pas vrai. Sa respiration se fit haletante. Non. Non non non non non, c’est pas possible !
Hélas si. Après avoir tourné des heures dans cette forêt, Judith avait réussi à s’arrêter pile devant la masure du trappeur dont elle venait de s’échapper. Elle eut un sanglot. Elle prit une grande bouffée de cet air plein de liberté, et se résolu à entrer. Elle s’attendait à trouver un bête furieuse, rouge de colère et de rage. Elle trouva un animal blessé, pathétique et défait.

« J’ai faim, dit-elle.
– J’ai mal, lui répondit-on.
– Aussi.
– Aussi.
– On mange quoi ?
– Tu n’as jamais ne serait-ce que cuit un oeuf ?
– Non. »

Il montra ses mains. Elles étaient maladroitement empaquetées dans des chiffons crasseux.
« Oh. Pour les rincer, ça s’est passé…
– Pipi.
– Oui. Effectivement. Et pour ouvrir le pantalon, tu as… »
La brute était cul nu, tant ses chausses étaient trouées.
« Oui, ça brûle aussi le tissu, hein ? Touché-brûlé. Et pour la figure ?
– Gros pipi.
– Je vois. Et donc, avec tes gants de boxe, là, c’est pas pratique, c’est ça ? Du coup, au menu c’est ? »
D’un coup de menton, il désigna le sol.
« Je ne comprends pas.
– Spécialité du jour.
– Oh. Intéressant. C’est quoi ?
– Des cailloux à la sauce terre.
– Excellent. Et bien, après cette bombance, mon cher hôte, je vais prendre mes quartiers. Bonne nuit ! »

Et, trop loin de cette touchante scène de retrouvailles pour s’en sentir concernés, les oiseaux, scolopendres et autres cloportes entendirent un « aaaaaaaaaah ! Mais ça fait mal ! » suivi d’un « boum » et d’une cavalcade. Remontons la rivière pour retrouver la source de cette gaie symphonie : Hyacinthe qui était en grande négociation avec un cochon. Oui, le sanglier avait choisi les boules glacées plutôt que le fromage de pieds, ce qui avait réveillé Hyacinthe, qui s’était mis à hurler qu’on lui bouffait les bijoux de famille, ce qui avait fait peur au sanglier, qui était donc parti en courant tout droit, c’est à dire pile sur la tête de Hyacinthe, qu’il avait donc abondamment piétinée et replongée dans la fange du ruisseau.

Une histoire alambiquée 4

« Espèce d’isotope de résidu de distillat de putréfaction de vieille carne ! »
Judith jura.
« Chut oulalà moins fort malalatête », ajouta Hyacinthe.

Les deux compères étaient bien plaisants à voir. Cul par-dessus tête, ils étaient plongés au fond d’un grand trou boueux auparavant caché par des branchages, et une grille s’était refermée sur eux. Ce loft, quoi que gratuitement mis à disposition par un propriétaire peu au fait des coutumes d’hospitalité, était fort étroit, pour ne pas dire totalement exigu, et légèrement inconfortable. L’enchevêtrement des membres, têtes, sacs et accessoires de mode était assez délicat à décrire, mais se présentait à l’agent immobilier en goguette comme suit : Judith était tombée la première, elle était donc sur les genoux, et ses mains avaient glissé quand elle s’était réceptionnée. Du coup elle s’était retrouvée la joue contre la paroi, bras écartés et fesses en l’air. Hyacinthe, lui, était tombé droit comme un I. Le I s’était alors mué en L dans un choc de coccyx heureusement sans trop de conséquence. Le résultat, pour les parties intéressantes, était que Judith avait le nez sur les godasses de Hyacinthe et Hyacinthe le nez dans les jupes de Judith.
« D’où-ce qu’on est ?, reprit Judith, 60 décibels en-dessous.
– Dans une fosse à purin, à vue de nez, chuchota Hyacinthe.
– À l’odeur, j’aurai dit dans un concentré de fromagerie périmée. Et arrête de renifler ma culotte.
– Mes excuses. Gn’e me suis trompé. Plutôt dans une fosse à ours, à vue d’œil.
– Il n’y a pas d’ours dans la région.
– D’où mon étonnement. Ça va ?
– Malalacheville.
– Le piégn’eur va revenir relever ses piègn’es. Gn’e préférerais ne plus être là.
– Moi aussi. Ça douille.
– Attends, laisse-moi t’aider. Passe-moi ta musette. Merci. Allez, redresse-toi un peu. Appuie-toi sur les parois. Qu’est-ce que tu as senti ? »
Judith grimaça : « Quand j’ai posé le pied, c’est pas le pied qui s’est posé, mais la cheville.
– C’est une entorse, ça. Tu as de la glace ? »
Judith lui lança un regard tellement glacial que si le sens figuré pouvait passer au sens propre, ils auraient eu une belle patinoire.
« Bon, gne suis tout plié, c’est pas un piègne pour un grizzli, ça manque un peu d’espace. Franchement il aurait pu creuser un peu plus, il manque d’ambition ce trappeur. Je crois que j’ai le câble de la grille. »
Et telle les portes du paradis devant les pécheurs souillés mais repentants, la grille s’ouvrit dans un grincement rhumatisant.
Judith était encore en train de compter ses abattis que Hyacinthe était déjà dehors.
« Hé ho ! Hé ! Asteur ! Mais c’est qu’il ne viendrait même pas filer un coup de main à une dame, ce mufle ! Hé ! Pignouf, tu viens me tendre une main charitable ? »
Et la pauvre Judith essayait tant bien que mal d’escalader les parois glissantes de son trou puant, maudissant cette vilaine entorse qui commençait à gonfler.
« Rustre ! Mâle puant ! Je te garantis que je te le ferai payer ! Amène-toi si tu l’oses, putois ! »
Rien n’y faisait. Et elle rageait, rageait : « Dévergondé ! Malappris ! Goujat ! Fils de chacal vérolé ! Viens donc que je t’apprenne la politesse et l’entraide, résidu d’homoncule ! »
Mais rapidement, Judith s’essoufflait. La fréquentation assidue des fumerolles, acides, esters et autres vapeurs entêtantes ne fait pas bon ménage avec des poumons sains et vigoureux. Oui, Judith crachait ses poumons comme une gitane tuberculeuse.
« Rheuu… J’te revaudrai ça, poche à musc ! C’est quoi c’te bruit ? » Et Judith tendit l’oreille. D’abord, elle n’entendit que le silence. Puis des crissements légers sur le sentier. Et enfin une respiration profonde. Il était revenu.
« C’est maintenant que t’arrives ? J’ai failli t’attendre. T’étais en train d’inventer l’eau tiède, d’avoir mis autant de temps ?
– C’est à moi que tu parles, ma chérie ? »

Judith fut saisie d’un frisson qui va de là à là, voir figure 1. Car ce n’était pas la voix chevrotante de Hyacinthe qu’elle avait entendu, mais une voix de stentor, qui sentait la sueur, le poil et la chèvre. Il était revenu, oui, mais c’était pas le bon « il ». Elle leva timidement les yeux pour apercevoir dans le ciel un buisson ardent d’une pilosité rousse avec, très enfoncés très loin derrière ce tumulte barbu, deux cercles d’un bleu très très pâle. « Faut se laver au savon à la potasse, ça respecte mieux les couleurs que la soude, et à l’eau pas très chaude pour ne pas délaver. »

Personne, mais personne, n’est en droit de juger ce qui passe par la tête en situation ingérable de stress. Néanmoins, après cette tirade digne des plus belles publicités misogynes, le buisson eut un instant d’hésitation, que Judith ne mit pas à profit pour faire quoi que ce soit, vu qu’elle était tétanisée.

Le trappeur, avec une rapidité surprenante pour un homme de sa corpulence, la tira hors du trou et l’attacha comme un chevreuil. Judith se serait bien passé des allusions bestiales de son ravisseur : « Hé bien ma biche, on revient sur les lieux du crime en plein jour ? C’est assez bête, comme comportement, et les bêtes ça me connaît ! Allez, c’est de bonne guerre, un donné pour un rendu, alors souris, ma chatte ! « 

Aucune réaction. Il faut dire que bien que pourvu d’un cerveau de dimensions honorables (90-60-90, longueur-largeur-hauteur, en unités cléricales du cru), Judith était très occupée à suer très très fort et à flageoler abondamment, et vice-versa. « Souris, ma chatte, j’ai dit. »
Toujours rien. Le buisson roux s’approcha dangereusement :
« Sou-ris-ma-chat-te.
– Ben quoi ?
– C’est ma blague. Chatte. Souris. Drôle. Rire. Elle est bonne. Souris, ma chatte. Elle me fait rire depuis ce matin. Hein ? Elle est marrante, hein ? Hein ? HEIN ? Tu réponds quand on te parle ? Tu réponds ? » Le trappeur, surpris de l’absence de réaction à ce remarquable trait d’esprit, lui colla une baffe. « Réponds, je te dis ! » Il lui en colla une deuxième parce qu’il n’avait pas bonne mémoire. « Tu vas répondre, oui ? » Il voulut lui en mettre une troisième mais il n’avait pas si mauvaise mémoire que ça. Alors il réfléchit : « Ah ben c’est bien ma veine, elle s’est évanouie. Me v’là bon pour la porter, maintenant. » Il se gratta le menton, jeta un regard autour de lui, puis haussa les épaules. « Bah, ça fera l’affaire. » Le buisson se pencha, la saisit sans effort et la hissa sur son épaule comme un sac de farine. Judith, plus molle qu’une éponge trempée, se retrouva pliée en deux, empaquetée comme un tapis, ballottée au rythme de son pas chaloupé.
Heureusement, le malaise de Judith n’était que vagal, et elle reprit rapidement ses esprits. Peut-être à cause des odeurs. Son nez arrivait au creux des reins du trappeur, et le dos d’icelui sentait la transpiration rance, tandis que le futal sentait les fèces fraîches. Ses mains étaient si calleuses qu’elle le devinait au travers de ses chiffes, tant sa prise était désagréable. Et sa marche était ballotante au point que Judith se mit en devoir de chercher une position où elle pourrait décemment rendre son déjeuner. La vue d’un tas de chaux vive lui apprit rapidement deux choses : 1. ils étaient arrivés. 2. M. de la Brute s’était offert le luxe d’un ravalement domestique, actuellement en cours.

Le trappeur la jeta nonchalamment devant la porte de sa maison… enfin, plutôt de son antre… enfin, presque, de son… de son… Bon, pour gagner du temps, vous vous rappelez la fosse à ours ? Ben pareil, mais au-dessus du sol et un peu plus grand. Et l’odeur… Si les portes de l’enfer sentent quelque chose, ici, ça sentait le portail du garage de l’enfer. Pas étonnant que le maçon ait fui en laissant là son matériel. Et arborant un large sourire qui dévoilait un vide abyssal de quenottes fonctionnelles, la brute ouvrit le vantail branlant : « La livraison aura lieu demain, ma tourterelle. Voici ton lit pour la nuit. »

Hyacinthe, quant à lui et pour l’instant, gisait de tout son long, la tête dans le lit du ruisseau qui abreuvait les saules, les pieds reniflés par un sanglier qui hésitait entre fromage et dessert. « Franchement, philosophait l’animal, les glands c’est bon, mais un bon fromage affiné, c’est pas mal non plus pour finir le repas ». Aucune réaction du bonhomme. Il est comme ça, Hyacinthe : on lui mange dans la main. Mais comment était-il arrivé là ?
Et bien, en sortant de son trou, il avait entendu, faiblement mais distinctement, le cri de ralliement des tristement célèbres croquemitaines de la forêt enchantée :  » Hé ho, hé ho, on rentre du boulot ». La mélodie était chantée d’une voix traînante et fatiguée, mais parfaitement reconnaissable. Son sang n’avait alors fait qu’un tour, et son cerveau agile avait décidé que plutôt que de risquer d’être pris à deux, il valait mieux être sûr de n’être pris qu’à un. Il s’était donc discrètement coulé dans le bosquet voisin. Après tout, pour libérer quelqu’un, il vaut mieux être libre soi-même. Et sauver le contenu sacré de la précieuse musette de maraudeurs peu scrupuleux. Hyacinthe avait crapahuté en listant toutes les excuses qu’il pourrait donner si un jour il croisait à nouveau le regard de Judith. Las, les sols sont humides et glissants près des cours d’eau, et le malheureux avait dérapé dans une bouse de sanglier. Surpris, sa tête s’était réceptionnée sur une antique souche, pourtant heureuse mère de ribambelles de pleurotes succulentes. Sonné, le jeune homme avait fini de dévaler la pente pour finir par se rafraîchir dans l’onde claire d’un rû forestier. Et maintenant, inconscient ou mort, il était reniflé par un sanglier qui hésitait entre des orteils fromagers et deux petites boules glacées.

Une histoire alambiquée 3

« C’est encore loin ?
– Non non, plus très.
– Ça me paraît super loin.
– Ça va, c’est pas si loin que ça. Hé, il faut savoir faire usagne de ses gn’ambes ! Quand on a oublié de refaire ses stocks, il faut marcher. Quand on n’a pas de tête, on a des gn’ambes.
– Moui, maugréa Judith. Je persiste à dire que ce n’est pas la bonne route.
– Mais si, mais si.
– Mais non. Pour moi on a pris la mauvaise sortie du village, on aurait dû descendre vers…
– Gn’udith. Ma mijonne. Tu es tellement mauvaise en orientation que tu t’es dégn’à trompée dans un couloir. Donc non, c’est par ici.
– Alors ça c’est petit. Déjà c’était pas de ma faute si le couloir avait DEUX bouts. Ça fait une chance sur deux, hé. C’est pas gagné à tous les coups. Ensuite il y avait une ÉNORME créature cauchemardesque qui me barrait le passage, j’ai dû battre en retraite calmement sur des positions préparées à l’avance.
– Tu es partie en courant en agn’itant les bras en l’air.
– C’est ce que je viens de dire.
– Parce que tu as croisé une araijée.
– Ça n’était pas une araignée ! »
Hyacinthe plissa les yeux en baissant la tête : « Engueule-moi en chuchotant, s’te plaît ! ». Un sourire passa sur son visage : « Ça arrive à tout le monde d’être araignélopho… aragologi… arachnophobe. Regarde, moi, gn’ai bien de l’herpès… non, c’est pas ça. Gne suis herpétomane… herigé… herpétophobe.
– Ça n’était pas une araignée et je ne suis pas arachnophobe. Les araignées sont de mignons petits arthropodes qui ont des pas hésitants, des danses amusantes et qui se nourrissent des vermines suceuses de sang. Moi j’ai croisé un monstre noir et velu aux yeux jaunes. Ils scintillaient dans l’obscurité glauque de cet endroit oublié des dieux, comme si la bête me jaugeait, prête à bondir. Sa respiration faisait un bruit étrange, rauque et roulant, un peu comme le grondement infernal des eaux du Styx. Il avait des griffes rétractées, mais je les ai devinées dans l’éclat perfide de ses pattes, et des mâchoires sanguinolentes de ses derniers méfaits. L’air était saturé d’une odeur piquante qui m’a fait tousser. Ça sent le diable, j’ai pensé. » Judith s’arrêta un instant, dramatisant son récit avec un frisson calculé.
« Alors évidemment, j’ai fait demi-tour. C’est une réaction logique.
— Logn’ique. En battant l’air de tes bras.
— Oui. Logique, je dis.
– Hé ben. Gne ne savais pas que notre villagn’e était une base avancée des hordes démoniaques.
– La ferme. Pis j’ai pas à me justifier. C’est pas la question. La question est : ça ne me paraît pas être la bonne route : c’est trop loin.
– C’est la bonne route. Tu ne sais pas t’orienter. Et arrête de te plaindre de la distance, hein : quand on n’a pas de tête, on a des gn’ambes.
– Ce n’est pas parce que je ne sais pas m’orienter que c’est la bonne route. Ce n’est pas parce que j’ai souvent faux que tu as nécessairement bon. C’est pas un argument.
– Tch tch tch tch tch. Malalatête.
– « Gné gné gné, malalatête » dès qu’il s’agit de se justifier, marmonna Judith. Macho, va.
– Qu’est-ce que tu as dit ?, demanda Hyacinthe en se retournant.
– Chuut, ta migraine… malalatête, tout ça, silence, calma Judith, l’index sur ses lèvres et la main sur la tempe de son ami.
– Gn’ai la vague impression d’être pris pour un idiot, là, tout de suite.
– Mais non, mais non, c’est ta migraine, elle te met sur les nerfs », dit Judith en tapotant sur les cheveux de Hyacinthe.

C’est horripilant de faire ça. Il n’y a pas mieux pour dire : « Non, je ne te prends pas pour un idiot, je te prends pour un débile profond ». Judith enfonça le clou, tout sucre tout miel : « Fais attention au caillou qui dépasse, là. Sinon, on arrive bientôt ?
– Oui. C’est un peu plus loin sur la droite.
– Oh. On est bientôt arrivés ?
– Oui, je viens de te le dire, c’est un peu plus loin sur la droite.
– D’accord. On est bientôt arrivés ?
– Tu as compris ce que je viens de dire ?
– Oui oui, on tourne à droite maintenant.
– Non, c’est un peu plus loin. Et la droite c’est de l’autre côté.
– C’est maintenant ? On est presque arrivés ?
– Non, c’est pas maintenant, maintenant tu prends ton bouquin et tu lis, et tu arrêtes d’embêter papa qui condui… Qu’est-ce que gne débloque, moi ? »
Judith se mit un peu en arrière de son ami, croisa ostensiblement les bras et garda le silence. En d’autres termes : elle bouda.
S’ensuivit donc le dialogue immémorial avec les gens qui boudent :
« Tu boudes.
– Nan.
– Si, tu boudes.
– Nan je boude pas.
– Si tu boudes.
– Arrête ça m’énerve.
– Ah, tu vois, tu boudes.
– La ferme.
– Oh le boudin !
– Tais-toi.
– Oh le gros boudin !
– Au lieu de faire l’andouille, regarde où tu vas. »
Et boum la tête. Et de la gorge rageuse du mâle Sapiens sortit le long cri de guerre ancestral du quidam déboussolé, ce cri maintes fois poussé par des générations d’étourdis qui ne regardent pas devant eux :  » Cré vingt noms de saleté de bon sang de bonsoir d’idiot dégnénéré ! Mais qui qu’a foutu un unique arbre aux branches basses le long du chemin en plein milieu des champs ?
– L’unique arbre aux branches basses au milieu des champs, tu es bien content de l’avoir quand tu moissonnes en plein cagnard. Sinon, avec un boudin et une andouille on a un beau plateau de charcuterie. Oui, en plus, s’énerver ça fait mal, hein ? »

Quelques temps plus tard et après de bien trop nombreux pas au goût de Judith, Hyacinthe s’arrêta, écarta les bras comme pour séparer les eaux de la mer Rouge et dit : « Et voilà ! »
Et juste après, Hyacinthe plissa la yeux et se tint le front : il avait parlé trop fort. Mais il était quand même fier de lui.
« Euh… Voilà quoi ?, chuchota Judith.
– Ben, des saules. Tu cherchais de l’écorce de saule, voilà des saules, plus qu’à prendre l’écorce, expliqua-t-il en bombant le torse.
– Les chênes liège.
– Pardon ?
– Les chênes liège. Ce sont les chênes liège dont on récolte l’écorce à la sagouin. Pour avoir de l’écorce de saule, on va chez le vanneur.
– …
– C’est bien les mecs, ça. Ça t’explique la vie, mais ça n’a pas compris le début du problème. Allez, retour au village.
– Euh, attends. Pourquoi le vanneur ?
– Il utilise quoi, comme matière première, le vanneur ?
– De… de l’osier ?
– Très bien, et c’est quoi de l’osier ?
– De… euh… des tignes ?
– C’est bien, tu progresses, des tiges de quel arbre ?
– C’est pas un arbre, l’osier ?
– Oh. Si. Bien sûr. Un arbre. De l’espèce Osierus Vulgaris, décrite par Hyacinthe T. Con en 1382 avant l’invention de l’intelligence.
– Gne sens une légère pointe de sarcasme dans ton discours.
– ATTENTION FAIS GAFFE ! LÀ ! Un euphémisme sauvage !
– Gueule pas, par pitié gueule pas, ça fait super mal.
– Pardon. C’est du saule, ici, l’osier blanc. C’est même du saule écorcé. Écorce qui est par conséquent un déchet pour le vanneur, dont il sera très heureux de nous céder quelques lots.
– Mais c’est super intelligent !
– Comme quoi, quand on n’a pas de tête, les jambes ne servent à rien non plus. Allez, retour à l’envoyeeEEEEEEUR ! », dit Judith en tournant à gauche et en disparaissant.
« Mais ne gueule pas, par pitiééÉÉÉÉÉ ! » ajouta Hyacinthe. En train de plisser les yeux de douleur et fort occupé à ne pas se laisser distancer, il n’avait pas vu où il allait en lui emboîtant le pas, et une branche ployée par Judith lui était revenue dans la figure, l’envoyant dans le même trou.

Une histoire alambiquée 2

« Judith, gn’étais venu te voir parce que depuis 3 jours gn’ai malalatête.
– En même temps, à force de te prendre des coups de pelle, ça n’a rien d’étonnant…
– Gn’ai pris qu’un seul coup de pelle. Chuchote moins fort, teuteplé, ça fait mal…
– T’as pris quelque chose ?
– Un grand coup de pelle, tu le sais bien.
– A part ça ?
– Gn’avais pris un lapin pour toi.
– Non, je veux dire : as-tu essayé de te soigner ?
– Y’a le père Magloire qui m’a fait boire son remède. Moins fort, moins fort. Y m’avait promis que c’était souverain contre les migraines. »
Judith porta sa main au visage. Le remède du père Magloire, il était souverain contre la ligne droite, surtout. Judith le connaissait trop bien, c’était chez lui qu’elle avait – comment dire – emprunté ? son premier mortier. C’était il y a… il y a … oh là là, ça remonte à… « Ça remonte à : il n’y a pas si longtemps que ça, hé, ho, petit malandrin, je ne suis pas vieille. Et puis je l’ai rendu, de toute façon, je n’en ai pas eu besoin longt… Je l’ai rendu il y a déjà de nombreu… Hé mais c’est fini, ces insinuations ?! ».
Bref. Mettons que Judith est jeune depuis tant de temps que ça force le respect.
Le père Magloire avait quelques pruniers, et était fainéant comme peut l’être un veuf avec deux garçons adultes et pleins de fougue. Déjà adultes. C’est fou comme le temps passe… Dire que Judith les avait connus quand ils étaient… Quand ils n’étaient que des… Quand ils n’étaient pas si petits que ça. Voilà. Donc ces garçons étaient pleins de fougue, certes, mais avec un grand courant d’air entre les oreilles. Judith avait voulu en essayer un, une fois : bien bâtis, ils venaient en double exemplaire, ça avait l’air d’être une affaire intéressante. Hélas, pendant la période d’essai, au milieu de la nuit, elle s’était retrouvée avec l’oreille collée à l’oreille de son étalon. Elle avait entendu la mer, comme dans un coquillage bien vidé. Elle a courageusement fuit la marée.
Mais passons.
Le père Magloire, donc, ne cueillait pas ses prunes. Il les ramassait. Ce qui implique que sa récolte était toujours dans un état de décomposition peu défini, et personne d’autre que les enfants n’avait jamais mangé telle quelle une prune du père Magloire. Oui, les enfants renâclaient à gâcher les quetsches et se dévouaient pour sauver une partie de la récolte de la pourriture. Les belles âmes.
Tandis que le père Magloire, lui, n’était pas du genre à risquer de se rompre une vertèbre sur un escabeau. Ce n’est plus un enfant, le père Magloire, c’est un respectable géniteur qui ne va pas s’amuser à passer les clôtures pour aller chiper les prunes dans son propre terrain. Il se contentait donc d’attendre que la gravité se donnât la peine de faire son boulot, et plutôt que de se hisser vers le ciel, se penchait vers l’abîme pour ramasser ce que les oiseaux ne voulaient plus. Il jetait alors son résidu de récolte dans une barrique stockée en plein cagnard et pourvue d’un couvercle à l’étanchéité totalement défaillante. Quelques semaines plus tard, près s’être remis de l’immense effort de la récolte, il vidait le contenu de sa barrique dans une cuve, insectes et larves inclus, et demandait à sa progéniture d’avoir l’obligeance de bien vouloir la porter à ébullition.

« Non mon fils, ébullition n’est pas une ville. Ni le percepteur. Ça veut dire qu’il faut la faire chauffer. Non, pas dans la cuisine. Ici, comme l’année dernière. Et l’année d’avant. Ramène du bois, quoi. »
Et aidé dans ses explications par quelques coups de trique, le père Magloire finissait par distiller une prune de fort mauvaise facture, qu’il distribuait alentours en lui prêtant maintes propriétés médicinales.
Judith en avait constaté, en effet, quelques-unes : excitante, puis sédative, puis, en usage chronique, cécitante. Oui, ça rendait aveugle. La faute à une distillation simple mêlée à une hygiène douteuse, et le refus d’ôter les têtes et queues de distillation. « Les gamins ont déjà du mal à comprendre qu’un pinard ait du corps, alors une tête et une queue, on n’est pas rendus, asteur ! », justifiait-il dans l’intimité du banquet annuel du village.
Sachant tout ceci, Judith pesta. « Mon cher Hyacinthe, ton remède, c’est pas une conséquence, c’est une des causes de ton problème. Je vais te préparer une dose d’aspiri… d’acide acétylsa… Une tisane d’écorce de saule. Pas trop chaude.
– Avec du miel.
– Avec du miel.
– Et moins fort.
– Et moins fort.
– Et un nuage de lait.
– Et un nuage de… Tu ne te moquerais pas, là, tout de suite, maintenant, par hasard ?
– Moi ?, dit Hyacinthe, avec un rictus mi-choqué, mi-douloureux, mi-narquois.
– T’es encore ruisselant d’eau de vaisselle, t’as un bout de salade dans les cheveux, je serai toi, je ne ferai pas le malin. »
Et elle s’en fut dans sa cuisi… dans son labo… dans … Là où elle préparait ses trucs avec force incantations magiques. Enfin, incantations magiques… Disons que Judith avait un langage particulièrement fleuri, abondant et varié, et qu’effectivement, « saleté de vésicule enflammée par les vapeurs méphitiques de ces enfoirées de terres rares à la stabilité copiée sur un funambule sous psychotrope », pour un observateur ignare, ça peut passer pour l’invocation des puissances chtoniennes et impies. Alors qu’il ne s’agit que d’un honnête juron. Et elle fouilla, fouilla… « Non, pas ça, ça c’est pour blanchir le linge. D’où-ce que j’ai mis l’aspiri.. Non, pas ça non plus, ça c’est un somnifère. Tudieu, mais d’où-ce qu’est cette écorce de saule ? Non, pas ça, ça va lui faire des trous dans l’estomac. Et aussi après l’estomac. Tiens, c’est quoi, ça ? Ah oui, je me rappelle. Et c’est encore stable ? Pas mal, pas mal… Bon sang, j’en avais à ne savoir qu’en faire… Ça on ne touche pas, c’est sensible aux chocs. Cré nom, j’étais persuadée qu’il m’en restait ici… Oh, j’ai de l’huile de benjoin ? Il faudrait que j’en fasse quelque chose… »
Hyacinthe, lui allait mieux. Pas mieux-top ou mieux-mieux, mais mieux quand même. Il se leva, histoire de ne pas paraître totalement étranger aux soins que Judith se proposait de lui prodiguer. Et par masochisme, ou par curiosité – c’est à peu près pareil, il se dirigea vers là où ça faisait le plus mal au crâne : les sons de contenants divers qui étaient entrechoqués.
Judith était maintenant assise au milieu d’un capharnaüm de fioles, pots, jarres et autres formes tarabiscotées. Elle contemplait sa collection de résultats plus ou moins aboutis de mois de travail, perdue et désemparée : « Bon ben je crois que je n’en ai plus. Je vais devoir aller en chercher. »
Hyacinthe, un peu anxieux à l’idée de se retrouver seul au milieu de tous ces produits – si ça se trouve ils allaient sortir d’eux-même de leur contenant pour finir de lui broyer la tête, proposa : « Je viens avec toi. » Judith leva la tête :  » Mauvaise idée. Tu as une tronche à faire fuir un pourceau. Attends-moi là, je n’en ai pas pour longtemps.
– Gn’udith, la dernière fois que tu es allée aux champignons, tu as fini à 5 lieues d’ici.
– Oui ben si le soleil ne se déplaçait pas n’importe comment entre le matin et l’après-midi, je serai rentrée tranquillement. Et c’était tout à fait volontaire. Je voulais passer voir la euh…
– Gn’udith, il suffisait de suivre la route pour ne pas se perdre.
– Je voulais passer voir la pépiniériste.
– En automne ? En rentrant des champignons ?
– Oui, je voulais lui euh… commander… un euh…
– Gn’udith ?
– Ouiiiii ? (yeux de biche)
– Ça se voit que tu racontes n’importe quoi. Gne viens avec toi. Gn’uste pour te voir rentrer. Et moins fort, teuteplé. »
Judith ajusta son châle, empocha un couteau pliant, jeta sa musette sur l’épaule et sortit. Hyacinthe, qui était un peu trop près, pris également la musette – mais dans la figure, et sortit également.

Une histoire alambiquée

Judith pesta. Énervée, le bonnet de travers et les manches relevées, elle contemplait l’ampleur du désastre. Une fumée âcre s’élevait d’un genre de chaudron plutôt particulier : son ouverture était assez étroite, et sa matière luisante. Il était noir comme de la suie, posé sur les braises du foyer – un foyer également peu commun, qui tenait plus de la forge de campagne que de l’honnête cheminée à chenets que l’imaginaire collectif place dans les chaumières inquiétantes des sorcières compétentes. Un peu plus loin gisait une flasque qui déversait son contenu sur le sol en glougloutant joyeusement.

« Ben y’a pas vraiment de raison d’être joyeux », commenta Judith, tandis que le liquide déversé par la flasque s’attaquait au carrelage dans une ébullition enthousiaste. Il bouillonnait sa joie d’être libéré du carcan oppresseur de son contenant en courant à fines bulles le long des joints des carreaux de céramique.
Alors que l’opératrice se proposait de calmer violemment tous ces gais épanchements à grands coups de pelletées de cendres, il se passa ce qui se passe toujours quand on est très occupé et qu’on n’a pas encore inventé le téléphone : on toqua à la porte.

« Salut, Judith ! Dis, j’étais venu te demander un service, je peux entrer ? »

Forcément, dans ces moments-là, on panique un peu et on peut se tromper tout à fait innocemment. Il est par exemple parfaitement imaginable de se retourner brusquement la pelle à la main et, voyant la cendre partir, de chercher à la rattraper en allongeant prestement les bras. C’est un geste malheureux qui peut arriver, avec des conséquences qui peuvent être fâcheuses, notamment quand la tête du visiteur se trouve dans la trajectoire. Il faut donc reprendre ses esprits et évaluer correctement la situation. Bon, le visiteur étant par terre, allongé par un coup de pelle chargé de potasse, il ne tombera pas plus bas. Sauf si évidemment le carrelage continue à être creusé au vitriol. Enfin c’est pas vraiment du vitriol, c’est du… Enfin bref, c’est pas le moment pour de l’identification, il faut le neutraliser. Pas neutraliser le visiteur, c’est déjà fait. Neutraliser le liquide, qui est parti pour desceller tout le carrelage du séjour dans un élan de bonhommie qui fait pourtant plaisir à voir. Le neutraliser avec, par exemple, la potasse qui est sur la figure de… qui c’est ? Il a le visage plein de poussière, comment le reconnaître ? Non, attends, j’ai le vitriol qui… C’est pas le plus important. Donc, il faut récupérer la potasse rapidement sur le visiteur pour la mettre sur l’acide. Réfléchis vite et bien, Judith. Je crois en toi. Ni une ni deux, Judith va donc quérir de quoi amener, par gravité, les particules de cendres en contact intime avec le liquide bouillonnant : la bassine d’eau de vaisselle qu’elle se proposait de filer au cochon, et qu’elle déverse donc hardiment sur la bobine inerte de …
« Tiens donc, Hyacinthe ? Tu es réveillé ?
– Remeuneuh brôôôô.
– Oui, moi aussi je suis contente de te voir, mais la prochaine fois que tu entres, éloigne-toi de la porte, je n’ai pas eu l’occasion de changer le carreau depuis la dernière fois. »

Il faut en effet préciser que la porte d’entrée était ordinairement pourvue d’un carreau de verre destiné à bien séparer l’intérieur de l’extérieur, comme disent les mathématiciens topologues. Mais la semaine précédente, une expérience de projection extra-corporelle avait un peu trop bien réussi et avait quelque peu fait voler en éclat ces notions élémentaires de dedans-dehors en projetant le corps de Denis Chouppard à plus de 114 lieues à l’heure par la porte. Laquelle, n’ayant pas eu la présence d’esprit de tourner sur ses gonds, avait dû céder sa vitre et la priorité à un Denis visiblement trop pressé pour actionner la poignée. A sa décharge, l’esprit de Denis, à cet instant totalement séparé de son corps, était resté à proximité du tube de fonte dans lequel Denis avait été invité à insérer la tête pour cette expérimentation de projection extra-corporelle. Et sans esprit, le corps manque d’un à-propos suffisant pour ne serait-ce que s’essuyer les pieds sur le tapis, alors ouvrir décemment une porte, pensez donc.

– Gnémalalatête.

– Oui, alors pour ça, il faut bien s’hydrater… J’ai la nette impression que tu me regardes de travers. Oui, mais l’hydratation, c’est l’eau en usage interne, la bassine ne compte pas. »

Quelques minutes plus tard, Hyacinthe était allongé avec un linge humide sur les yeux, dans l’obscurité la plus totale et sous les yeux d’une Judith dont le visage profitait de l’invisibilité temporaire pour faire toutes les grimaces exprimant le remords et la contrition.